En débat
vendredi 5 mars 2021, par
Après la sortie de deux ouvrages en France – Le Consentement de Vanessa Springora en 2020 et surtout La Familia grande de Camille Kouchner en janvier dernier –, #MeTooInceste a surgi sur les réseaux sociaux pour exposer au grand jour les violences sexuelles subies par des mineur-e-s, dans le cadre familial ou pas. Sur la question de l’inceste, des attaques ont été portées contre Mai 68, et une demande d’intervention a été une fois de plus adressée à l’État, pourtant garant de l’ordre établi.
L’inceste, rapport sexuel entre personnes apparentées, est une réalité paradoxale à plus d’un titre :
Par ailleurs, lorsque l’on observe les témoignages postés sur les réseaux sociaux à l’appel du collectif féministe #NousToutes ou relayés par les médias à propos de l’inceste, on peut faire deux constatations :
Les « événements » de Mai 68 ont trop profondément marqué la société française pour que les gouvernants puissent faire l’impasse dessus ; aussi se sont-ils plutôt employés, depuis un demi-siècle, soit à les réécrire pour en tirer quelque avantage, soit à en ternir le souvenir. Ce que l’on désigne maintenant comme « l’affaire Kouchner-Duhamel » vient de permettre une nouvelle offensive contre le « joli mois de mai ».
Le Monde a été le premier journal à relater les rapports sexuels imposés par Olivier Duhamel à un de ses beaux-fils et à en rendre responsables 68 ainsi que le « féminisme de cette époque » (sans plus de précisions). Le 4 janvier, sous le titre « Olivier Duhamel, l’inceste et les enfants du silence », la journaliste Ariane Chemin évoque l’antre de ce mâle dominant réputé « charmant » comme un « phalanstère foutraque » qu’elle décrit de la sorte : « Tout est assez “olé-olé” chez les Pisier-Duhamel. Le maître-mot d’Evelyne [Pisier], c’est “liberté”. Liberté pour une femme de quitter son compagnon si elle ne l’aime plus, liberté pour les enfants de se coucher à l’heure rêvée, liberté pour les parents de se baigner nus, l’été, dans la piscine de Sanary-sur-Mer. (…) Les enfants vivent comme les adultes et appellent leurs parents par leur prénom. » Dans l’article suivant, « “La Familia grande”, autopsie d’un secret de famille », elle présente Evelyne Pisier comme une « femme non conventionnelle, si généreuse et féministe – à la façon de Mai 1968 » – qui prend le parti de son mari (Duhamel). Dans Le Monde du 14 janvier, elle ajoute, parlant de 2009 : « La révolution #MeToo n’a pas encore fait basculer ces esprits soixante-huitards et féministes qui ont accompagné la révolution sexuelle et ne jurent que par la “liberté”. »
Mais comment peut-on associer 68 à Olivier Duhamel, constitutionnaliste qui, depuis trente ans, influence l’école des élites et ses directeurs ? Fils de Jacques Duhamel (trois fois ministre sous la présidence de Pompidou) et de Colette Rousselot (actionnaire des éditions de la Table ronde et épouse en secondes noces de Claude Gallimard), il a baigné dès sa jeunesse dans les hautes sphères politiques, culturelles et médiatiques. Il a conseillé Sarkozy, puis Hollande, avant Macron, et n’a jamais milité que pour ses intérêts personnels.
