lundi 1er décembre 2003, par
N’ayant d’autre ressource que leur capacité de travail, les salariés n’ont pas d’autre moyen pour faire pression sur leur patron que d’interrompre leur activité productive, indispensable à la bonne marche des affaires. Le droit de grève reste fondamentalement une arme de la classe ouvrière contre le patronat, bien que des tendances récentes poussent à dépasser largement ce cadre ; bien qu’également, dans les pays où il a été reconnu, il fasse sans cesse l’objet de tentatives de restriction, d’empiétement ou même de suppression pure et simple.
Voir en ligne : texte disponible au format brochure A5, 12 p.
En français, le mot “grève” apparaît au début du XIXe siècle et provient du nom de la place de Grève (aujourd’hui place de l’Hôtel de Ville à Paris) sur laquelle les ouvriers se réunissaient en attendant une embauche éventuelle. La grève a une histoire : à Lyon, au début du XVIe siècle, les "griffarins", des ouvriers imprimeurs qui utilisent l’arrêt du travail, au cri de "Trique, trique" (d’où peut-être le terme strike en anglais pour désigner la grève ou le fait de faire grève), pour vider l’atelier du maître récalcitrant et "jeter l’interdit" sur ceux qui songeraient à les remplacer. À la fin du XIXe siècle, on distingue encore mal entre grève, émeute et insurrection : la plupart des grèves depuis 1815 avaient pris un caractère révolutionnaire, la plus fameuse étant celle des canuts de Lyon en 1834. Avec l’essor du syndicalisme autour de 1900 dans les pays industriels, une confusion persiste entre grève et émeute, alimentée aussi par les peurs de la bourgeoisie et les espoirs des syndicalistes révolutionnaires qui versent dans la mystique de la grève générale insurrectionnelle.
L’histoire de la grève générale
Selon des historiens et historiennes, l’idée de grève générale apparaîtrait au cours de la Révolution française, exprimée par Sylvain Maréchal, Le Tellier, Mirabeau. Elle est préconisée par le syndicalisme britannique dans les années 1832-1842. Face au coup d’Etat de Louis Napoléon Bonaparte, elle est avancée par le libéral Emile de Girardin. Elle est débattue au IIIe Congrès de l’Association internationale des travailleurs. Les grèves de 1886 à Chicago pour les huit heures servent de déclencheur pour le mouvement ouvrier français qui s’est redressé rapidement de l’énorme saignée de la Commune. Au sein de la Fédération des Bourses du travail, fondée en 1892, Fernand Pelloutier promeut la stratégie de l’arrêt collectif du travail qu’il expose dans une bro-chure rédigée avec Henri Girard, Qu’est-ce que la grève générale ? (1895). Le IIe Congrès de la CGT, à Tours en 1896, adopte le principe d’une propagande intense en faveur de la grève générale. Le même scénario se renouvelle en 1897 (Tours), 1898 (Rennes), 1900 (Paris). Le congrès de Montpellier dote l’organisation d’une commission des grèves et de la grève générale. L’article 16 des nouveaux statuts indique qu’elle "a pour objet d’étudier les mouvements de grève dans tous les pays" et qu’elle "s’efforce, en outre, de faire toute la propagande utile pour faire pénétrer dans l’esprit des travailleurs organisés la nécessité de la grève générale". Le VIIIe congrès, à Bourges en 1904, confie le soin à Paul Delesalle d’animer une commission spéciale char-gée de mener une campagne pour les huit heures qui seraient obtenues d’ici le 1er mai 1906. Sur la façade de la Bourse du travail de Paris, un panneau proclame : "A partir du 1er mai 1906, les travailleurs ne feront plus que huit heures." 1906 sera la première tentative de grève générale en France. Lors de la révolution russe de 1905, qui, pour l’essentiel, dura de septembre à décembre, la grève générale joua un rôle complètement inédit. Loin d’être un fantasme des anarchistes, ou un substitut à l’insurrection ouvrière, la grève générale de 1905 s’est révélée être une arme redoutable entre les mains des travailleurs, portant en elle une dynamique capable d’embraser le pays entier. Dans sa brochure "La grève de masse", écrite en 1906, Rosa Luxemburg tirait les leçons de la réalité concrète des événements de 1905.
