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Le scandale du chlordécone, révélateur de comportements coloniaux qui perdurent…

samedi 10 novembre 2007, par Courant Alternatif

Le 18 septembre dernier, le Dr Belpomme, cancérologue à l’hôpital Georges-Pompidou de Paris, présentait à l’Assemblée nationale un “ rapport d’expertise ”, résultat d’une “ enquête menée auprès de la population, du Conseil de l’Ordre des médecins, de l’Union des médecins libéraux de la Martinique, des élus, de plusieurs agriculteurs et de chefs d’industrie et de certains responsables administratifs de l’île ”. Il était consacré aux effets sur la population locale d’un pesticide longtemps employé dans les bananeraies : le chlordécone.


En pleine préparation du “ Grenelle de l’environnement ”, ce rapport était plus qu’explosif : bombe à effet immédiat, pour les responsables politiques et économiques qui ont sévi sur les DOM/TOM depuis les années 80 jusqu’à aujourd’hui ; mais aussi bombe à retardement pour celles et ceux qui ont et auront à assurer la sécurité sanitaire des populations de ces territoires et qui sont confrontés à un problème de pollution semblable à celui des déchets nucléaires, pour sa durée comme pour les troubles engendrés…

En effet, ce rapport étalait au grand jour une forte contamination, un véritable empoisonnement, n’hésitait pas à écrire Gérard Borvon (1), responsable de la Commission sur l’eau des Verts, dès 2006 !
Les résultats parlent d’eux-mêmes. Les mères et les nouveau-nés sont fortement contaminés : “ La molécule de chlordécone a été retrouvée dans 90 % des prélèvements sanguins effectués chez la mère et dans le sang du cordon ombilical ”, précise le rapport ; et les hommes ne sont pas épargnés puisque ce même rapport indique que ces “ taux [sont] comparables à ceux détectés chez les hommes ”. Et l’on reparle du taux exceptionnel de cancers de la prostate en Guadeloupe (le premier au monde, d’après certains chercheurs), de malformations congénitales et de cas de stérilité anormalement importants !

Pourtant, face à ces réalités, “ nos ” responsables politiques affichent un très grand cynisme.
Tout en se disant “ inquiète ” et en annonçant sa visite dans les régions concernées, Roselyne Bachelot, ministre actuelle de la Santé, jette la suspicion en déclarant que les “ questions posées ” par le rapport Belpomme doivent être encore “ confirmées par des études scientifiques de haute qualité ” ! Et Michel Barnier d’ajouter que la “ question du chlordécone ” serait traitée par le gouvernement “ avec la plus grande transparence ” et selon “ le principe de précaution ”. Après près de trente ans d’empoisonnement organisé dans la plus grande opacité, on peut lui faire confiance !

La toxicité du chlordécone, reconnue de longue date, n’a jusqu’ici effrayé ni l’Etat français ni les grands propriétaires terriens locaux. Il est vrai que n’y étaient exposées que les populations des DOM/TOM…
Comme le DDT ou le lindane, le chlordécone appartient à la première génération de pesticides, les organo-chlorés, polluants organiques qui sont une plaie pour la planète tant on a du mal à s’en débarrasser.
Dès 1952, il est breveté aux Etats-Unis, et c’est le numéro 1 mondial de l’industrie chimique, Dupont de Nemours, qui le commercialise en 1958 sous le nom de “ Képone ”. Il faut une catastrophe sur un site de production en Virginie en 1975 – un gros AZF local – pour que les autorités américaines l’interdisent. Cela n’empêchera pas la France de le réautoriser cinq ans plus tard.
Il faut dire aussi que les gros producteurs de bananes, face à la prolifération du charançon dans leurs plantations après le passage de deux cyclones en 1979 et 1980, exercent une pression telle que le gouvernement français, par le biais de son très écolo ministère de l’Agriculture, accepte de le remettre sur le marché en 1981… Et c’est un gros planteur béké martiniquais, Laurent de Laguarigue, propriétaire d’une maison d’exportation de la banane, qui rachète le brevet américain et qui vend le chlordécone sous le nom de Curlone !!!
“ C’était la belle époque de la banane ; on avait un marché garanti en Martinique et en Guadeloupe, et l’objectif de chacun était de trouver les moyens de conserver ses parts de marché malgré les intempéries ”, a précisé en août 2005 Daniel Dollin, de la chambre d’agriculture de la Guadeloupe, à Sept magazine, un hebdomadaire local. Et d’ajouter : “ Les gros propriétaires faisaient la pluie et le beau temps dans les groupements, les petits pouvaient juste se plier ”…


Pourtant, les premiers rapports mettant en évidence la pollution des rivières et des sols antillais datent de 1977 et de 1980.