« Anticipant le retour du procès des soixante-huitards et de la pédophilie, lit-on dans Libération du 4 janvier, Camille Kouchner a précisé à L’Obs que [le contenu de son livre] n’a, selon elle, “rien à voir avec Mai 68” : “L’inceste est partout, il n’a pas de couleur politique, dit-elle. Il peut être à droite comme à gauche. La vraie question est : comment ça a pu avoir lieu ?” » Cette mise au point n’empêche pas le site Le Vif (L’Express) d’assurer le 25 janvier, dans un article intitulé « Affaire Duhamel – la fin de la permissivité sexuelle de Mai 68 » : « La gauche caviar sort ébranlée du scandale Olivier Duhamel (…). Parmi les dégâts collatéraux, une méfiance accrue à l’égard des élites issues de Mai 68. » Et, dans « Pédophilie : l’omerta de la gauche caviar » l’éditorialiste du Figaro Yvon Rioufol de s’en prendre sur son blog, dès le 6 janvier, à la gauche « morale » et au « libertarisme soixante-huitard », en ironisant : « Les sermonnaires, qui n’ont pas assez de mots pour dénoncer les crimes pédophiles commis au sein de l’Eglise, auront-ils le même goût à mettre au jour les turpitudes que la gauche caviar a pu s’autoriser ? (…) En effet, c’est cette même gauche “libérée” qui pétitionnait dans les années 70 pour défendre des pédophiles poursuivis par la justice. Bernard Kouchner était parmi les signataires. Réduire l’affaire Duhamel à l’inceste évacue la responsabilité de cette gauche autosatisfaite dans la violence faite aux enfants et adolescents. »
La tribune évoquée là – rédigée par l’écrivain Gabriel Matzneff, signée par 67 personnalités [8] et publiée dans Le Monde et Libération fin janvier 1977 – est à resituer dans son contexte. Elle reflète une double préoccupation de l’époque : faire reconnaître le droit des mineur-e-s à avoir une sexualité et dénoncer la répression exercée par l’institution judiciaire bourgeoise/patriarcale. Trois hommes passaient devant la cour d’appel des Yvelines pour attentats à la pudeur sans violence sur mineurs de moins de 15 ans (ils avaient filmé des jeunes de 12 et 13 ans lors de jeux sexuels), et ils avaient effectué trois ans de préventive… « pour des caresses et des baisers », disait la pétition. Bernard Muldworf, psychiatre et psychanalyste, rappelait dans L’Express du 1er mars 2001 qu’il l’avait signée parce que, à ses yeux comme à ceux des autres pétitionnaires, ces enfants n’avaient subi « aucune violence » et étaient « consentants », et parce que, alors, « la sexualité était vue comme subversive ». Kouchner, lui, s’est défaussé sur Jack Lang, affirmant avoir juste voulu répondre favorablement à sa sollicitation ; et Philippe Sollers a argué qu’« il y avait tellement de pétitions à cette époque-là qu’on ne faisait plus très attention à ce qui était écrit »…
Dans l’émission « C ce soir » sur France 5, le 25 janvier dernier, Michèle Perrot a quant à elle commenté la tribune incriminée par : « C’était l’époque (…) une question de mentalité », avant d’ajouter : « Qu’est-ce qui sera dénoncé dans dix ans comme un aveuglement ? »
A la vérité, la charge de certains médias contre 68 est une façon commode de se dédouaner de leur complaisance antérieure à l’égard de célébrités pédophiles – et peut-être aussi une occasion de régler des comptes au sein de l’intelligentsia (on apprend également, dans Le Monde du 4 janvier, que « Camille Kouchner est aujourd’hui la compagne de Louis Dreyfus, président du directoire du groupe Le Monde »). C’est, pour d’autres médias francs réacs, l’occasion de salir l’esprit de Mai. Car ce mouvement incontrôlable de révolte radicale continue bien sûr de susciter de la crainte, quand la nécessité d’un véritable changement social se fait plus que jamais sentir.
Il ne faudrait pourtant pas oublier que les victoires féministes saluées de nos jours – le droit à la contraception et à l’avortement, le partage de l’autorité parentale, l’égalité professionnelle, l’accès égal des femmes et des hommes aux mandats électoraux, etc. – ont été remportées parce que Mai 68 a ouvert des brèches dans l’ordre patriarcal et capitaliste. Les multiples mobilisations des années suivantes s’y sont engouffrées pour transformer en profondeur la société française : sans cette contestation d’envergure, elle n’aurait pas le caractère « moderne » qu’encensent la classe politique et les médias, en comparaison avec d’autres taxées d’archaïsme et d’obscurantisme. L’âge de la majorité civile serait resté à 21 ans ; la « puissance paternelle » s’exercerait seule sur les enfants ; les femmes ne pourraient être élues ; d’autres « affaire[s] Gabrielle Russier [9]
seraient sûrement survenues, etc. S’il n’y avait eu l’action des manifestantes revendiquant la libération sexuelle, notamment par l’« avortement libre et gratuit y compris pour les mineures », le vote de la loi sur l’IVG n’aurait jamais eu lieu – et Simone Veil (quels que soient ses mérites) ne serait pas la cinquième femme entrée au Panthéon.
