CA 229 (avril 2013) articles en ligne
samedi 20 avril 2013, par
Institutionnel et commun, particulier et quotidien, le système dans lequel nous vivons baigne dans le racisme et la peur de l’autre. Le terme « islamophobie » rentre dans la catégorie de ces mots où l’opacité le dispute à l’intensité.
Contrairement à ce que les stéréotypes de base véhiculent, la diffusion de l’islam dans les régions françaises ne date ni de la fin de la guerre d’Algérie ni des attentats du 11 septembre 2001, même si depuis ces derniers événements, la « musulmanophobie » - à contrario de parler d’« islamophobie » tant ce terme présente des controverses profondes - a pris des proportions beaucoup plus importantes très rapidement.
L’islam est présent en Europe depuis de nombreux siècles. Qu’il s’agisse entre autres de la France, de la Grèce, de la Turquie, des pays balkaniques, de l’Espagne ou de la Sicile, l’interpénétration des communautés religieuses est effective de longue date.
Certes, l’historicité des religions nous prouve sans l’ombre d’un doute que dès qu’il s’agit de se massacrer plus ou moins systématiquement les uns les autres et de s’opprimer, nulle objection n’est réellement invoquée, comme disait l’autre : « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ». En effet, au-delà des dogmatismes, le respect et la tolérance ne sont pas des finalités strictement religieuses, finalités que les porteurs d’encens de tous bords voudraient bien nous faire croire détenues par leurs chapelles respectives. Les religions ainsi que leurs représentants ne sont que des vecteurs du capitalisme, nous savons pertinemment que seuls leurs prébendes les intéressent au final. Cependant, chacun est libre de s’adonner aux billevesées qui le rassurent tant qu’elles restent de l’ordre de la sphère individuelle. Mais où s’arrête la tolérance et où commence le radicalisme religieux ?
Actuellement en France, l’islam est devenu la seconde religion la plus pratiquée après le christianisme[1]. Mais tout comme ce dernier, la religion musulmane ne se présente pas de façon globale, car elle incorpore toute une pléiade d’expressions diverses, de pratiques et de traditions diverses (sunnisme, chiisme, soufisme, malékisme, alévisme...)
Nous osons espérer que nul besoin n’est ici de démontrer les caractères iniques et la nocivité entraînés dans leurs sillages par les religions sur l’esprit des femmes et des hommes au travers de l’ensemble d’une population. La « musulmanophobie » n’est qu’un outil de domination et d’asservissement parmi d’autres, il n’est qu’un vecteur de xénophobie au milieu de l’offensive permanente alimentée par les forces réactionnaires.
L’obscurantisme d’état et/ou religieux n’est jamais loin et aucun mot n’est innocent, le terme « islamophobie » n’échappe pas à la règle. Il convient de nous interroger sur les sens qu’il revêt ainsi que sur ceux qu’il sous-entend.
Un mot à géométrie variable
Les sources semblent limoneuses et se confondent concernant l’origine de ce mot. L’une d’elles, tout aussi peu fiable que les autres l’attribue à la révolution iranienne durant les années 80 où des mollahs auraient qualifié des féministes de ce pays par ce terme en les désignant ainsi comme des mauvaises musulmanes, car ne portant pas le voile.
Quoi qu’il en soit, le terme « islamophobie » est un néologisme qui désigne l’opposition, la peur, ou les préjugés à l’encontre de l’islam et par la suite la peur et le rejet des personnes de confession musulmanes.
L’« islamophobie » réfère théoriquement à l’hostilité envers l’islam, ou une attitude considérée comme discriminatoire à l’encontre des personnes de cette religion et par amalgame des résidents d’origine maghrébine ou arabe. D’autres occurrences[2] issues d’une littérature coloniale évoquent ce terme dès 1910 en langue française. Peu importe l’origine étymologique à laquelle l’on se réfère, il est indéniable que le racisme envers les résidents d’origine maghrébine ou arabe est une réalité concrète qui remonte à des époques anciennes. Certes, de nos jours, d’autres communautés telles celles des Rroms par exemple sont aussi très largement stigmatisées par l’oppression de l’État et l’information matraquée en boucle par tous les médias pour imprégner la peur dans les ménages. Les boucs émissaires changent selon les époques, mais pas les procédés consistants à les désigner : cathares, juifs, homosexuels, palestiniens, protestants, immigrés, communistes et anarchistes entre autres, la liste est sans fin. Le seul ennemi à désigner est celui qui divise.