Les débats sur la grève générale au XIXe siècle et au début du XXe
Au sein du mouvement syndical du début du XXe siècle, il y des oppositions fondamentales dans les objectifs donnés à la grève générale : - Pour le courant réformiste, la grève générale est un moyen d’obtenir des améliorations partielles et immédiates pour les travailleurs, secteur par secteur (grèves générales sectorielles) ou ensemble en imposant par l’action économique le vote de lois sociales. - Le courant guesdiste (1) était plutôt opposé à la grève générale. Il subordonnait l’action syndicale à celle du parti afin de permettre la conquête du pouvoir par celui-ci. Le parti étant considéré comme seul à même de mettre en œuvre la révolution par la mise en place d’un “état ouvrier”. La grève générale devient alors pour les guesdistes un levier pour permettre la prise de pouvoir insurrectionnelle par le parti ouvrier. - Pour le courant syndicaliste révolutionnaire, la grève générale était l’outil essentiel de la révolution. Elle devait en effet permettre aux travailleurs de prendre le contrôle de l’ensemble de l’économie et des moyens de production : arrêt simultané de la production dans tous les secteurs, destruction de l’appareil d’état, abolition du patronat et du salariat et enfin reprise de la production dans la nouvelle économie socialisée. Cette dernière devant être au service et sous le contrôle des travailleurs par le biais des organes démocratiques issus des syndicats. Cette grève générale devait être très organisée et la plus brève possible afin d’éviter les préjudices de l’arrêt trop long de la production pour la population. Bien évidemment cette grève devait ne pas être déclenchée spontanément mais organisée, prépa-rée après des mouvements partiels par secteurs. Une notion très importante est celle de “gymnastique révolutionnaire” : l’organisation syndicale devait permettre d’obtenir des améliorations immédiates pour les travailleurs dans différentes grèves, les entraînant et les organisant en vue de la grève générale. Les positions guesdiste et syndicaliste révolutionnaire sont la continuité des débats entre marxiens et anarchistes au XIXe siècle. Jules Guesde, reprenant avec plus de raideur encore des objections de Friedrich Engels, avait condamné la stratégie de la grève générale. A l’époque, de manière purement théorique, on suggérait que si tous les travailleurs faisaient grève ensemble, pendant suffisamment longtemps (on parlait souvent de quatre semaines - "le mois sacré" comme disaient les révolutionnaires anglais, les "chartistes"), soutenus par les caisses ouvrières évidemment, le capitalisme s’effondrerait. Pour Marx et Engels, cette position était pour le moins naïve, d’autant plus qu’avec le temps, la "grève générale" était devenue le mot d’ordre fétiche des anarchistes. Engels ironisa en 1873 : "Dans le pro-gramme de Bakounine, la grève générale est le levier qu’on emploie pour déclencher la révolution sociale. Un beau matin, tous les ouvriers de toutes les usines d’un pays, ou même du monde entier, cessent le travail, contraignant de la sorte en quatre semaines au maximum les classes possédantes, soit à capituler, soit à taper sur les ouvriers ce qui donne alors à ceux-ci le droit de se défendre et par la même occasion de jeter bas toute la vieille société.". Marx et Engels finirent par considérer que la grève générale n’avait pas de rôle particulier à jouer dans la stratégie ouvrière. Mais, en 1893, Engels (Marx était déjà mort) reconsidéra la question de la grève générale à la lumière de la lutte de classe en Belgique où, par le biais d’une telle grève, les travailleurs venaient d’arracher des acquis politiques importants. Loin de dénoncer l’utilisation de cette nouvelle tactique, Engels montra qu’il s’agissait d’une arme très puissante qu’il fallait manier avec précaution. Comme il l’a dit dans une lettre à Kautsky : "la grève politique doit, ou bien vaincre tout de suite, par sa seule menace (comme en Belgique où l’armée était très secouée), ou se terminer par un fiasco colossal ou, en définitive mener directement aux barricades." Trotsky dira : "Ainsi que tout marxiste le sait, la grève générale constitue l’un des moyens de lutte les plus ré-volutionnaires. La grève générale n’est possible que lorsque la lutte des classes s’élève au-dessus de toutes les exigences particulières et corporatives, s’étend à travers tous les compartiments des professions et des quartiers, efface les frontières entre les syndicats et les partis, entre la légalité et l’illégalité, et mobilise la majorité du prolétariat en s’opposant de façon active à la bourgeoisie et à l’Etat. Au-dessus de la grève générale, il ne peut y avoir que l’insurrection armée."
