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Courant Alternatif 293 octobre 19

DOSSIER Où va le féminisme ? (Première partie)

mardi 22 octobre 2019, par OCL Reims

Depuis que le mouvement de libération des femmes (MLF) a disparu en France, à la fin des années 1970, le féminisme a gagné en audience auprès des institutions mais beaucoup perdu en capacité de mobilisation dans la rue. Il produit actuellement des analyses universitaires bien plus que militantes, suscite des pratiques individuelles bien plus que collectives ; et, trop souvent, sa finalité semble davantage d’intégrer les femmes à la société, en luttant contre le sexisme et les inégalités économiques avec les hommes, que d’en finir avec l’ordre établi. Comment en est-on arrivé là ?


Depuis que le mouvement de libération des femmes (MLF) a disparu en France, à la fin des années 1970, le féminisme a gagné en audience auprès des institutions mais beaucoup perdu en capacité de mobilisation dans la rue. Il produit actuellement des analyses universitaires bien plus que militantes, suscite des pratiques individuelles bien plus que collectives ; et, trop souvent, sa finalité semble davantage d’intégrer les femmes à la société, en luttant contre le sexisme et les inégalités économiques avec les hommes, que d’en finir avec l’ordre établi. Comment en est-on arrivé là ?

Aujourd’hui comme hier, il faut bien sûr multiplier les mobilisations pour le maintien du droit à l’avortement partout dans le monde, car c’est toujours sur la libre disposition de leur corps, ainsi que sur leur indépendance économique, que repose l’indépendance des femmes. De même, pour parvenir à vivre dans la société existante quand on est une femme, il faut se battre notamment contre les discriminations et les comportements sexistes. Néanmoins, la condition d’une véritable émancipation sociale demeure la disparition du système patriarcal et capitaliste.
En 1949, Simone de Beauvoir dénonçait dans Le Deuxième Sexe l’oppression féminine mais ne proposait aux femmes qu’une voie individuelle pour se libérer : adopter le modèle, dit « universel », des hommes pour leur propre usage. Dans les années 1970, les militantes du MLF – qui appartiennent à la « deuxième vague » féministe (1) – ont au contraire pensé leur révolte en termes de lutte collective, tout en l’appuyant sur le vécu de chacune. Cependant, deux idées contradictoires avaient cours dans leurs rangs. D’une part, le refus d’une nature féminine mais l’affirmation d’une « différence » par rapport aux hommes, une spécificité qui était source de fierté et qui donnait aux femmes le droit d’exister en tant que personnes (2). D’autre part, le rejet du modèle masculin dominant comme seule représentation de l’humain et le désir d’en finir avec les rôles imposés à la fois aux femmes et aux hommes par le patriarcat, donc socialement construits.
Il a découlé de cette contradiction une première scission du MLF entre un courant essentialiste qui niait l’existence des rapports sociaux et un courant matérialiste qui niait tout fondement naturel à la répartition des tâches selon les sexes. La querelle a conduit soit à définir à nouveau les femmes, avec Antoinette Fouque et Psychépo, par la maternité ; soit à les tenir, avec Christine Delphy et Questions féministes, pour une « classe de sexe » assujettie à celle des hommes sur une base économique – le travail domestique et l’élevage des enfants.
Une seconde scission s’est ensuite effectuée à l’initiative de certaines lesbiennes, ces dernières s’autoproclamant avant-garde du mouvement – avec Monique Wittig qui, en 1976, écrivit dans l’article « The Category of Sex » : « Ce qui fait une femme, c’est une relation sociale particulière à un homme (…), relation à laquelle les lesbiennes échappent en refusant de devenir ou de rester hétérosexuelles. »
Ce fut la fin du MLF, dont le cadavre fut récupéré par des sphères académiques sous l’emprise des universités américaines, pour un embaumement dans une réflexion théorique de plus en plus éloignée du quotidien féminin.