En effet, deux scientifiques de l’INRA, Snegaroff et Kermarrec, alertent, dans deux rapports successifs, sur la présence massive et la rémanence du chlordécone. Mais, malgré la catastrophe américaine de l’usine de Hopewell en Virginie qui a révélé des troubles sanitaires graves de toutes sortes, “ on ” prétend ne pas connaître ses effets sur la santé humaine. En 1979, cependant, le chlordécone est classé cancérogène probable par le Centre international de recherche contre le cancer…
Il faudra attendre dix ans de plus – 1989 – pour que la Commission d’étude de la toxicité des phytosanitaires préconise l’interdiction de l’insecticide, qu’elle juge “ persistant ” et “ relativement toxique ”. La France l’interdit alors dès 1990. Mais le ministère de l’Agriculture accorde deux dérogations aux gros planteurs antillais qui vont pouvoir l’utiliser en toute légalité jusqu’en 1993, puis de manière illicite jusqu’en 2002, date à laquelle on découvre un stock de plusieurs tonnes chez un gros propriétaire martiniquais…
Quelques mois plus tard, en juillet 2002, les employés de la répression des fraudes de Dunkerque saisissent une cargaison d’une tonne et demie de patates douces, en provenance de Martinique, très fortement contaminées par le chlordécone. Les preuves sont là, s’il en était besoin, que les propriétaires de bananeraies ont continué à empoisonner les sols martiniquais en toute impunité et au mépris des populations locales.


L’ampleur des dégâts est immense.

