mercredi 1er mars 2006, par
Dans l’ambiance idéologique de la dérèglementation et du « libre marché » (ambiance d’ailleurs nourrie du texte même des divers traités européens), il était inévitable que la Commission Européenne s’en prît spécifiquement au travail portuaire et qu’elle lui accordât une attention particulière.
En effet le travail portuaire, et plus précisément la manutention portuaire, est un secteur d’activité où, dans tous les pays d’Europe (et même ailleurs), existent des traditions d’organisation et de lutte de la main-d’œuvre qui ont abouti à faire du travail portuaire un travail réservé à une certaine catégorie de travailleurs : les dockers, spécialisés et embauchés, selon des modes contractuels divers (à la journée, au mois...), par des entreprises elles-mêmes spécialisées.
Les attaques de la Commission européenne : la première bataille
Cette notion même de travail « réservé » est, en elle-même, un concept insupportable pour les néo-libéraux qui nous gouvernement. Pourtant elle a pénétré, d’une façon ou d’une autre, dans les conventions collectives, les codes du travail et même dans une convention internationale de l’OIT (Organisation Internationale du travail), signée en 1973 et ratifiée par de nombreux Etats de l’Union Européenne.
Il s’agissait donc, pour l’Union européenne, de s’attaquer à une corporation (terme pour moi sans connotation péjorative, s’agissant d’une profession soudée, ayant de fortes traditions de lutte et dans laquelle on fait généralement toute sa carrière) et d’ouvrir le travail portuaire au vaste marché libre de la main-d’œuvre, ce qui aurait permis, concurrence entre ouvriers aidant, de faire baisser les salaires.
Les arguments économiques généraux mis en avant par la Commission étaient assez faibles : il était question de favoriser le commerce extérieur de l’Union en faisant baisser les coûts portuaires, ces messieurs de Bruxelles feignant d’ignorer que le transport terrestre étant incommensurablement plus cher que le transport maritime - de 10 à 100 fois le coût de la tonne transportée à distance égale -, les entreprises qui importent ou exportent utilisent, autant que possible, le port le plus proche.
Pour faire baisser les salaires, il fallait une mesure radicale : changer de salariés. L’idée est très vite venue aux compagnies maritimes qui font décharger leurs navires par les entreprises de manutention portuaire, employeurs des dockers, de les faire décharger par leur propre personnel : les marins. Ce qui était inimaginable avec des marins à statut national qui font leur temps de travail à la mer, devenait possible avec des marins sans protection, embauchés au plus bas prix sur un marché international sauvage par des compagnies sans visage et sous des pavillons tous plus « complaisants » les uns que les autres. Et cette idée commençait à être mise en pratique, ici et là, à titre expérimental dans les ports et dans les pays où n’existait soit pas de droit social du tout soit aucun moyen de le faire respecter. Les marins philippins ou pakistanais (ou d’autres) pouvaient pour 200 $ par mois faire leur quart à la mer, charger le navire pendant les escales, voire passer un coup de peinture sur la coque s’ils avaient un petit temps mort.
Le rêve : passer ainsi de l’extraction de la plus-value relative (gratter sur la productivité et le rendement) à l’extraction de la plus-value absolue (augmenter le temps de travail sans augmenter le salaire).
Pour définir cet objectif, ces messieurs de Bruxelles avaient trouvé une jolie expression de langue de bois technocratique : ils appelaient ça l’auto-assistance ! La compagnie maritime n’avait plus à payer un prestataire extérieur ; elle se débrouillait, jamais la formule n’avait été plus exacte, « avec les moyens du bord ».
Bien entendu, les dockers, même sans se concerter au niveau européen, avaient très bien compris le but de la manoeuvre et avaient, ici ou là, déjoué les tentatives « d’auto-assistance » en bloquant les navires des compagnies qui s’y étaient risquées.
Donc, lorsque pour la première fois en 2001 la Commission Européenne a mis en circulation son projet de directive portuaire, elle ne pouvait guère espérer prendre les travailleurs portuaires par surprise, et ce d’autant moins que, pays par pays, ils avaient déjà subi, à partir des années 80, de fortes attaques contre leurs effectifs, leurs droits sociaux et leurs conditions de travail.
La première bataille européenne s’est donc engagée en 2001. Elle allait être longue puisque la procédure d’approbation d’une directive, qui est l’équivalent en droit communautaire d’une loi en droit national, est une procédure lourde qu’il est possible de résumer très schématiquement : la Commission élabore un projet, le soumet au Parlement, d’abord en commission, puis en séance plénière. S’il est approuvé et validé par le Conseil des Ministres (lequel en a eu connaissance dès l’origine), la directive doit être intégrée dans les législations nationales correspondantes dans un délai fixé. S’il ne l’est pas, s’instaure un aller-retour complexe entre le Parlement et la Commission, car le traité d’Amsterdam a établi un système de co-décision qui fait qu’aucun des deux protagonistes ne peut avoir le dernier mot : il faut un compromis.