La dérive vers un individualisme peu compatible avec les luttes sociales
Au début de cette même décennie s’était développé aux Etats-Unis un mouvement féministe sur l’affirmation que « le personnel est politique », et l’idée qu’en racontant leur expérience personnelle les femmes parviendraient à une prise de conscience susceptible de mobiliser suffisamment pour renverser l’ordre établi. La contestation massive qui existait à l’époque, à travers entre autre la lutte contre la guerre du Vietnam, permettait en effet de croire en cette possibilité.
Aux Etats-Unis aussi, le féminisme recelait des tendances diverses, mais celles-ci débattaient moins des relations entre culture et biologie que du séparatisme politique et personnel : les femmes devaient-elles s’organiser ou vivre en dehors des hommes ? S’engager contre la guerre en combattant tout à la fois le patriarcat et l’impérialisme ou se cantonner à des questions spécifiquement féminines ?
Il y avait, en particulier, un courant radical à la recherche de profondes transformations sociales pour mettre fin à l’oppression des femmes, et un courant libéral qui, avec la National Organization for Women, voulait l’égalité des femmes dans l’arène politique. Les « radicales » s’opposaient à ce combat, qu’elles jugeaient opportuniste et bourgeois ; mais leurs forces faiblirent dans les années 1970, tandis que des mesures de discrimination positive en faveur des femmes étaient adoptées par le Congrès grâce à la convergence des mouvements pour les droits civiques et des mouvements de femmes. Ces mesures eurent entre autres effets, dans le domaine éducatif, l’accroissement soudain du nombre de femmes recrutées à l’Université. Celles-ci firent des women (puis gender puis subaltern) studies leur spécialité, et elles appartiennent au féminisme radical actuel. Mais, de même que leurs collègues, elles jouent à fond le jeu de l’institution pour réussir, avec en conséquence une autopromotion et une surenchère constantes dans l’innovation théorique, ainsi qu’une certaine tendance au dogmatisme.
Dans cette logique, les féministes universitaires ont très vite adhéré aux thèses postmodernes (voir l’encadré), ce qui les a conduites à privilégier l’hétérogénéité et l’individu sur l’unité et le collectif. Un choix préjudiciable aux luttes sociales, quelles qu’elles soient, mais particulièrement dans le contexte américain des années 1980, lequel était devenu bien moins favorable à une subversion sociale, avec l’arrêt de la lutte antimilitariste (la guerre du Vietnam s’étant terminée en avril 1975) et le retour en force des idées conservatrices.
Une intense campagne idéologique – que dénonça en 1991 Susan Faludi dans Backlash : la guerre froide contre les femmes – a en effet été menée alors par les tenants de l’ordre contre les féministes. Celles-ci étaient censées avoir obtenu l’émancipation des femmes : que veulent-elles donc encore ?! serinèrent les médias. Les discriminations en raison du sexe étaient selon eux pour ainsi dire éradiquées ; les femmes, quasiment à égalité avec les hommes, parvenaient à harmoniser carrière (on reviendra sur cette notion dans la troisième partie de ce dossier), famille, vie sexuelle et amoureuse. Bien plus, les féministes étaient allées trop loin, et avaient par leur action modifié irréversiblement les relations hommes-femmes : les premiers avaient maintenant tendance à adopter une rhétorique « victimaire » tout en essayant désespérément de retrouver une identité perdue ; les secondes voyaient leur indépendance se muer en solitude, leur réussite professionnelle s’effectuer au détriment de la maternité voire du bien-être de leurs enfants, et l’égalité au travail les obligeait à des efforts qui les conduisaient à autant d’échecs professionnels. Etc. Cette énorme propagande incita tant à critiquer le féminisme qu’à revaloriser les standards de la féminité, tandis qu’émergeait un mouvement de masse anti-avortement pour une large part composé de femmes.