Les grèves générales en France
La première tentative de grève générale en France est prévue pour le 1er mai 1906 avec pour but l’obtention de la journée de 8 heures (déjà obtenue en Angleterre). A l’approche de la date fatidique, Georges Clemenceau, premier flic de France, futur président du Conseil, masse 50 000 hommes dans la région parisienne. Sous prétexte de déjouer un complot, le ministre fait arrêter le secrétaire de la CGT le 30 avril. Le lendemain, la police à cheval rend impossible tout rassemblement parisien. En province, la mobilisation est médiocre. L’agitation se prolonge jusqu’à la fin du mois de mai. Néanmoins, le mouvement a échoué. Le Parlement adopte le 13 juillet 1906 une loi sur le repos hebdomadaire sans que l’offensive syndicale ait véritablement pesé sur le projet conçu de longue date par des parlementaires réformistes. Le congrès de la "Charte d’Amiens" se tient du 8 au 14 octobre 1906. Il tire les leçons du 1er mai 1906 mais aussi de la formation en 1905 du Parti socialiste unifié, la section française de l’Internationale ouvrière (SFIO). En dépit des critiques provenant des médiocres résultats de l’action, le mouvement entrepris est à poursuivre. Le rapporteur évoque un schéma à quatre temps : luttes par branches, arrêts simultanés, grève générale, révolution. La Charte d’Amiens écarte toute stratégie parlementaire. Autonome, le syndicat, expression de toute la classe, travaille à l’amélioration immédiate du sort des travailleurs et à plus long terme, à leur émancipation par la grève générale. En mai et juin 1936, après la victoire du Front populaire, déferle une vague de grèves qui touche la quasi-totalité des secteurs agricole, industriel et commercial du privé (12 000 entreprises dans le secteur privé - le "public" n’est pas en grève, ne bénéficiant pas du droit de grève -, près de deux millions de grévistes, dont les trois quarts occupent leurs usines). Le 18 juin, Jouhaux, secrétaire inamovible (depuis 1909 !) de la CGT n’en revient tou-jours pas : "Le mouvement s’est déclenché sans qu’on sût exactement comment et où." Aucune consigne centrale en effet ne l’a précédé, ni même accompagné. Des comités de grève, s’ils ont le mérite d’exister, d’être en général assez représentatifs des différents secteurs de l’entreprise, sont rarement élus autrement qu’à l’applaudimètre de l’AG. Leur coordination est inexistante à quelques exceptions ou tentatives près : la CGT réunit à plusieurs reprises des délégués syndicaux de la métallurgie ; il existe un comité intermagasins dont les délégués accompagneront les syndicats aux négociations du secteur ; enfin le comité de grève d’Hotchkiss tentera de faire vivre une coordination de 33 puis 280 usines métallurgiques de la région parisienne au point culminant du mouvement. La grève imposera les accords Matignon qui vont bien au-delà du programme électoral du Front populaire. Mais le combat a radicalisé les combattants. Il faudra toute l’autorité de Thorez pour stopper un mouvement qui est à son zénith entre le 7 et le 12, c’est-à-dire après les accords dits maintenant Maquignon. L’autre grande grève générale fut celle de mai 68 (2). Tandis que les étudiants tiennent d’interminables "assemblées générales" depuis la fermeture de Nanterre le 2 mai, les ouvriers, las de grèves ponctuelles et de négociations infructueuses, décident de contrer plus durement l’intransigeance patronale. Des luttes très dures menées début 68, on peut trouver trace dans un article du Combat Syndicaliste du 22 février 1968, journal de la CNT (qui avait à l’époque une existence symbolique), dans un article intitulé "Vive l’action directe" : "- Nantes, 20 janvier 1968 : "L’installation du nouveau conseil d’administration de la Caisse primaire de sécurité sociale a donné lieu à une manifestation des unions locales des syndicats ouvriers. Des C.R.S. venant prêter main forte aux gardiens de la paix, des projectiles divers étaient lancés sur les forces de police et les premières