Il est très intéressant de noter que ce concept présente une résonance sociale particulière : son emploi est très largement galvaudé par ses usagers. Dans la bouche et les oreilles de beaucoup de personnes, son emploi est manifestement utilisé comme une charge violente, un anathématisation marquant le front de son interlocuteur d’un sceau d’opprobre le désignant à la vindicte si vous nous passez notre lyrisme. Bref, ce mot, comme peuvent l’être les mots « fasciste » ou « antisémite » présente des usages à géométrie variable selon qui l’emploient et à qui il s’adresse.
Ainsi, on peut aussi bien l’entendre dans le discours d’un musulman radical véhiculant une vision rétrograde et archaïque de l’islam que dans ceux d’intellectuels goguenards, faussement laïcs, souhaitant défendre des valeurs « républicaines ». Ne nous y trompons pas, car il ne s’agit ici que d’une forme de racisme respectable, bon teint, car il est employé avant tout pour désigner les musulmans. Un terme bouc émissaire comme le sont « les jeunes des quartiers » ou les « gens du voyage », autrement dit : la souplesse stylistique de l’euphémisme au service de l’ostracisme.
L’argument anti-islamique a toujours été un argument fort utile pour ceux qui souhaitent légitimer leur haine de l’Arabe et leur refus de l’accueillir[3], mais avoir peur de quelque chose n’est absolument pas identique à ne pas aimer quelque chose. On peut d’ailleurs observer la puissante résurgence de stéréotypes coloniaux justifiant des pratiques discriminatoires à l’encontre des musulmans. L’islam est perçu comme violent, agressif, menaçant (la fameuse phobie !) et forcément soutenant le terrorisme, ce regard est tout droit issu de l’imaginaire raciste : choc des civilisations, religion utilisée au service d’une idéologie politique et à des fins politiques et militaires.
L’islam est aussi perçu comme un bloc monolithique, statique, incapable de répondre aux changements et il est vrai que rarement les religieux radicaux furent à la pointe du progressisme, mais cela quels que soient leurs bords. Toujours dans le principe de cette même vision homogénéisatrice, l’islam est vu comme inférieur, car barbare, irrationnel et sexiste. D’un autre côté, la culture catholique traditionnelle peut aussi s’enorgueillir d’être un modèle de vertu civilisatrice de l’inquisition à nos jours. Concrètement, l’hostilité anti-musulmane est devenue pour nombre de nos contemporains une chose naturelle et normale[4].
Un phénomène psychosocial
Le développement de la haine ou de la peur du musulman et de sa religion est liée en partie à des processus inconscients.
Wilhelm Reich, l’un des fondateurs du Freudo-marxisme et de l’École de Francfort démontra dans un de ses ouvrages[5] que les individus créent des stéréotypes qu’ils projettent sur autrui et que ceci influence activement la société et les comportements humains.
Ces stéréotypes engendrent une fausse conscience et c’est là l’une des grandes contributions de l’École de Francfort que l’analyse de cette fausse conscience.
Celle-ci a fait l’objet d’une investigation systématique à un moment où les idéologies racistes se développèrent et où elles furent tout particulièrement imprégnées d’antisémitisme.
Dès la fin de la guerre, en 1947, d’autres sociologues tels que Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, posaient à leur tour la question centrale de Wilhelm Reich sur la psychologie de masse et tentaient d’apporter une réponse théorique à « la mystérieuse disposition qu’ont les masses à se laisser fasciner par n’importe quel despotisme, leur affinité autodestructrice avec la paranoïa raciste »[6].
La critique de l’assujettissement par la propagande industrielle d’un système tout entier, système centré sur la froide rationalité de la domination est nécessaire. Cette « mystification des masses » est liée à l’administration totalitaire des choses ou de leur faux-semblant et nous amène à la critique de la culture de masse ; « masses démoralisées par une vie soumise sans cesse aux pressions du système [et] dont le seul signe de civilisation est un comportement d’automate susceptible de rares sursauts de colère et de rébellion ». Exposées aux injonctions idéologiques (publicitaires mercantiles), les masses se retrouvent englouties au cœur d’un système d’aliénation ce qui chez Adorno et Horkheimer débouche sur la critique impitoyable d’une « société de désespérés [...] proie facile pour le gangstérisme ».[7
Mais c’est surtout le gangstérisme de masse fasciste, en tant que dissolution totale et totalitaire des Lumières, qui méritait d’être soumis à l’analyse critique, et notamment à l’aune de son fondement idéologique : l’antisémitisme. « Les fascistes ne considèrent pas les Juifs comme une minorité, mais comme l’autre race, l’incarnation du principe négatif absolu : le bonheur du monde dépend de leur extermination ».[8]
L’intérêt théorique de l’œuvre fondatrice de Theodor W. Adorno et Max Horkheimer était aussi de pointer le rôle des stéréotypes et des étiquettes dans les préjugés antisémites (racistes) :
« L’antisémitisme n’est pas une caractéristique de l’étiquette antisémite, c’est un trait propre à toute mentalité acceptant des étiquettes. La haine féroce pour tout ce qui est différent est téléologiquement inhérente à cette mentalité ».[9]
Tous nous sommes concernés par ces étiquettes, bien souvent à notre insu, dans un mouvement, une parole, une expression, une pensée, mais ce n’est pas grave de se reprendre, ça l’est plus quand on considère comme vérité le stéréotype. Se reprendre et s’auto-éduquer est à la hauteur de chacun.[10]
Cet intérêt est aussi à étendre à d’autres formes de rejets de l’autre dans lequel on ne reconnaît aucun alter ego. Les travaux effectués par Reich, Adorno ou Horkheimer peuvent aussi bien s’appliquer aux personnes qui rejettent les différences culturelles ou cultuelles de l’islam et ainsi transposer les mêmes craintes internalisées et autres angoisses disproportionnées qu’eurent d’autres masses en d’autres temps vis-à-vis de la judaïté ou de toute autre ipséité.