La « deuxième vague » combattit tous ces mensonges, mais les conflits idéologiques et politiques se multiplièrent en son sein, entre hétérosexuelles et lesbiennes, entre femmes de la classe ouvrière et de la classe moyenne… et, surtout, des groupes marginalisés ou dont la différence avait été gommée au profit d’une « condition féminine » posée comme universelle commencèrent à faire entendre leur voix. Sous l’influence de militantes du Black feminism, qui reprochaient à la théorie féministe de concerner seulement les Blanches et d’ignorer certaines réalités de « race » et de classe – tel le confinement de la majorité des Noir-e-s dans les travaux de service, qui montrait la profonde imbrication de ces deux rapports sociaux –, la critique de l’oppression céda la place à la déconstruction de la catégorie « femmes ».
Après 1985, la « deuxième vague » déclina. A l’instar du mouvement Black Is Beautiful pour la communauté afro-américaine, une partie des féministes se tourna vers l’affirmation de la féminité et des valeurs féminines tout en menant des campagnes contre la violence ou la pornographie qui reflétaient souvent un moralisme hérité du puritanisme anglo-saxon. D’autres s’orientèrent vers la spiritualité en assurant que, par leur supériorité éthique, les femmes étaient porteuses d’enrichissement, de coopération et de paix ; l’écoféminisme, qui connaît présentement une certaine vogue en France, s’inscrit dans cette lignée essentialiste (on y reviendra dans la deuxième partie de ce dossier).
Mais, surtout, apparut une « troisième vague » féministe (étiquetée comme telle dans les années 1990 en dépit de sa diversité), et une bonne part de ses représentantes à l’Université promurent les analyses intersectionnelles. La catégorie « femmes » devint dépendante de toutes les différences d’ordre matériel et culturel existant entre les femmes (« race », classe, ethnie, orientation sexuelle, contexte socioculturel…).
Des militantes de la « deuxième vague » critiquèrent cette démarche comme étant source de divisions néfastes pour le mouvement féministe ; mais celles de la « troisième vague », souvent plus jeunes, pensaient que c’était la seule manière valable d’appréhender la réalité des femmes – et elles l’ont emporté. Aujourd’hui, aucune polémique n’est menée contre les intellectuelles féministes de ce courant, que ce soit pour ne pas se disputer publiquement entre féministes, par désintérêt pour leurs productions ou par crainte d’être traité-e d’antiféministe ; de ce fait, les analyses féministes ne paraissent provenir que de ce courant.
Les « troisième vague » ont de multiples centres d’intérêt : l’accès des femmes à l’éducation, l’accentuation de la pauvreté au féminin, les violences domestiques, les effets du racisme, les troubles alimentaires, l’accès inéquitable à Internet selon les sexes, l’environnement, l’altermondialisme, le sida, la santé sexuelle des femmes, les problèmes soulevés par l’avènement des techniques de reproduction médicalement assistée… mais ces questions sont en général abordées sur le plan personnel. Même quand elles se préoccupent d’injustices sociales, ces féministes investissent peu dans les formes collectives d’action (plutôt que de descendre dans la rue contre les publicités sexistes, par exemple, elles utilisent l’espace médiatique ou Internet). Et, qu’elles militent autour des enjeux de la sexualité ou de l’esthétique corporelle, il s’agit de valoriser sa différence (en se livrant par exemple dans des autobiographies) et d’acquérir un statut à soi sans en référer à une quelconque catégorie. On est ainsi arrivé à une dissémination du concept d’identité politique, voire du concept d’identité en général puisque celle-ci est toujours avancée à un niveau individuel.