Dès les années 80, cependant, la gauche au pouvoir s’est employée à réduire l’antipatriarcat à de l’antisexisme, le désir de révolution à celui de réformes. La pandémie de sida a favorisé le retour de l’ordre moral, et il est maintenant constamment demandé à l’Etat, sur des réseaux sociaux servant d’exutoire, de prendre en charge de nouvelles victimes d’abus ou de discrimination et de renforcer ses dispositifs répressifs (voir le second encadré) afin de mieux les protéger – même si les pratiques courantes des juges (profession très féminisée) montrent la vacuité d’un tel choix [10]. Ainsi, #MeTooGay n’a pas tardé à apparaître pour jeter sur la place publique les violences sexuelles dans les milieux homosexuels. Nicolas Martin, producteur à France Culture, a raconté que « c’était quand [il avait] 11 ans et l’autre 16 et demi » (donc entre deux mineurs) ; et il a appelé à d’autres #MeToo, « des trans, des putes, des handicapés, des migrants, de toutes ces minorités vulnérabilisées qui deviennent des proies pour les agresseurs ».
Chaque « commémoration » de Mai 68 a été l’occasion de le dénigrer, notamment en assurant que ses acteurs et actrices avaient vite gagné les sphères du pouvoir et profitaient de leur position sociale – pour mémoire, 10 millions de personnes étaient en grève dans la France entière juste avant les accords de Grenelle signés le 27 mai. Pendant longtemps, les flèches sont venues de la droite – en particulier de Sarkozy qui, dans sa campagne pour la présidentielle de 2007, éructait contre une « permissivité » dans l’éducation héritée de 68. Et voilà qu’on lui impute les violences sexuelles incestueuses. Rappelons donc avec force qu’il n’en a pas plus été le promoteur qu’il n’a œuvré à leur augmentation : la cause déterminante des violences sexuelles, incestueuses ou non, c’est, encore et toujours, le patriarcat – un système qui reste donc à détruire, et non à aménager.
Vanina
Cette annonce choc faite en novembre dernier par l’association Face à l’inceste a été reprise et commentée sur tous les canaux de communication, mais le sondage Ipsos sur lequel elle repose prête le flanc à la critique. Il a été réalisé sur internet auprès de seulement 1 033 personnes (attirées, de plus, par l’annonce d’une enquête visant à supprimer « l’obligation légale pour la victime d’inceste de devoir prouver son non-consentement »). Et, surtout, il parvient à ce « nouveau chiffre de l’inceste en France » en additionnant les résultats obtenus pour les cinq « situations d’inceste » suivantes : « Subir des agressions sexuelles comme des attouchements ou des caresses », « Etre l’objet de confidences répétées à caractère sexuel », « Subir des viols », « Subir des actes d’exhibitionnisme » et « Etre obligé de poser pour des photographies érotiques ou pornographiques ».
Le Sénat a adopté à l’unanimité, le 21 janvier, une proposition de loi rédigée par Annick Billon qui établit à 13 ans le seuil en dessous duquel un enfant ne peut être consentant à des rapports sexuels, mais le gouvernement veut de nouveau mettre ce seuil à 15 ans (la mesure était prévue dans le projet de loi Schiappa, en 2017, mais il l’avait écartée devant l’avis défavorable rendu par le Conseil d’Etat).