Quant à la phobie, elle est une peur irrationnelle par définition, et dans ce cas précis, il s’agit d’une peur qui est savamment instillée et reproduite, partant des élites et des classes dominantes pour être assimilée tout du long de l’échelle des classes sociales.
Peu importe ce que certains théoriciens et leurs usages hypocrites et délirants de ce mot en disent, c’est toujours la personne et ses croyances qui étaient/sont/seront visées et non ses idées. Mettre au ban une communauté : sexuelle, ethnique ou religieuse, c’est simplement se déresponsabiliser de façon plus ou moins conscientisée vis-à-vis des autres.
Une laïcité clivante et en vase clos
En France, la laïcité fut forgée lors de la Révolution française pour mettre l’Église catholique à l’écart des affaires politiques. Querelle de puissants encore une fois. Aujourd’hui encore l’on peut assister et subir ces travers jacobins et centralistes tout droit issus du républicanisme.
C’est une sainte laïcité qu’il faut révérer sous peine d’excommunication républicaine. Disons-le clairement, de nos jours on a moins à craindre des pouvoirs publics si l’on est de confession juive ou chrétienne que si l’on est de confession musulmane. Toutes les communautés ne sont pas traitées de la même façon. Quels sont les intérêts en jeu pour nécessiter ces clivages ? Si la religion musulmane est la seconde plus pratiquée en France, l’État français ne craindrait-il pas que sa domination politique ne soit ébranlée par celle de l’islam ? Querelle de puissants encore une fois.
Notons aussi qu’avec l’ampleur de la crise économique, l’excitation des peurs collectives est d’autant plus renforcée par les médias que certaines langues se délient.
Les récents propos de l’actrice Véronique Genest concernant l’islam ainsi que le battage médiatique y afférent en sont révélateurs. Nous ne sommes pas dupes de cette ambiance pré-apocalyptique entretenue pour nous pressuriser encore plus. L’État français ne peut concevoir qu’un islam policé s’intégrant parfaitement aux valeurs du pays d’accueil, mais avancer cet argument n’est-il pas tout aussi stigmatisant pour la religion musulmane que pour les autres ? Alors quoi ? Il y aurait donc des bons et des mauvais musulmans ?
En effet, les pouvoirs publics entretiennent une vision de l’islam monolithique et sans aspérités. Alors que c’est tout le contraire, et que c’est seulement auprès des religieux les plus radicaux que l’on retrouve cette vision homogénéisatrice de la communauté religieuse. Il est assez intéressant de renvoyer les laïcards et les religieux radicaux les uns aux autres dans leurs discours, car en fin de compte, le corollaire de l’« islamophobie » est une vision cloisonnée et de la laïcité. On n’a fait que travestir le racisme en y ôtant le rapport direct à la « race ». Car au final, même mutant, le racisme est-ce qu’il est : une volonté délibérée de refuser l’altérité, une projection de ses propres frustrations sur l’autre et l’on retrouve ce schéma aussi bien chez le connard lambda que le connard alpha. Autant dire que pour les musulmans de France, ça sent le fagot s’ils ne sont pas assez français et la ratonnade s’ils sont trop maghrébins.
Accrochez-vous à vos élastiques, Riposte laïque n’a qu’a bien se tenir : « Et, bien sûr, jamais la moindre condamnation des provocations antichrétiennes pourtant incontestables. On se souviendra pourtant que la même famille socialiste n’avait pas manqué de dénoncer les « provocations »lorsque l’actualité s’était arrêtée sur une obscure bande-annonce — circulant uniquement sur Internet — d’un film se moquant de Mahomet ou sur une caricature blessante pour les musulmans, publiée dans Charlie Hebdo. Le parti socialiste confirme ainsi ce que beaucoup savaient déjà : au nom de la laïcité républicaine, il s’émeut de toute « islamophobie » tout en applaudissant chaque démonstration de « christianophobie ».
