jeudi 16 décembre 2010, par
Des canaux parallèles à la grève, pour développer le mouvement et étendre les grèves. Des actions qui ne soient pas alternatives, mais complémentaires à la grève, pour aider à son développement...
C’étaient là les intentions de beaucoup de ceux et celles qui, partout dans l’hexagone, ont occupé le terrain de la rue pour agir, au cours d’actions d’occupation ou de blocages, contre la réforme des retraites. Développer la mobilisation et inciter à la grève donc, car c’est l’arme évidemment la plus efficace pour bloquer production et distribution.
Cependant, malgré ces appels invitant à la grève générale et durable, celle-ci ne s’est pas déclenchée. Mais, et la nouveauté est là, les ardeurs combatives ne se sont pas pour autant refroidies et se sont investies dans des actions multiformes, en particulier de blocages. Quelle portée, quelle résonance ont eues ces actions ?
N’ont-elles été qu’un substitut à la grève ?
La question de la grève
L’enjeu du dossier retraites est énorme, et la riposte, pour le moment, n’a pas été à la hauteur. Certes, il y a eu du monde dans les manifestations, mais très peu de travailleurs-ses impliqué-es dans un véritable rapport de force conduisant au blocage de l’économie.
Si quelques secteurs, tels les cheminots, se sont lancés très tôt dans la grève reconductible, c’est en faisant clairement entendre qu’ils ne voulaient pas rester seuls, et qu’ils espéraient que leur action aurait un effet d’entraînement. Ce n’a pas été le cas.
Des grèves reconductibles, certes il y en a eu, mais dans des secteurs professionnels peu nombreux (les cheminots, les cantines scolaires, le transport routier, les ports, les convoyeurs de fond, le ramassage des ordures... et bien sûr les raffineries) ou dans des lieux limités (Marseille).
Ces grèves ne sont pas généralisées ni n’ont duré suffisamment. La plupart des salariés des grandes entreprises privées ne sont pas allés au-delà de débrayages ponctuels pour participer aux manifestation et ceux du public se sont le plus souvent pliés, et de façon peu massive, aux grévettes appelées par les syndicats. Dans ce contexte, la tentation a été forte de déléguer la lutte à des professions-clés pour le système, comme celles des cheminots et des industries pétrolières et chimiques, ou même aux lycéens, dont le gouvernement disait avoir très peur sans doute pour mieux pouvoir employer contre eux ses flics et sa justice.
Les travailleurs-ses savent bien qu’un véritable rapport de force se fonde sur la grève et sur l’entreprise. C’est pourquoi d’ailleurs la reprise du travail dans les raffineries, dont le blocage avait alimenté les espoirs, naïvement sans doute et de façon illusoire, mais suscitant une forte solidarité, a été vécue comme la fin de la mobilisation.
Nous n’aborderons pas ici les raisons pour lesquelles la grève reconductible n’a touché que quelques secteurs ni pourquoi la grève ne s’est pas généralisée. Un prolétariat de plus en plus éclaté, un lieu et un type de travail qui ne font plus sens, le sentiment que faire grève ne « gêne » pas quand on est employé dans un service ou dans un secteur apparemment peu stratégique, une dégradation continue des conditions de travail, des salaires qui stagnent, une précarité qui se généralise, un contexte menaçant de chômage, les échecs mémorables de longues grèves précédentes, tout cela (et bien d’autres choses encore qui mériteraient d’être analysées) a contribué à ce que le saut dans une grève-marathon n’a pas été franchi massivement, c’est le moins qu’on puisse dire.
Il est clair en tout cas qu’il ne fallait pas attendre des syndicats, « unifiés » dans l’Intersyndicale, autre chose que la défense de leur position de « partenaire social » avec l’Etat. Et il est donc illusoire d’exiger d’eux, comme certains ont cherché à le faire, qu’ils lancent des appels centraux à la grève reconductible, voire à la grève générale. Stratégie de la concertation avec le gouvernement, absence de soutien aux grèves reconductibles et aux actions « coup de poing », opposition très majoritaire à la stratégie d’une grève durable et choix de miser sur des « journées de mobilisations » saute-mouton... les syndicats n’ont fait qu’appliquer leurs méthodes habituelles pour canaliser le mécontentement et désamorcer toute tentative d’instaurer un véritable rapport de force face au gouvernement et au patronat : les journées d’action qu’ils avaient programmées permettaient de rythmer et d’encadrer la contestation, c’était là leur objectif.