Il est en fait bien difficile d’établir une norme dans un tel domaine, parce que tout le monde n’atteint pas au même moment la maturité nécessaire pour exercer pleinement son « discernement » (si tant est que ce dernier suffise à contrer une passion amoureuse). Des personnes sont plus matures à 15 ans que d’autres à 45 ; les filles sont souvent déclarées l’être davantage que les garçons à un même stade… De plus, l’ascendant qu’exercent certaines personnes (pour la plupart des hommes) sur d’autres, et qui leur permet d’obtenir d’eux ou elles des actes sexuels non désirés, ne découle pas seulement de l’âge, de la force physique ou d’une position d’autorité : l’appartenance sociale, le degré de culture, l’expérience ou le caractère jouent également. Vanessa Springora, follement éprise à 14 ans d’un Matzneff de presque 50 ans attentionné et célèbre, et flattée d’être remarquée par lui, aurait-elle moins été sous son emprise à 24 ou 34 ? Et aurait-elle mieux supporté qu’il ne lui soit pas fidèle ?
Les solutions avancées pour lutter contre les abus sexuels sur mineur-e-s ne font fréquemment que réduire leur droit à la sexualité par un renforcement de l’autorité parentale ou étatique. Le gouvernement souhaite maintenant, « en cas d’inceste », un seuil de consentement à 18 ans – l’âge de la majorité civile – alors que la majorité sexuelle ou l’aptitude à travailler (en apprentissage, donc sans salaire) sont fixées à 15 ans.
[1] Avec des variations dans les interdits selon les époques, les pays, la nature des liens de parenté, l’âge et les lois en vigueur.
[2] A présent, les viols et les agressions sexuelles sont qualifiés d’incestueux lorsqu’ils sont commis par un ascendant, un frère, une sœur, un oncle, une tante, un neveu ou une nièce, mais aussi par le conjoint, le concubin ou le partenaire pacsé d’une de ces personnes, s’il a sur la victime une autorité de droit ou de fait.
[3] Ascendants et descendants et alliés dans la même ligne, frères et sœurs, oncle et nièce ou neveu, tante et neveu ou nièce.
[4] Les pharaons en Egypte, les empereurs au Japon (jusqu’en 1989) ou les rois de France ont transgressé l’interdit de l’inceste pour être associés aux dieux ou concentrer leur légitimité sur un lignage qui excluait les autres familles.
[5] Selon les services de police et de gendarmerie, sur les 6 737 personnes mises en cause pour des violences sexuelles incestueuses entre 2016 et 2018, 95 % étaient de sexe masculin ; et, parmi les 4 341 victimes de ces violences (dont 78 % de filles), la moitié avait moins de 4 ans.
[6] D’après la sénatrice Annick Billon, présidente (centriste) de la délégation aux Droits des femmes, « environ 150 000 viols et tentatives de viol sur mineurs » se déroulent chaque année en France ; et, « neuf fois sur dix, le prédateur sexuel est un proche, un ami, un membre de la famille, une personne de confiance ».
[7] Ce sont des personnalités politiques, culturelles ou médiatiques qui, comme pour #MeToo en 2017, ont tendance à afficher leur nom et celui de leur agresseur ou agresseur présumé.
[8] On y trouve par exemple Jean-Paul Sartre, Roland Barthes, Simone de Beauvoir, Gilles Deleuze, Guy Hocquenghem, Louis Aragon, Francis Ponge, André Glucksmann, François Chatelet, Patrice Chéreau ou Félix Guattari.
[9] Cette enseignante qui a eu en 1968 une relation sexuelle avec un de ses élèves, âgé de 16 ans, s’est suicidée l’année suivante après avoir été condamnée pour détournement de mineur. Autres temps, autres mœurs ( ?) : une large fraction de la population a soutenu cette relation en la considérant avant tout comme une histoire d’amour.
[10] 10. Selon l’avocate Caroline Mécary, « 74 % des plaintes pour viol sur mineurs sont aujourd’hui classées sans suite, et les 26 % restants sont pour moitié requalifiées en atteintes ou en agressions sexuelles [délits passibles de dix ans de prison]. Il y a aussi des non-lieux. De ce fait, seuls 10 % aboutissent à un jugement » pour crime en cour d’assises (passible de vingt ans de prison).