Pour les fondamentalistes de la laïcité, l’ennemi c’est le christianisme. Il est essentiel que chaque catholique en prenne conscience ».[11]
Après ces réjouissances fascistoïdes, revenons à nos principes fondamentaux d’ouverture à l’autre et du respect de sa personne ainsi que de sa liberté inconditionnelle de croire (ou pas) à une vérité de son choix, révélée ou pas. Car tous ceux qui se gargarisent de détenir une vérité intangible au nom d’humains ou de dieux représenteront toujours un danger pour les esprits progressistes.
En accord avec les idées et les actions de Pierre Tévanian, il est préférable de promouvoir une laïcité ouverte aux autres cultures, sans nivellements. « Il n’est évidemment pas question pour nous de dicter la bonne manière de penser ou de parler (...) mais si nous ne prétendons pas connaître la bonne façon de parler, nous considérons qu’il y en a indéniablement de mauvaises ».[12]
Comme les mots ont leur importance, il est souhaitable de les circonscrire à leur juste valeur. N’importe quelle graine de fanatique niera tout ceci envers et contre tout à ses propres fins.
En conclusion, la séparation de l’Église et de l’État fut une bonne chose dans la mesure où l’on avait enfin le choix. Le choix entre la peste ou le choléra à la place de la peste ET du choléra. Ne crachons sur aucun effort. Trêve de méchanceté, car malgré cette séparation et l’instauration de la laïcité, on assiste aujourd’hui à l’altération de son sens et à la perversion de nobles valeurs, telles que la tolérance et l’équité. L’État et les autorités religieuses relèvent des mêmes schémas plus ou moins nuancés : hiérarchie rigide, soumission à l’autorité, uniformisation de la pensée et prohibition de toute velléité collective, car tout doit venir d’en haut.
Un gouffre sépare ce que la laïcité évoque et la façon dont elle est pratiquée par la République française ; cette belle égalité républicaine déclarant qu’aucune opinion n’est au-dessus des autres et que tout le monde est égal devant le droit de l’acquisition aux savoirs. La liberté, l’égalité et la fraternité c’était pourtant un bon programme au début.
Malgré tout, chacun est influencé par ses propres croyances consciemment ou pas (les auteurs de cet article inclus). Dans quelle mesure faire la part des choses ? Comment est-il possible de répondre de façon collective à ce problème ?
L’anticléricalisme à la française a-t-il payé ? Certes, les églises sont vides, mais les supermarchés sont toujours pleins. Quoique de nos jours...
Chacun détient à sa mesure une parcelle de vérité, vérité du vécu, du collectif, du partagé et de l’expérimenté. À quelle autre vérité que le partage peut-on se fier ?
Le terme « islamophobie » n’est qu’un simple mot, et ce, malgré la noria de sens qui gravite autour de lui. Ce n’est qu’un mot, mais c’est aussi un outil, une tactique de manipulation employée par l’État afin de diviser pour mieux régner. C’est un mot qui discrimine, un mot qui désigne une peur collective, et qui jamais n’invoquera la critique raisonnée et claire de l’islam.
Aurélien et Mamatt
OCL Strasbourg, mars 2013
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Notes
[1] Absence de données statistiques fiables à ce sujet
[2] Alain Quellien, La politique musulmane dans l’Afrique-Occidentale française, E. Larose, Paris 1910. Le terme islamophobie y paraît page 133 comme titre d’une sous-partie.
[3] Le Nouvel observateur, 23 novembre 1989
[4] Islamophobia : a challenge for us all-organisation anti-raciste - organisation anti-raciste britannique Runnymede Trust.
[5] Wilhelm Reich, La psychologie de masse du fascisme, Paris, 1977
[6] Horkheimer (Max) et Adorno (Theodor W.), La Dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974, p. 16,
[5] Adorno (Theodor W.), Prismes : critique de la culture et société, Paris, Payot, 1986 et Horkheimer (Max), Théorie traditionnelle et théorie critique, Paris, Gallimard, 1974.
[7] Horkheimer (Max) et Adorno (Theodor W.), La Dialectique de la raison, op. cit. p. 161.
[8] Ibid., p. 177.
[9] Ibid., p. 215.
[10] Marianne Nizet, « Wilhelm REICH. La Psychologie de masse du fascisme » in Les cahiers psychologie politique, numéro 7, juillet 2005.
[11] Alain Escada, président de CIVITAS
[12] André Tévanian et Sylvie Tissot lors de la création en 2000 du collectif « Les mots sont importants »