sommations étaient faites" - Redon, 20 janvier 68 : "Les ouvriers de l’usine Jean GARNIER, fabrique de machines agricoles ont, au nom-bre d’environ cinq cents, de nouveau débrayé jeudi soir et parcouru la ville. Ils ont encore jeté quelques pierres et boulons contre les fenêtres de l’appartement particulier du sous préfet et de la gendarmerie. ... - Caen, 24 janvier 68 : "Le climat s’est durci à Caen. A proximité de l’hôpital, la police voulut barrer la route aux ouvriers qui arrivaient au coude à coude. Le heurt fut violent avec les manifestants armés de morceaux de bois... Une autre échauffourée avait eu lieu le matin sur la R.N. 13 à l’entrée de Caen, où les gardes mobiles ont dû dégager la route bloquée pendant trente minutes par les ouvriers en grève de la Sonormel" - Angers, 27 janvier 68 : plusieurs centaines de viti-culteurs ont manifesté contre les conditions d’application de la TVA. à leur profession.... C’est alors que quelques incidents éclatèrent, des manifestants lançant des pétards dans la cour de la préfecture. Ensuite une centaine de manifestants, malgré l’ordre de dispersion, se dirigèrent vers la gare et envahirent les voies. A 18 h 30, deux trains ont ainsi été bloqués" - Caen, 27 janvier 68 : "La manifestation organisée à Caen vendredi après-midi pour appuyer les revendica-tions des ouvriers métallurgistes en grève s’est prolon-gée dans la soirée par de véritables scènes d’émeutes. 18 blessés, 86 personnes, jeunes pour la plupart, furent appréhendées. Mais dès qu’un cortège se forma, il apparut très rapidement que des manifestants, particulièrement des jeunes, étaient très échauffés. Ces manifestants ne dissimulaient guère leurs intentions : ils tenaient à la main des barres de fer et avaient les poches bourrées de projectiles. Les gardes mobiles apparurent bientôt lançant des grenades lacrymogènes. La nuit tombée, pendant trois heures, de violentes bagarres se multiplièrent au centre de la ville. En même temps, des vitrines, des feux de signalisation, des enseignes étaient brisées, des voitures endommagées. La B.N.R a été lapidée, un camion de pneus a été la proie des flammes. (...)" L’agitation étudiante, jusque-là isolée, rencontre la sympathie de l’opinion publique : le 13 mai, à Paris et dans toute la France, les syndicats manifestent avec les étudiants pour protester contre les brutalités policières. La crise prend alors une nouvelle dimension, car le lendemain, de façon tout à fait inattendue et spontanée, une vague de grèves s’enclenche : à la révolte étudiante succède une véritable crise sociale. Au soir du 14 mai, les salariés de Sud-Aviation, dans la banlieue de Nantes, occupent leur usine et séquestrent le directeur. Les 15 et 16, la grève gagne les usines Renault de Cléon et Sandouville (Seine-Maritime), Flins et Boulogne-Billancourt. Progressivement, jusqu’au 22 mai, et sans mot d’ordre syndical national, le mouvement s’étend. Le pays se retrouve paralysé par 7 millions de grévistes déclarés (sans compter les salariés en chômage technique, ou bloqués par le manque de transports). Les usines, les bureaux, les services publics, les transports, tous cessent le travail. Nées spontanément, les grèves de Mai 68 ne sont encadrées qu’a posteriori par les syndicats, qui collent cependant autant que possible au mouvement, tentant de le traduire en revendications négociables. Après un week-end marathon, sont signés entre le gou-vernement d’un côté, la CGT et la CFDT de l’autre, les “accords de Grenelle” du lundi 27 mai qui se traduisent par : ß Relèvement du SMIG de 35 %, ce qui le portait de 2,22F à 3 F Généralisation du SMIG à toute la France (le SMIC n’existait pas encore - il sera institué en 1970 -. Le minimum était le SMIG, Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti, basé et indexé sur l’indice des prix à la consommation, mais il ne s’appliquait pas partout en France, ni dans tous les secteurs d’activité). ß Hausse des salaires de 10 % en 7 mois ß Extension des droits syndicaux