On peut modifier les identités sexuelles sans perturber le système en place
A partir des années 1980, on a également assisté en France à un retour de l’ordre moral (3) et à une remise en cause des acquis des années 1970 (qui avaient été obtenus grâce aux brèches ouvertes par Mai 68). Une « troisième vague » féministe centrée sur l’idéologie de l’individualisme et sur une éthique de l’hétérogénéité y est aussi apparue, mais plus tard qu’aux Etats-Unis – sans doute parce que l’ex-courant « lutte de classe » du MLF a longtemps servi de pare-feu. En revanche, dans tous les discours féministes ou prétendus tels, un nouveau concept venu des universités américaines a rapidement triomphé : gender. Il a remplacé le « sexe social », qui avait été défini sur la base du « On ne naît pas femme, on le devient » beauvoirien, et que les femmes du MLF visaient à modifier par l’action politique. A la différence du « sexe biologique », ce « sexe social » renommé « genre » n’est pas une donnée déterminée à la naissance, on le sait, puisqu’il est construit par le biais des stéréotypes sexuels de la masculinité et de la féminité inculqués tant dans la famille qu’à l’école. Comme l’apprentissage des rôles sexués et la division sociale qui en découle s’inscrivent dans un rapport de domination des hommes sur les femmes, étudier le genre aide à « dénaturaliser » les inégalités entre les sexes et à comprendre la construction sociale des rôles « masculin » et « féminin ».
Cependant, les milieux universitaires américains de l’ère postmoderne ne s’en sont pas tenus là : ils ont contesté la distinction entre le sexe et le genre : Judith Butler (voir l’encadré), avec Trouble dans le genre (paru aux Etats-Unis en 1990), a affirmé en s’appuyant sur une « théorie queer » que le sexe lui-même était un construit social – elle a été suivie en France notamment par Christine Delphy.
A cette même période, une minorité du mouvement homo américain très active dans la lutte contre la pandémie de sida (qui avait commencé à la fin de la décennie 1970) se revendiquait queer (4) et défendait un engagement politique « contre toute forme d’exclusion et d’oppression », convaincue que « la révolution c’est maintenant ». Elle s’opposait aux courants homosexuels dominants – à la soif de respectabilité de certains gays comme à la revendication de droits par la « communauté » LGBT – et, par son côté décapant, elle renouvelait la critique de la sexualité et de la société. Mais à partir de 1993, dans le même temps où le queer acquérait une popularité, il a perdu son caractère militant et subversif pour être lui aussi régurgité par les sphères académiques dans une sauce postmoderne.
Avec la théorie qui en a été tirée, exit toute généralisation, donc tout point de vue humainement situé (5) ; et exit la recherche d’une vision globale de l’Histoire – celle-ci étant réduite à l’élaboration de « grands récits » parfois contestables. La réalité a été désagrégée en une multitude de formes de pouvoir et d’hégémonie ; l’action collective susceptible de transformer cette réalité a été divisée en une multitude de pratiques déconnectées des conflits de classe. Loin de s’intéresser aux femmes réelles, vivant dans un monde mixte, ou à la lutte contre la domination masculine, un nouvel avant-gardisme intellectuel a insisté sur les exceptions à la bipolarité entre les sexes, en reprochant aux mouvements féministes et homos des années 1970 de s’être centrés sur les questions d’identités collectives constituées, de catégories d’opposition binaires « dépassées » voire « essentialistes ». Et il a articulé le genre ou la sexualité non tant avec les classes qu’avec les « races », ou encore de multiples autres oppressions (âge, validité…).
En France, on constate ainsi depuis des années, dans les milieux universitaires mais aussi militants, l’influence grandissante des approches intersectionnelles ou « décoloniales » – ces dernières posant avec insistance la question de la « diversité », sinon de la franche « dualisation » de la catégorie « femmes », avec pour paradigme la « patronne » assez aisée et à l’emploi valorisant, blanche ou « du Nord » et « sa » domestique racialisée, migrante « du Sud » et peut-être sans papiers. A partir de là, le destin collectif des femmes – cette fameuse « condition féminine » fondée sur le travail domestique et la reproduction sociale – a-t-il un avenir ? Françoise Picq s’en inquiétait déjà en 2010 (6) : « Cette insistance mise sur le brouillage des frontières, sur les exceptions à la bipolarité entre les sexes, la contestation radicale des identités de sexe ne risque-t-elle pas, en faisant disparaître “les femmes” comme groupe, d’enterrer le féminisme comme projet politique ? ».
Quoi qu’il en soit, comment la « subversion » des identités genrées pourrait-elle suffire à abattre l’organisation économique et sociale qui perpétue à la fois l’oppression des femmes et l’exploitation de classe ? S’il est important pour son épanouissement personnel de se remettre en question, en interrogeant sa sexualité, son rapport au pouvoir, etc., on ne modifiera pas les fondements de la société par des actions individuelles. Offrir pour Noël à ses proches des cadeaux contredisant leur genre (7) ne change rien à la consommation effrénée qu’entraîne l’approche des « fêtes », ni à la pratique devenue courante chez les adeptes d’internet de poster des images de produits (« dégenrés » ou non) avec en lien la pub permettant de les acquérir ! Car, loin d’être dangereuse pour le système marchand, la simple « dénonciation » des rôles sociaux imposés est recyclable et récupérable par lui. Il peut multiplier à l’infini les espaces « non mixtes » de personnes discriminées (de la piscine pour femmes âgées au bistrot pour gros barbus) ; les « choix de vie » que celles-ci revendiquent deviennent simplement des « choix d’achat », source de nouveaux profits.
De même, viser l’égalité entre les sexes par une meilleure intégration des femmes dans les sphères supérieures ne peut contribuer qu’au maintien de l’ordre établi, d’autant que l’Etat ne cesse de renforcer son dispositif sécuritaire. La fin du patriarcat implique le bouleversement de ses structures mais aussi la disparition du capitalisme, ces deux systèmes n’étant pas aménageables. Or considérer, comme le font les postmodernes, que le pouvoir est partout ou que l’idéologie est un brouillard auquel on ne peut échapper, tenir un discours moraliste plutôt que politique vient contrecarrer pareil objectif.

