Accueil > Courant Alternatif > *LE MENSUEL : anciens numéros* > Courant Alternatif 2013 > 231 Juin 2013 > Oradour : Les déboires de la mémoire

CA n° 231 juin 2013 (articles en ligne)

Oradour : Les déboires de la mémoire

jeudi 13 juin 2013, par admi2


Oradour : Les déboires de la mémoire

L’union sacrée mémorielle travestit l’histoire au nom des intérêts d’Etat ; un village dont le martyre sert à réécrire des heures sombres de guerre où les choses ne sont pas simplement à la bonne ou mauvaise place, où les gens ne sont pas ennemis ou résistants ; la simplification de l’histoire permet son usage nationaliste pour la postérité.

Le 14 septembre 2012, la Cour d’appel de Colmar a condamné Robert Hébras, l’un des deux rescapés du massacre d’Oradour encore vivant, à un euro de dommages et intérêts et à dix mille euro de frais à verser à l’Association des évadés et incorporés de force (ADEIF) des Haut et Bas-Rhin.
Il lui est reproché d’avoir émis un doute sur la question très sensible des « Malgré-nous » alsaciens présents à Oradour, sous l’uniforme des SS, le 10 juin 1944, le jour du massacre. Ce jour là, Robert Hébras, comme l’ensemble des hommes présents dans le village, a été fusillé dans une grange et n’a eu la vie sauve que parce que le coup de grâce ne l’a pas atteint. Sa mère et sa sœur ont péri dans l’église mitraillée et incendiée par les SS de la division Das Reich. La Cour d’appel de Colmar a ainsi dénié à Hébras sa qualité de témoin pour ne pas avoir à l’époque « distingué les Allemands nazis des Alsaciens portant le même uniforme » et « avoir douté de l’incorporation de force érigée en vérité historique et judiciaire » (1).
Parallèlement à cette procédure judiciaire, Hébras a reçu des menaces d’un corbeau qui lui dit qu’il ne mérite pas sa carte d’identité alors que les Alsaciens ont payé de leur chair pour redevenir français (2).
Soixante neuf ans après l’évènement, la question semble toujours aussi sensible, tant en Alsace qu’en Limousin où un comité de soutien à Robert Hébras a recueilli de nombreuses signatures de soutien. Et comble du paradoxe, alors que la justice alsacienne condamne Hébras, l’Allemagne le décore au titre de son action pour la réconciliation entre la France et l’Allemagne, notamment auprès des jeunes. « Voilà bien longtemps que j’ai transcendé la haine et le désir de vengeance qui m’animait au lendemain du massacre, déclare-t-il lors de sa remise de médaille à la préfecture de Limoges. J’ai réussi à admettre que le peuple allemand n’était pas responsable, et encore moins et surtout pas les générations d’aujourd’hui (…) » (3). Dans le même temps, la justice allemande ouvre à nouveau le dossier judiciaire sur la base de nouvelles pièces découvertes dans les archives de la STASI (4). Six SS survivants ont été identifiés et des perquisitions ont été effectuées. De même des policiers et des magistrats allemands se sont rendus en janvier dernier à Oradour afin d’examiner la scène du crime et entendre d’éventuels témoins. En Allemagne, un crime comme celui d’Oradour est imprescriptible. Condamné en Alsace, décoré en Allemagne. Que s’est-il donc passé pour que de telles plaies resurgissent régulièrement en ce qui concerne un événement incontestable, le massacre de toute la population d’un village de la Haute Vienne, en juin 1944 ?