En Guadeloupe, les premiers rapports ont estimé qu’un sixième des terres cultivables était pollué. On en est aujourd’hui à un quart ! Dès 1999, la Direction de la santé et du développement social estimait que les rivières et certains points de captage d’eau potable étaient pollués, et ce dans la Basse-Terre d’où proviennent 80 % des ressources en eau potable de la Guadeloupe ! On prétend aujourd’hui, après les mesures prises, que les eaux destinées à la consommation sont débarrassées à 99 % du chlordécone ; mais qu’en est-il pour les sols, alors qu’un chercheur de l’INRA en Guadeloupe écrit : “ Le chlordécone est une molécule hérissée de chlore qui présente une forte affinité pour les sols et ne montre aucun indice de dégradabilité. Il faudra des siècles pour que les eaux parviennent à le lessiver. L’insecticide qui se dépose sur le sol comme une couche de vernis s’est dispersé avec les labours en millions de copeaux dans une grande épaisseur de terre ” ?
On pensait, aussi, que seuls les oignons, tubercules et racines – base de l’alimentation locale – étaient contaminés, mais on retrouve l’insecticide dans certaines parties aériennes des plantes, comme la canne à sucre et l’ananas ; et non seulement des espèces animales d’eau douce consommées localement, comme les ouassous et les tilapias, mais aussi 40 % des espèces animales marines étudiées sont touchées…
Inutile de dire les conséquences sanitaires d’une pareille contamination ! Les pouvoirs publics de la France hexagonale, comme disent celles et ceux qui, ici, ne veulent pas reconnaître la persistance de l’Etat colonial, tentent de minimiser la situation. Mais plusieurs études épidémiologiques, coordonnées par Luc Multignier, épidémiologiste de l’INSERM de Rennes, confirment “ qu’une importante fraction de la population – deux tiers des ouvriers agricoles et un tiers des femmes enceintes – est contaminée. Ce n’est pas surprenant, explique-t-il, puisque l’eau et les aliments sont pollués. Mais nous ignorons si ce niveau de contamination est dangereux ”.
Deux autres études, “ Timoun ” et “ Karu-Prostate ”, qui mènent des recherches sur les effets du chlordécone sur le développement intra-utérin et postnatal et sur les cancers de la prostate, n’hésitent pas à affirmer : “ On observe en Guadeloupe un taux de prématurité et de mortalité périnatales deux fois plus élevé que celui de la métropole, et l’une des incidences de cancer de la prostate les plus élevées au monde, qui ne s’explique qu’en partie par l’origine ethnique de la population. ”
On le voit, la situation est alarmante.
Et de se rendre compte, alors, que la loi française sur l’eau, votée en 1964 en métropole, qui a mis en place “ comités de bassin ” et “ agences financières de bassin ” destinés à donner des outils de dépollution des eaux aux pouvoirs locaux, a totalement oublié DOM et TOM. On ne commence à créer les structures que plus de trente ans après en Martinique (et Mayotte n’en est toujours pas doté !) et à créer les offices de prélèvement de la redevance seulement en 2003 : comment pourra-t-on faire payer 20 % plus cher une eau que l’on sait gravement polluée ? Comment peut-on expliquer et gommer ces quarante ans de retard ?
Pendant ce temps, certains ont continué à s’enrichir et à polluer au détriment de la santé des populations locales, et ce en toute impunité. Et certains n’hésitent pas à dire : avec la complicité d’organismes d’Etat.
Ainsi, lorsqu’en juillet 2005 la mission parlementaire transmet son rapport, après s’être rendue en Martinique et en Guadeloupe, l’Etat et les pouvoirs publics sont totalement dédouanés.
Les mesures, proposées et arrêtées alors par les préfets, instaurent des contrôles entièrement à la charge des producteurs et les obligent à faire détruire les récoltes contaminées. Nombre de petits producteurs se voient alors totalement ruinés, tandis que les gros donnent de la voix pour se faire dédommager…
Fait unique et inique s’il en est : l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments, censée protéger la santé des populations, décide de créer une “ limite maximale de résidus ”, en s’appuyant sur des statistiques concernant les habitudes alimentaires des populations antillaises. Elle admet alors que 8 aliments (dachine, patate douce, igname, concombre, carotte, tomate, melon et poulet) peuvent être consommés s’ils contiennent jusqu’à 50 microgrammes de chlordécone par kilo. Pour d’autres aliments, la limite peut aller jusqu’à 200 microgrammes.
Quand on sait que l’eau, pour être déclarée potable, doit en contenir moins de 0,1 microgramme, cela nous oblige à reconnaître que l’AFSSA considère qu’un Antillais peut consommer un aliment qui en contient 2 000 fois plus ! Les descendants d’esclaves sont résistants, c’est bien connu !!!

Pendant ce temps, les voix qui s’élèvent pour demander des comptes et poursuivre les responsables ont du mal à se faire entendre.
Il a fallu que soit remis, en juillet 2001, à Dominique Voynet, alors ministre de l’Environnement, et à Dominique Gillot, secrétaire d’Etat à la Santé, le Rapport sur la présence de pesticides dans les eaux de consommation humaine en Guadeloupe réalisé par le Dr Henri Bonan, de l’Inspection générale des affaires sociales, et Jean-Louis Prime, de l’Inspection générale de l’environnement, puis que la Martinique sonne l’alerte à son tour avec le rapport d’Eric Godard, ingénieur du génie sanitaire à la Direction de la santé et du développent social, pour que les Verts de métropole et ceux de Guadeloupe s’emparent du problème et le rendent public.
Aussitôt, la section locale de la Confédération paysanne – l’UPG – l’Union régionale des consommateurs, SOS-Environnement Guadeloupe et l’association Agriculture société santé environnement unissent leurs forces et finissent par déposer, le 3 mars 2006, une plainte contre X pour “ mise en danger de la vie d’autrui ” et pour “ administration de substances nuisibles ”.
Parallèlement, l’UPG et les Verts organisent conférences et manifestations qui popularisent le problème.
Mais la justice coloniale ne l’entend pas de cette oreille. Elle commence par opposer un refus de recevoir la plainte déposée par les 4 associations. Puis elle tente d’intimider l’avocat des Verts qui a rendu publique l’affaire en métropole et qui suit le dossier, Harry Durimel, en l’accusant de protéger un de ses clients, impliqué dans une affaire de drogue. La solidarité de ses collègues du barreau de Basse-Terre et d’une grande partie de la population, en mai et juin 2007, amène la justice à faire machine arrière.
Le 2 août 2007, la cour d’appel de Basse-Terre reconnaît enfin la recevabilité de la plainte déposée par les associations. Mais c’est sans compter sur le procureur général de cette même cour d’appel qui, dès le 7 août, se pourvoit en cassation contre cette décision : bel exemple d’acharnement d’une justice qui ne manque pas d’être accusée de relents coloniaux.