L’exploitation économique et l’oppression féminine, des questions distinctes mais indissolublement liées

S’attaquer au seul capitalisme ne suffit évidemment pas non plus à briser la domination masculine, car celle-ci lui est antérieure : si personne n’a jusqu’ici réussi à dater son apparition, on sait que la division sexuelle du travail est un trait universel et majeur des sociétés primitives. Dans tous les types d’économie observés et à tous les degrés du développement social, ce sont les hommes qui détiennent l’essentiel, sinon la totalité, des fonctions politiques et militaires. Les femmes sont placées en position d’infériorité, et leur condition ne s’améliore un peu que dans la mesure où elles participent aux travaux productifs, ou encore au contrôle de la distribution (marchande ou non) de leurs propres produits.
L’origine de la subordination féminine se trouve donc dans la division sexuelle du travail et dans le monopole masculin de la chasse et des armes. Et elle a perduré parce que, jusqu’à l’époque contemporaine, aucune organisation économique n’a remis en cause ces rôles sociaux différents et inégalement valorisés. Avec l’essor du capitalisme, les progrès considérables de la productivité et de la technique ont accentué les travaux spécifiques et les métiers réservés soit aux hommes, soit aux femmes ; et, de nos jours, les inégalités entre les sexes perdurent – concernant les salaires, l’évolution professionnelle, les tâches domestiques, les violences conjugales, les attitudes sociales, la représentation politique…
Dès les années 1970, les féministes du courant « lutte de classe » dans le MLF avaient pris en compte les paramètres de classe, sexe et « race » pour viser l’émancipation sociale, mais sans déprécier l’importance du facteur classe et toujours dans l’optique d’un changement révolutionnaire. Du fait des mobilisations en cours à cette époque, pareille démarche constituait un enrichissement pour la lutte, qui restait collective et dirigée contre l’ennemi – les systèmes d’exploitation et d’oppression. A l’heure actuelle, ces paramètres servent plutôt à semer la zizanie dans les groupes militants. Au lieu de s’affirmer contre toutes les discriminations comme naguère, on y décline celles-ci une à une (à l’instar d’une partie de la classe politique et des médias) au risque d’en oublier. Qui plus est, des personnes ou des groupes deviennent ce faisant une de ces catégories si décriées. Par exemple « les LGBT » (« QI+ » ou non), désigné-e-s sous ce sigle comme s’ils et elles formaient un tout homogène sur la seule base de leurs préférences ou identité sexuelles. A la vérité, non seulement on y trouve toutes les classes sociales, mais la Fédération LGBT qui regroupe des homos, lesbiennes et trans a une ligne assez conservatrice. On l’a vu avec le mariage homo, qu’elle réclamait contre l’avis d’autres homosexuel-le-s.
Le critère « classe » est quant à lui de moins en moins pris en compte, jusque dans les collectifs ou organisations d’extrême gauche et libertaires ; ou alors l’exploitation économique est tenue pour une oppression parmi d’autres, comme si elle n’avait plus d’importance, ou qu’une importance relative. Toni Morrison le remarquait elle-même, dès février 2007, dans une interview au Fenwib Digest, « derrière les tensions raciales aux Etats-Unis se cache, en réalité, un conflit entre classes sociales : et c’est un tabou beaucoup plus grand que le racisme ».
Alors que les inégalités sociales ne cessent de croître, il paraît pourtant impossible d’ignorer la lutte des classes. Le mouvement des gilets jaunes montre largement son actualité – et, rappelons-le, ce mouvement a été pendant des mois composé de femmes bien plus nombreuses et actives que dans les autres mobilisations sociales… ou les cortèges féministes du 8 mars. Elles y étaient présentes en tant que travailleuses (souvent précaires, exerçant les métiers les moins payés et avec des temps partiels imposés) et en tant que mères de famille (gérant les revenus du foyer et élevant fréquemment seules leurs enfants). Voilà qui devrait peut-être interpeller certaines universitaires et militantes féministes ?