Une vaste opération de contre-guérilla

Rappel rapide des faits : au début de l’année 1944, la Division SS Das Reich est reconstituée dans le Sud Ouest de la France après avoir subi de très lourdes pertes en Russie. Elle incorpore dans ses rangs des soldats très jeunes et inexpérimentés, notamment un certain nombre d’Alsaciens, enrôlés de force. En juin, une partie de la division est stationnée à Montauban et reçoit l’ordre de se déployer entre Tulle et Limoges pour y réduire les maquis. Son avancée vers le Limousin est ponctuée par de nombreuses exactions contre les populations, dans le Lot et en Dordogne. Elle reprend Tulle qui avait été pris par les maquis FTP (5) et procède à 99 pendaisons dans les rues de la ville. Le lendemain, le 10 juin, un de ses régiments massacre l’ensemble de la population présente à Oradour sur Glane, une petite commune à 20 km au nord-ouest de Limoges. Le village est pillé et incendié. Dans les jours précédents, il y avait eu de nombreux accrochages entre les SS et les maquis. Deux officiers allemands avaient été enlevés. L’un sera exécuté le 10 juin en représailles d’Oradour, alors qu’il avait été envisagé d’en faire une monnaie d’échange par rapport à des prisonniers de la prison de Limoges. L’autre parvient à s’échapper et à rejoindre la garnison allemande de Limoges. Les opérations allemandes sont faites sous la direction des services de renseignements, avec la collaboration active de la Milice de Limoges.
C’est une vaste opération de contre-guérilla, assortie de contre-propagande en direction des populations, désignée par l’état major comme une opération de « discrimination » : « des actions ayant pour but de monter la population contre les terroristes ». Le massacre d’Oradour est perpétré dans ce cadre, le village se trouvant entre deux cantonnements de la division. Peut être le village a-t-il été choisi pour avoir été le siège d’un GTE (Groupe de travailleurs étrangers) regroupant au début des années 1940 des Espagnols républicains et des Juifs (6) : l’image même du « judéobolchévisme » que voulaient éradiquer les nazis. Il y aurait aussi la dimension du rituel initiatique par rapport aux jeunes recrues, notamment les Alsaciens, afin de renouer avec l’identité de la Division et de toutes les exactions qu’elle avait perpétrées sur le front russe et dans les Balkans avant sa mise en déroute et sa reconstruction. Un Alsacien rapporte les propos d’un officier tenus avant le massacre : « Aujourd’hui, vous verrez du sang couler ». Et en quittant St-Junien pour se rendre à Oradour, le même officier avait déclaré : « Ca va chauffer ; on va voir de quoi les Alsaciens sont capables ». On peut aussi en déduire qu’il y a bien eu préméditation, contrairement à ce que racontent les thèses négationnistes, abondamment présentes sur Internet et qui rejettent la responsabilité du massacre sur les maquis. Le nombre de victimes a été fixé à 642 par un jugement du tribunal civil de Rochechouart, en janvier 1947. Mais ce nombre a fluctué plusieurs fois et l’estimation a parfois dépassé le millier. La plupart des victimes n’ont pu être identifiées, les archives municipales ont été détruites. Il y avait des habitants qui se cachaient, des réfractaires au STO(7), des Juifs, rendant difficile l’estimation. De plus peu de témoignages à vif ont été recueillis. La zone avait été déclarée en état de guerre et les déplacements très difficiles.

Des victimes innocentes

Face à cette horreur ressentie et transmise de bouche à oreille, très vite s’est mis en place un processus de commémoration du massacre. Dès juillet, les autorités (celles de Vichy) l’engagent autour de deux axes : d’une part la reconstruction d’un nouveau bourg à l’écart du village incendié et d’autre part la conservation des ruines du village détruit. Le même projet est repris par les autorités du Gouvernement provisoire qui nomment en septembre un conservateur bénévole pour les ruines et qui en novembre confirment le statut exceptionnel d’Oradour. Le projet transcende donc les conflits politiques de la période. La France libérée reconnaît les « victimes innocentes ». « Le site d’Oradour, écrit Jean- Jacques Fouché, est placé dans une situation d’exception qui trouve son origine dans une représentation de la nation française fondée sur le rapport de la terre et des morts » - celle de Maurice Barrès (8). Le bourg du village martyr est considéré comme un cimetière – celui des victimes innocentes tuées par les forces nazies en dépit de leur engagement (9).
C’est donc autour de l’innocence des victimes, c’est-à-dire du fait qu’elles ont été massacrées sans qu’il y ait eu d’affrontements, que va se construire le symbole qui entend s’universaliser à l’ensemble de la France innocente et martyrisée par les Allemands. « Toute commémoration, écrit l’historienne américaine Sarah Farmer, révèle beaucoup de choses sur la relation d’une société à son passé dans la mesure où elle établit une médiation entre le témoignage individuel et le souvenir collectif, entre les perspectives différentes et souvent conflictuelles des groupes intéressés (…), entre le passé, le présent et le futur, entre les expériences vécues et les travaux des historiens, entre l’oubli et le souvenir. » (10). Dans la construction d’une mémoire, on a les groupes qui s’organisent pour le maintien et la communication d’une mémoire collective et les autorités publiques qui érigent des monuments et célèbrent des anniversaires. Ces différents groupes cherchent à rassembler autour de leur conception des évènements et donc à influencer la mémoire collective. Cependant ces efforts de commémoration font plus souvent ressortir des dissensions que du consensus . Mais dans la construction, il y a un enjeu pour l’Etat, comme le rappelle Immanuel Wallerstein : « Les nations sont des mythes au sens où elles sont toutes des créations sociales et les Etats jouent un rôle essentiel dans leur construction. Le programme de création d’une nation suppose de définir (d’inventer) une histoire, une chronologie longue et un ensemble de caractéristiques présumées communes (même si dans les faits, des fractions importantes du groupe concerné ne partagent pas ces caractéristiques) » (11). Et là, en cette fin d’année 1944, la position de l’Etat est fragile. On est dans une transition. Mais qu’est-ce que la France veut commémorer à ce moment-là, se demande Sarah Farmer. La défaite de 1940 ?
L’occupation ? Vichy ? La guerre civile ? La guerre avait découpé la France selon des frontières géographiques et idéologiques. La plupart des pertes françaises pendant la période furent des civils tués par leurs compatriotes, ajoute-t-elle.