Malgré la promulgation de la loi sur les retraites, ils ne sortent pas complètement perdants du conflit : ils ont donné l’image d’interlocuteurs sociaux légitimes et responsables ; ils ont abouti à la conclusion, preuve à l’appui, qu’avec ce gouvernement il est décidément très dur de négocier (ainsi, ils laissent le champ libre aux partis d’opposition institutionnelle pour présenter les prochaines échéances électorales comme le seul débouché à la colère exprimée) ; ils montrent qu’ils ont su mener une longue bataille faite de manifestations de rue massives à répétition, afficher une combativité prudente et de bon aloi et faire preuve d’une persévérance exemplaire pour maintenir l’unité. Et, à l’unisson avec la présidente du Medef, ils sont heureux de pouvoir « passer à autre chose » ; ainsi, la CFDT se prépare-t-elle déjà et sans vergogne à appuyer le futur chantier gouvernemental de la retraite à points, dès 2013.
Quant au syndicalisme « de lutte », il est évident qu’il n’a pas un poids suffisant (en nombre et en secteurs professionnels) pour mettre en œuvre, sur sa seule initiative ou son seul soutien, une stratégie de grève reconductible, encore moins de grève générale.
Ainsi, l’appel à la grève générale, ou même à la grève reconductible, lancé par les syndicats minoritaires ou/et les AG Interpro, est-il resté incantatoire.
Manifestations et actions
de « blocage de l’économie »
Mais si la grève n’a pas été le marqueur dominant de ces mois de contestation, d’autres armes ont été utilisées. Le conflit a ainsi glissé sur d’autres terrains que celui de l’intérieur de l’entreprise.
La grève, incontournable pour ancrer l’action dans la durée, ne pouvait pas « prendre ». A défaut,- et est-ce un signe de faiblesse quant aux possibilités de peser de l’intérieur même des entreprises ou une émergence de modes d’action collective nouveaux qui se cherchent -, c’est la rue, en tout cas le hors-entreprise, qui a été le champ du « conflit ».
Passons sur les manifestations épisodiques appelées par l’Intersyndicale. Les travailleurs-ses y sont venu-es à plusieurs reprises en masse. Il s’agissait d’un cadre ritualisé et bien rôdé, de longues et récurrentes manifestations-promenades. Si elles ont permis de rendre visible le mécontentement de milliers de gens et si elles ont pu donner l’impression chaleureuse, mais illusoire, d’une force collective poursuivant le même but, elles n’ont guère été que la mise en représentation des troupes, rangées par profession, de chaque syndicat (à ce propos, y a-t-il eu beaucoup de cas où les manifestant-es ont fait fi des banderoles et drapeaux de chaque chapelle pour constituer des cortèges mélangeant appartenances syndicales et secteurs professionnels ?). Ces manifestations ont été en grande partie un substitut à la grève, avec les caractéristiques d’un mouvement d’opinion plutôt que de lutte de classe, ce qui explique que le patronat n’en a cure et qu’elles n’ont pas permis de créer un vrai rapport de force.
Mais c’est aussi lors de ces jours de manifestation, entre autres, que des groupes plus radicaux opéraient des actions en marge, débordant les cortèges ou prenant des chemins de traverse.
En effet, c’est encore à l’extérieur et de l’extérieur des entreprises que le choix de blocages s’est fait, sur des cibles économiques jugées stratégiques pour le système : secteurs de l’énergie et de la chimie, voies de communication au service des flux et des transports des marchandises, institutions-clés (banques, sièges du Medef, de l’UMP)... Les initiatives à ce niveau sont si nombreuses qu’il est impossible de toutes les passer en revue. De même, selon les endroits, elles ont réuni des travailleurs-ses syndiquées ou non, grévistes ou non, lycéen-nes, étudiant-es, chômeurs-ses, tous-tes qui, par ce recours à l’action directe contre des cibles honnies du système, regagnaient un peu de pouvoir sur leur vie.