En attendant, de nombreux petits propriétaires agricoles sont ruinés, leur terre étant fortement contaminée…Les gros propriétaires, eux, continuent à exercer leurs pressions et à demander des subventions alors qu’ils ont persisté à polluer bien après l’interdiction du chlordécone.
En attendant, la population guadeloupéenne qui subit et, habituée à subir et à vouloir continuer à vivre malgré tous ses déboires, affiche une résignation peu commune.
Malheur à celles et ceux qui, comme moi, hurlent au mépris colonial et osent penser qu’un pareil comportement n’aurait pu durer aussi longtemps sur le territoire métropolitain ! Il est beau, l’Etat français, quand il chérit ainsi une terre qui lui a juré fidélité par référendum en 2003…
Mais il ne s’agit pas, ici, de ranimer un débat qui a entretenu tant d’illusions et reposé sur tant de trahisons : le peuple guadeloupéen doit choisir lui-même les voies de son émancipation et nous ne pouvons que l’accompagner…

Eliane Paul-di Vincenzo
Trois-Rivières (Guadeloupe)


(1) Gérard Borvon : “ Antilles : silence, on empoisonne ”, La Lettre de S-EAU-S, février 2006.

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3 Messages

  • très bon article : une seule solution : L’INDEPENDANCE !!!vite ! même si ce sont les français qui ont aboli l’esclavage après que les anglais nous aient rendu notre terre il n’empêche que nous pouvons totalement créer notre auto suffisance dans les 2 siècles qui viennent : NOUS devons arrêter d’importer 10 000 tonnes de fruits et légumes par an et 90% de nos poulets ! bien sûr notre production de bananes et de canne à sucre connait la faillite petit à petit mais c’est de la faute des blancs ! nous n’avons pas besoin de leurs allocations et aides en tous genres ! NOUS DEVIENDRONS COMME HAITI, ET CUBA , une terre enfin où il fait bon vivre dans la richesse et la démocratie ! pour cela nous prirons tous les jours ! Nous pouvons créer nos industries tout aussi bien que les békés même s’il est difficile de se lever le matin et de travailler plus de 3 heures par jour ! Ou alors juste avant la proclamation de l’indépendance nous irons comme des dizaines de milliers de nos frères trouver un emploi dans la fonction publique : hôpitaux, la poste... ET PRENDRE L’ARGENT aux blancs à titre de revanche ; Domota l’a bien compris qui, fonctionnaire de l’état donc touchant les 40% peut se permettre de pousser les sociétés à la faillite : il sait qu’il peut aller à tout moment en métropole..
    Il ne va pas assez loin pour dénoncer le racisme anti noir. notre racisme anti blanc nous est propre et justifié ; et puis comme chacun sait il n’y a pas de pauvres en métropole UNIQUEMENT DANS LES ILES à cause justement de ce racisme : quelle honte !
    continuons notre lutte ! et virons ces racistes qui ont osé nous créé des emplois pour mieux nous avilir ! quelle honte !nous apporter des millions d’euros d’aide !
    ALLONS JUSQU’AU BOUT ! tout de suite ! vive la guadeloupe LIBRE !

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    • j’ai l’impression, et même la certitude, que l’auteur-e du message précédent doit être abonné à Présent, ou bien qu’il descend directement des becquets et de leurs acolytes qui se lèvent à trois heures du matin bien sûr.
      Je ne vois pas l’intérêt d’un tel mail , sinon d’étaler une argumentation aussi bancale que les préjugés qu’elle révèle sont eux bien ancrés dans le colonialisme le plus réac.
      GG

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  • la parution du commentaire provocateur du 14 mars altère fortement la lecture de l’article, vraiment dommage que la "pseudo-interactivité internet" donne la parole à des anonymes de ce genre.... une porte ouverte et c’est parfois la liberté qui s’envole et la connerie qui entre ....
    C. Efe

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