Restaurer la grandeur de la nation

Pour mémoire, Nuit et brouillard, le film d’Alain Resnais, a été censuré en 1956 parce qu’on voyait le képi d’un gendarme français au camp de Pithiviers et les autorités allemandes ont demandé son retrait du Festival de Cannes au nom de la réconciliation. C’est comme cela qu’il a été mis « hors compétition » pour être certain qu’il ne remporte pas de prix. Mais Alain Resnais invitait aussi les spectateurs à réfléchir à ce qui se passait en Algérie, cette année là. Pourtant après Oradour, la France pouvait se présenter comme victime et martyre, ce qui ne manquait pas d’ennoblir l’expérience humiliante de la défaite et de dissimuler la passivité pendant l’occupation. « Le symbole d’Oradour jetait un voile pudique sur la politique du gouvernement de Vichy. Dès 1944, il a été décidé de conserver les ruines à l’état de ruine – mission quasiment impossible et soulignée à l’époque par les professionnels de la conservation. En avril 1945, l’Etat exproprie les ruines et les terrains de l’ancien bourg. Le site devient un lieu de pèlerinage national. « Le martyr des innocents à Oradour servirait de « leçon nationale », écrit Sarah Farmer. Le pèlerinage vers ce site renforcerait la volonté de restaurer la grandeur de la nation. Tout comme les pèlerins chrétiens régénèrent leur foi auprès de reliques saintes et des martyrs, les citoyens français régénéreraient leur zèle patriotique. »
Cette notion de pèlerinage renvoie au renouveau religieux sous la III ème république en réponse à la défaite militaire de 1870 et à la Commune de Paris (avec la construction du Sacré cœur). S. Farmer compare deux évènements un peu semblables : le massacre d’Oradour en 1944 et celui de Lidice en Tchécoslovaquie, en 1942 (il y a même des SS qui ont participé aux deux). Le village de Lidice, à 20km de Prague a été détruit en représailles de l’exécution d’Heydrich. Par la suite le gouvernement communiste tchèque a voulu donner un message universel (et non nationaliste) dans la commémoration du massacre. Les ruines ont été détruites. L’espace est vide. Quelques fondations ont été dégagées (église, école). Le visiteur est laissé à son imagination. Un musée a été construit au-dessus des ruines.