ß Reconnaissance de la section syndicale d’entreprise ß Accords de réduction du travail pour revenir progressivement aux 40 heures ß Travaux sur le droit à la formation continue, sanctionnés par l’accord de juillet 70 instaurant la formation professionnelle rémunérée. Mais ce compromis de Grenelle ne satisfait pas la base ouvrière : il privilégie les revendications "quantitatives" classiques, alors que les grévistes mettent plutôt en cause les rapports de travail et les structures de pouvoir dans l’entreprise. La reprise du travail se fait lentement. On se bat encore, mi-juin, à Flins et à Sochaux. Bien des grévistes se sentent floués ; mais ils sont isolés. Ces accords consacrèrent la liquidation du programme révolutionnaire en accordant aux syndicats ouvriers un statut officiel de "partenaire social" qu’ils occupaient déjà de facto dans le mode de régulation fordiste en place depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Mai 68 a été un vaste mouvement de contestation. Contestation du pouvoir, contestation des institutions, contestation de De Gaulle, contestation des règlements universitaires, contestation de la violence policière, contestation de la société, contestation des tabous sexuels, contestation des conditions de travail, contestation de la croissance économique…
Une grève générale partielle (dans la fonction publique)
Début juillet 1953, bénéficiant des pouvoirs spéciaux, Laniel, président du conseil, annonce qu’il va prendre toute une série de mesures afin de limiter les dépenses sociales (ce pour financer les dépenses militaires de la guerre coloniale en Indochine) : réformes de l’assurance sociale, suppression de 4 000 emplois dans la fonction publique, allongement de l’âge de la retraite. La procédure voulait que ces projets soient soumis par le gouvernement au Conseil supérieur de la Fonction publique qui devait se tenir le 4 août. Ce même jour, la CGT, le Syndicat autonome et la CFTC (la CFDT, qui en fut issue, n’existait pas encore) appelèrent à organiser des pétitions, des délégations et un débrayage d’une heure contre les décrets annoncés. FO s’était contentée le 3 août d’une mise en “état d’alerte” de ses syndicats. Le 4 août donc, l’activité cessait dans la quasi-totalité des bureaux, des centres et des services postaux mais, comme il était prévu, le travail reprit au bout d’une heure, sauf à Bordeaux. Là, un militant de FO, Jean Viguié, de tendance anarcho-syndicaliste, prit le micro et résuma la situation : "Seule une grève générale et illimitée peut aboutir à faire reculer le gouvernement" et conclut en disant : "Pourquoi ne la lancerions-nous pas ?". Les ap-plaudissement tinrent lieu de vote. Par téléphone, les postiers grévistes de Bordeaux avertissaient eux-mêmes leurs collègues, dans le reste du pays. Deux jours plus tard, la grève était générale dans les PTT et gagnait d’autres secteurs, concernés eux aussi par les décrets-lois. À son point culminant, la grève fut suivie par quatre millions de travailleurs. Il n’y avait plus de trains, plus de courrier. Le téléphone, alors manuel entre Paris et la province, était paralysé, le gouvernement dut utiliser les lignes intérieures de l’armée. Les chèques postaux étaient bloqués, les ordures ménagères s’entassaient sur les trottoirs des villes. Elle dura jusqu’au 25 août. Mais pour le gouvernement comme pour les syndicats, il s’agissait de régler cette affaire avant la fin du mois d’août, avant que le reste des salariés ne retourne au travail. Le 20, un accord était signé avec FO et la CFTC. Le gouvernement reculait sur les retraites et les salaires les plus bas. L’ordre de reprise de FO et de la CFTC fut sans effet. Pour la CGT, il s’agissait de faire un baroud d’honneur démonstratif de leur influence. Démonstration faite, la CGT appela à la reprise du travail le 25 août, sans que les travailleurs obtiennent rien de plus. Mais le gouvernement avait dû remiser ses fameux décrets-lois et promettre d’augmenter les bas salaires.