Les ripostes des dockers
La bataille allait être longue. Pour la gagner il fallait :
La coordination européenne des syndicats et de leurs actions n’était pas le moindre défi. Quelques éclairages sur une question qui mériterait un travail approfondi d’histoire sociale qui reste à faire.
Malgré tout, la brutalité de l’attaque était telle que ces divisions multiples ont heureusement et au fil du temps été surmontées dans la pratique de la lutte contre le projet de directive. Mais elles demeurent dans les structures.
Les divisions patronales
Dans le camp adverse, et derrière la façade de la directive concoctée par ces messieurs de Bruxelles, l’unité n’était pas assurée. Les intérêts et les revendications des compagnies maritimes étaient bien pris en compte (voir plus haut) mais le patronat des entreprises de manutention portuaire, celles qui emploient les dockers, était divisé. Sur le fond même du projet : les entreprises de manutention, issues pour la plupart d’entreprises locales connaissant bien leur port, leur personnel, ne sont qu’exceptionnellement, même avec la concentration contemporaine du capital, propriété des compagnies maritimes. Un port est une frontière, un face à face entre deux mondes : celui de la mer et celui de la terre. Ils sont tenus de coopérer : les marchandises et les passagers doivent passer d’un monde à l’autre, mais la séparation entre les intérêts « nomades », ceux du transport maritime, transnational par nature et ceux du port, sédentaire et enraciné sur un petit morceau de territoire, ne sont pas identiques.
Cette différence se traduit dans les structures patronales. Le patronat maritime a une vision unifiée, mondialisée et déterritorialisée de ses intérêts, le patronat portuaire, au contraire, doit s’accrocher et gagner sa vie dans un lieu fixe. Pour résumer : un navire peut changer de port tous les jours et il n’a que l’embarras du choix, un port ne peut pas. Cette fixité portuaire explique que, malgré les politiques de privatisation qui y sont à l’œuvre comme ailleurs, le rôle des collectivités publiques, Etats, régions, communes, continue d’y être important ne serait-ce qu’en raison du coût et de la longue durée de vie des installations. Conséquence : au niveau patronal européen, il existe non pas une mais deux représentations patronales : l’ESPO, qui représente les ports et la FEPORT, qui représente plus directement les entreprises de manutention.
Les syndicats de dockers n’ignorent rien de ces diverses oppositions d’intérêt et ils ont su en jouer dans la bataille contre la directive comme, en d’autres occasions, ils en avaient joué dans des conflits locaux ou nationaux.
La reprise du combat
Mais la bataille de la directive portuaire est exemplaire car elle a eu lieu deux fois.
Lorsque, en 2003, le Parlement européen qui s’est prononcé contre le projet et la Commission Européenne constatent qu’ils ne trouvent pas de terrain d’entente pour un compromis, ils jettent l’éponge. Le projet est abandonné.
C’était compter sans l’acharnement néolibéral. En 2004, un nouveau parlement européen est élu. La majorité bascule à droite, même si un « arrangement » maintient un socialiste à la Présidence. La Commission Européenne elle aussi change. Elle passe d’un centre gauche rose très pâle, avec ROMANO PRODI à sa tête, à un centre droit atlantiste et néo-libéral musclé avec MANUEL BARROSO.
Ce nouvel équipage politique va remettre sur le tapis, comme il en a le droit, le projet de directive dans l’état où l’équipe PRODI l’avait laissé et les travailleurs portuaires et leurs organisations syndicales vont donc reprendre un combat dont ils connaissent désormais toutes les étapes et tous les pièges. Le 19 Janvier 2006, ils remportent une nouvelle victoire. Le Parlement européen, qui voit 6000 dockers en colère – c’est-à-dire une fraction significative de la profession au niveau européen, ce qui arrive rarement dans d’autres conflits sociaux en Europe - manifester bruyamment (1,2) devant ses portes, rejette à nouveau le projet de directive (3).
Cette victoire vient d’être confirmée à l’occasion des débats sur la directive BOLKESTEIN, le Parlement européen, échaudé, ayant précisé que le travail portuaire était explicitement exclu du champ d’application de la future directive, si directive il y a.
Ce qui dépendra de la construction d’un rapport de forces européen global, l’exemple portuaire est sous nos yeux pour le confirmer, et il mérite d’être connu comme un exemple du travail prolongé à faire et des difficultés à surmonter pour faire échec à la machine bruxelloise.
Albert Duquet 21.02.2006
(1) A la suite des heurts avec la police à Strasbourg, plusieurs dockers ont été emprisonnés. Suites non connues de l’auteur à la date de la rédaction de cet article, mais il faut redouter, dans le SARKOZYSME ambiant, une criminalisation de leurs actes à laquelle il faudra s’opposer.
(2) Bonnes Photos de la manif de Strasbourg sur le site Internet créé par les dockers de Rotterdam www.pp2stop.org
(3) Résultat du vote le 19 Janvier : rejet par 677 voix contre 532 (une partie de la droite a voté le rejet avec la gauche)