Un lieu de l’oubli des massacres coloniaux

La conservation de ruines qui renvoient à la structure et à la représentation d’un village prend une autre signification comme le rappelle Sarah Farmer : « Le village ou le bourg comme lieu de la francité essentielle a une large histoire et de fortes polarités politiques – présenté comme le berceau de la république laïque ou comme le cœur d’une France éternelle aux valeurs morales conservatrices. »
De même, la présence de nombreux étrangers, qui ont pu traverser la vie d’Oradour durant cette période et dont certains ont aussi été assassinés par les SS, n’entre pas vraiment dans le processus commémoratif. Ils n’étaient pas considérés comme des membres de la communauté nationale. Dans le petit bourg mythique de la nation française en reconstruction, il ne vivait que des autochtones. Les gens de la région empêtrés dans leur deuil manifestaient peu d’intérêt pour le destin d’un groupe de gens de passage, mais pour l’administration chargée de la création du mémorial, c’était une véritable boîte de pandore. Oradour n’était plus ce village innocent, vivant paisiblement à l’écart des soubresauts du monde mais un espace bien concret secoué par les déchirements de la guerre et de l’occupation et qui faisait aussi ressortir le traitement que Vichy avait réservé aux étrangers et aux juifs avec la mise en place des GTE et des camps d’internement. Et Jean-Jacques Fouché d’estimer qu’Oradour a été, dans les années qui suivent le massacre, un lieu de l’oubli des massacres coloniaux (12). Ainsi, le 10 juin 1945, Alain Texier, député SFIO(13) de Bellac et membre du gouvernement, préside la première commémoration alors que, juste auparavant, il avait approuvé, avec l’ensemble du gouvernement, la sanglante répression des manifestations de Sétif, en Algérie. Mais toute cette construction va être bousculée par un autre événement : le procès de Bordeaux, en 1953, censé juger les SS impliqués dans le massacre.
Sur le banc des accusés, aucun officier SS. Certains sont morts sur le front de Normandie mais la plupart résident en Allemagne dans les secteurs américains ou britanniques. La guerre froide est bien entamée et on a besoin de toutes les énergies pour combattre le péril rouge. Par contre figurent parmi les accusés 14 Alsaciens, dont 13 Malgré-nous. L’Alsace et ses élus se mobilisent. La question est posée autour de l’enrôlement de force qui est assimilé à un crime de guerre. Le procès est très médiatisé ; il déclenche les passions de part et d’autre et attise le conflit mémoriel entre deux régions que le hasard de la géographie avait placées dans deux situations très différentes. Les Malgré-nous sont condamnés mais amnistiés tout de suite après par l’assemblée nationale, au nom de l’unité nationale retrouvée.
Sarah Farmer constate que le procès de Bordeaux a modifié la mémoire de l’événement et de sa commémoration : « Oradour, symbole de la barbarie nazie et de l’innocence française, devient la cause amère d’une guerre entre deux régions françaises qui avaient des expériences et des souvenirs très différents du temps de guerre. » Le procès de Bordeaux a aussi révélé que le système judiciaire ne pouvait gérer l’héritage douloureux de l’occupation.

« Obéir aux ordres »

Pour Sarah Farmer, l’affaire aurait dû être jugée dans le cadre de la loi. La justice devait se prononcer sur des cas particuliers et non fournir le verdict de l’histoire. Le choix a été fait entre la reconnaissance des enrôlés de force alsaciens et le désir de vengeance des Limousins. L’assemblée est intervenue dans la procédure judiciaire en accordant le pardon aux Alsaciens dans l’intérêt national. Suite à ce procès, la communauté d’Oradour s’est isolée dans son affliction. Elle a refusé d’utiliser le mémorial construit par l’Etat pour installer les restes retrouvés des victimes. Celles-ci sont dans un monument, dans le cimetière. La commune a rendu les décorations que l’Etat avait attribuées au village. Elle a inscrit le nom des députés qui avaient voté l’amnistie à l’entrée des ruines et n’a plus reçu de personnages officiels durant des décennies. Et cette histoire n’est toujours pas refermée comme en atteste la condamnation de Robert Hébras par la Cour d’appel de Colmar. Mais Jean-Jacques Fouché pose une autre question par rapport aux Malgré-nous : « Les incorporés de force ont sans doute “obéi aux ordres” mais ils n’assument pas non plus leurs actes. Ils ont quand même participé, au moins par leur simple présence. Ont-ils pu ressortir indemnes de cette expérience transgressive ? » (14). Ils se sont retrouvés instrumentalisés dans des conflits électoraux entre partis politiques : « L’instrumentalisation subie par les Français incorporés de force ne leur a-t-elle pas interdit d’exprimer une culpabilité au moment du procès ? Après, il leur a été ordonné de se taire et de se « faire oublier ». Mais ont-ils pu oublier ce qu’ils ont vécu ? Ont-ils pu surmonter le traumatisme, reconstruire une estime de soi ? » (J.-J. Fouché).
En 1999 a été ouvert un centre de la mémoire, conçu par Jean-Jacques Fouché, et qui est censé, au-delà de la charge émotionnelle des ruines, fournir un contexte plus large pour la compréhension de ce qui s’est passé. De même une réflexion est actuellement lancée sur l’avenir des ruines. Mais là aussi le débat pourrait être vif. Oradour n’a pas encore fini de travailler notre mémoire et nos représentations de notre histoire et de notre société.

Mais un autre phénomène, déjà amorcé depuis quelque temps et renforcé avec l’ouverture du Centre de la mémoire et sa scénographie visant un public large, risque de transformer en profondeur la mémoire des lieux. C’est celui de l’industrie touristique et de sa capacité à transformer en produit ce qu’elle intègre dans son cycle de production. Oradour est déjà depuis longtemps le site le plus visité de la région Limousin.

Christophe

Répondre à cet article


Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP | squelette