Mais, il est bon de ramener à leurs justes proportions ces actions locales visant des cibles politiques et économiques. Elles ne pouvaient évidemment pas déboucher sur le « blocage de l’économie », ni mettre en difficulté le gouvernement et les entreprises, hormis peut-être les pénuries partielles de carburants dans les stations services. Cependant, par leur impact symbolique et leur portée idéologique, elles ont permis de rompre avec le sentiment d’impuissance, de créer des mini-victoires et d’ouvrir le champ des possibles.
Souvent, elles ont été décidées, organisées, par les AG Interpro locales, qui ont ont vu le jour dans de nombreuses villes, et même dans des bourgs ruraux. Et ces actions sont certainement une des plus belles réussites de ce mouvement social, dans la mesure où elles ont entretenu une dynamique contestataire incessante et souvent joyeuse. Les AG Interpro elles-mêmes ont réveillé une capacité d’auto-organisation qui n’avait pas fait surface depuis longtemps dans les luttes ouvrières.
Cependant, il faut s’interroger sur les réelles capacités d’autonomie que les AG interpro, en général, ont eues vis-à-vis de l’Intersyndicale.
Tout d’abord, les syndiqué-es de Solidaires, de la CGT et de la FSU qui y participaient ont semblé peu soucieux de gérer la contradiction de leur participation à ces AG interpro alors que ces structures, leurs mots d’ordre et leurs actions, étaient fortement rejetées, et même dénoncées, au sein de l’Intersyndicale où siégeaient leurs syndicats respectifs.
Ensuite, il était illusoire de croire que ces AG Interpro, même si elles ont donné à la lutte un dynamisme nouveau, pouvaient déborder l’Intersyndicale en la contournant. Celle-ci n’a jamais réellement perdu la main sur l’organisation du mouvement. La grève ne s’étant pas installée dans la durée ni généralisée, les AG Interpro n’accueillaient bientôt plus de grévistes en leur sein ; c’est au rythme des rendez-vous décrétés par les syndicats que se faisaient les mobilisations massives et c’est sur cette vague que surfaient les AG Interpro, dépendant en quelque sorte du temps et de l’espace laissés vacants dans et entre les manifestations pour réaliser des actions de blocage ou d’occupation.
L’heure est à la lucidité
mais pas au pessimisme
Certes, la promulgation de la loi sur les retraites ne réjouit personne et l’ennemi de classe et ses alliés continuent à mener la danse.
Cependant, ceux-celles qui se sont mobilisé-es ne paraissent ni exsangues ni démoralisé-es. Au contraire, les mois de lutte qu’ils-elles viennent de vivre auront permis de reconstruire du lien social à plusieurs niveaux et de susciter le désir de l’entretenir. Le feu couve toujours et l’agitation se poursuit dans de nombreux endroits.
La question des retraites n’est qu’un pivot symbolique d’un mécontentement fort, d’un profond sentiment d’injustice, dans un contexte de dégradation féroce de la situation économique qui touche à quantité d’aspects. Ce qui s’est passé a été assez riche et dynamique pour laisser préservée l’envie de se battre et de démarrer des fronts sur d’autres questions, contre d’autres régressions sociales imposées par le capital.
Les idées de grèves, reconductibles, tournantes, voire générales, ont été lancées, certes de façon incantatoire, mais elles ont aussi été débattues et répandues, et peuvent réapparaître comme armes incontournables face à la stratégie cul-de-sac des confédérations syndicales et pour remettre en cause le système économique et social.
De même, les questions de l’auto-organisation, du fonctionnement assembléiste et les formes de lutte ont non seulement été posées au cours de cette lutte, mais encore réinventées et expérimentées ; plutôt à l’échelle locale, certes, mais un peu partout sur le territoire. Et des embryons de coordination semblent se mettre en place. Reste à savoir si ces modes d’organisation pourront s’inscrire dans la durée, aussi bien localement qu’au niveau de l’hexagone, voire au delà. En tout cas, leurs traces ne se perdront pas.
Kristine, le 15-11-10