Vanina
(Suite de ce dossier dans le prochain CA)

1. La « première vague » est celle des mouvements pour l’obtention des droits civiques qu’ont connus les pays occidentaux de 1850 à 1945.
2. La libre disposition de son corps par l’accès à la contraception et à l’avortement permet d’être femme sans être mère, et la maternité n’est ni un instinct ni un destin.
3. Voir par exemple « Corps, rapports sociaux et ordre moral » sur kropot.free.fr.
4. En adoptant ce terme insultant (« bizarre », « tordu ») pour lui donner une connotation positive. Sur l’histoire du queer, on peut lire « Homo 12/ Queer, ou l’identité qui refuse d’en être une », sur ddt21.noblogs.org.
5. Tout n’étant à leurs yeux que constructions socioculturelles, les postmodernes ignorent de plus le concept d’aliénation, car celui-ci présuppose une nature humaine.
6. Dans Réfractions n° 24, mai 2010 : « Des féminismes en veux-tu, en voilà ».
7. Exemple cité dans « Comment le genre trouble la classe », Agone n° 43, 2010 – un numéro dont cet article tire une partie de ses sources.

La pensée postmoderne, une idéologie à combattre !
L’abandon progressif de l’idée de révolution par les mouvances contestataires et intellectuelles en Occident est dû à la vague « néolibérale » qui a suivi l’effondrement du bloc de l’Est en 1991. Les théories postmodernes qui se sont répandues alors en Occident via l’Université ont beaucoup contribué à valoriser les initiatives contre-culturelles style « mode de vie » aux dépens de l’action sociale et militante, en écartant la référence historique et théorique que représentait le monde ouvrier et en perdant de plus en plus de vue les classes populaires.
Le postmodernisme (ou poststructuralisme) a émergé en France – porté par des penseurs tels que Jacques Derrida et Michel Foucault, et avec comme références Heidegger ou Nietzsche – dans le contexte particulier de l’après-Mai 68, avec une critique de l’humanisme mais aussi d’un marxisme jusque-là hégémonique dans la pensée politique. Cependant, c’est d’abord aux Etats-Unis qu’il a pris son essor. Jusqu’au milieu des années 1980, il y a désigné des mouvances architecturales et artistiques d’avant-garde, puis les groupes les plus radicaux des mouvements antinucléaire, homo et écoféministe, ou encore des milieux universitaires échaudés par l’échec des révolutions « communistes ».
Ce courant de pensée rejette la conception moderne de l’humanité (ou de l’Homme) comme point focal de l’Histoire et de la philosophie, ainsi que la notion d’un sujet rationnel, autonome, capable d’actions et de choix conscients. Il accorde une grande importance aux structures, notamment linguistiques, et aux modèles de pensée, d’organisation sociale et de comportement que celles-ci déterminent, mais pour en souligner le caractère instable et temporaire. Ainsi, la réalité est « précaire », plurielle et morcelée parce qu’elle se confond avec les interprétations subjectives qu’on en fait ; de même, l’identité se réduit à des positions d’identité, autrement dit des notions provisoires et en devenir, fragmentées et éclatées.
Les héritages des Lumières et de la pensée rationnelle sont pointés comme autant de normes imposées partout dans le monde par l’impérialisme de l’homme blanc occidental hétérosexuel. Or, s’il est vrai que les Lumières ont servi à présenter le colonialisme et le patriarcat comme légitimes et bénéfiques y compris pour les peuples de couleur et pour les femmes, le féminisme et les mouvements antiesclavagistes et pacifistes n’en ont pas moins émergé au XIXe siècle dans leur sillage.
Cantonnés aux campus universitaires et aux tribunes médiatiques, les adeptes du postmodernisme écartent souvent les classes sociales et les intérêts économiques qu’elles représentent pour se focaliser sur les rapports de « race » ; ou encore sur les rapports de genre, mais fréquemment réduits aux oppressions particulières, c’est-à-dire au détriment des femmes, et en particulier de celles qui appartiennent aux classes populaires. On est ainsi passé des luttes contre la hiérarchie et la domination, qui portaient en elles la critique radicale des rapports de pouvoir, à une valorisation du moi-sujet et à une problématique de l’identité tournée sur une recherche obstinée de la différence.
On le voit, le postmodernisme a surgi à point nommé pour les tenants du système : il vise à nous convaincre d’accepter comme une fatalité une société dont toutes les sphères et tous les aspects de la vie seront dominés par les échanges commerciaux, et dans laquelle il n’y aura plus de fondement pour la critique et la résistance… et de nous y fondre en nous consacrant au consumérisme et à une libération personnelle plutôt que collective.