De 1968 à aujourd’hui…
La masse de grévistes de 1968, si elle n’a pas ébranlé le régime malgré la bonne frousse flanquée à la bourgeoisie, a tout de même contribué à un certain rééquilibrage du rapport de force entre le capital et le travail. Des acquis, certes au-dessous de ce qui était escompté, ont pu être arraché au pouvoir et à la bourgeoisie. De plus, ce nouveau rapport de force s’accompagnait d’une contestation frontale des valeurs bourgeoises. Depuis, nous avons assisté à l’érosion de ce rapport de force qui s’est infléchi en faveur du capitalisme. Des restructurations gigantesques, parfois pilotées par l’Etat lui-même, ont jeté à la rue des centaines de milliers de travailleurs. L’offensive de la bourgeoisie s’accentue ensuite pour réduire à l’état de miettes les acquis cumulés d’un demi-siècle de luttes sociales. Ces éléments d’un "compromis" entre travail et capital que certains croyaient possible sont éliminés. L’action continue du capitalisme est d’autant plus efficace qu’elle est déterminée à parvenir à ses fins et ne trouve face à elle que des réactions dispersées, même si elles sont parfois spectaculaires, et des organisations de travailleurs persistant à penser dans le cadre d’un "compromis" que la bourgeoisie a depuis longtemps rompu. Ainsi, ces dernières années ont laissé l’initiative à une bourgeoisie jalouse de ses prérogatives, ne comptant partager aucune parcelle de pouvoir, désireuse de maintenir puis d’augmenter de manière conséquente ses taux de profit. Par ses coups de boutoirs sans cesse plus violents, elle contraint les travailleurs à se cantonner à une posture défensive. Celle-ci, souvent désespérée, demeure à l’écart de toute coordination, inconsciente souvent du nouveau rapport entre les classes et nostalgique d’une période d’équilibre qui s’est avérée illusoire, un repli stratégique de la classe des possédants. Cette défensive des travailleurs n’est pas même élément d’une stratégie de cantonnement qui travaillerait à la construction d’un nouveau rapport de force, prélude, en même temps qu’élément constitutif d’une stratégie offensive future, consciente cette fois de l’impossible existence d’un quelconque compromis durable avec le capital et l’Etat. Pour que cette conscience rejaillisse, la révolte élémentaire, même sous ses formes actuelles, est d’une impérative nécessité. Elle doit être le socle d’une nouvelle conscience de classe débouchant sur une nouvelle conscience politique indispensable au constat des enjeux liés aux rapports de classe d’aujourd’hui. Lors du mouvement de ce printemps, nous avons pu entendre le mot d’ordre "Grève Générale" émerger ça et là, de la bouche de militantes et militants révolutionnaires certes, mais surtout des franges les plus déterminées de salariés en lutte. Ainsi, parmi les personnels les plus engagés de l’Education Nationale (minorité importante et très active) est apparue l’affirmation de la nécessaire confrontation générale sans laquelle leurs revendications propres n’ont aucune chance d’aboutir. Il en va de même, évidemment, pour tout mouvement catégoriel. Auparavant et en même temps, des sections syndicales d’entreprises licenciant en masse se rencontraient pour construire une réaction des travailleurs à la hauteur des enjeux en dénonçant clairement le capitalisme et en défendant l’urgence de la construction d’un rapport de force offensif. Aujourd’hui, la nécessité de la grève générale, la nécessité de synthétiser les mécontentements grandissants de tous les salariés, chômeurs et précaires, germe dans les mouvements. Sans prise de conscience globale, sans lutte d’ensemble, il sera de plus en plus difficile de faire avancer quoi que ce soit pour quelle catégorie que ce soit. Notre salut est encore une fois dans l’union active de tous les travailleurs. Cependant, il faut maintenir les liens apparus dans les mouvements au risque de devoir repartir de zéro à chaque coup tordu du pouvoir. Pour que nécessité puisse devenir réalité, coordination et organisation sont d’une vitale nécessité, car aucun mouvement se voulant victorieux ne peut se contenter de se payer de mots.
Camille et Christophe, OCL Reims
Sources : Encyclopédie Hachette, la CNT SAM de Marseille, la brochure de CNT-AIT de Toulouse sur Mai 68, Rouge du 31/07/2003, Lutte ouvrière du 15/08/2003, un texte d’auteur inconnu, intitulé "La grève générale [Un point de vue… marxiste]", Temps critiques et autres lectures
(1) courant socialiste français qui fondait sa politique sur des principes marxistes et ayant pour but final : le renversement du capitalisme. En 1880, le parti ouvrier français est fondé par Jules Guesde et Paul Lafargue. En 1905, ce courant participera à la création du nouveau parti socialiste unifié (qui en adhérant à la IIe Internationale adopta le titre de Section française de l’Internationale ouvrière : SFIO), mais ses thèses ne furent pas celles retenues par ce parti.
(2) on vous recommande vivement de lire, si vous ne l’avez pas encore fait, le numéro Hors-série à ce sujet de Courant alternatif, 3,80 ¤