La pensée hyperconstructiviste de Judith Butler
Que ce soit dans les sphères médiatiques et académiques ou dans certains milieux radicaux, la philosophe Judith Butler est devenue la référence obligée de toute revendication portant sur les discriminations de sexe et de genre, même si elle définit peu les concepts qu’elle utilise (elle ne distingue par exemple guère les caractéristiques sexuelles et l’identité sexuelle) et recourt à un jargon des plus hermétiques.
La sexualité, en tant qu’ensemble d’activités sexuelles pratiquées par un individu, à but reproductif ou non, relève à la fois du genre et du sexe, elle a donc des origines à la fois biologiques et socialement construites. Mais, pour Butler, la distinction entre mâle et femelle résulte, comme celle entre les rôles d’homme et de femme, d’une construction « performative » qui passe par le langage. Dans la lignée de Michel Foucault, pour qui le corps n’est pas sexué avant d’être déterminé par un discours qui l’investit d’une idée de sexe naturel, elle affirme que la parole ne se réduit pas à la signification, mais constitue aussi une action : on donne réalité à quelque chose en l’énonçant. On n’est ainsi pas doté-e d’un genre parce qu’on est biologiquement un mâle ou une femelle, mais parce qu’on vise à correspondre à l’idéal normatif de la masculinité ou de la féminité. Par exemple, parce qu’on me déclare fille sans me laisser d’autre choix, je mets une robe et, ce faisant, je réalise un genre qui est rétrospectivement considéré comme naturel puisqu’il me définit et que je m’y conforme.
Mais, selon Butler, le sexe lui-même se construit en fonction d’un genre socialement assigné. Elle s’appuie pour sa démonstration sur les drag-queens, estimant que leurs performances révèlent le caractère non naturel des normes sexuelles et peuvent de ce fait perturber la sexuation des corps imposée par l’ordre dominant. Remettre en cause les identités non seulement masculine et féminine mais mâle et femelle servirait la lutte contre l’homophobie. Il n’est néanmoins pas tellement sûr que la « performativité » ait des effets pratiques contre l’hétérosexualité en tant que système social répressif.
Enfin, en se fondant sur l’infime minorité de personnes dont le sexe génital est démenti par les chromosomes, Butler considère que la sexualité elle-même est un effet des relations de pouvoir et des pratiques culturelles. Il reste néanmoins difficile de démontrer que les différences sexuelles sont le seul fait d’une construction sociale, et que nos pratiques sexuelles sont linguistiquement déterminées.

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