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Courant alternatif 304, novembre 2020

Italie : La pandémie et la médecine de territoire

Traduit de Umanita Nova

mardi 24 novembre 2020, par admi2

Malgré un financement et une organisation un peu différents, le système public de santé italien a connu des évolutions en partie similaires à celles du système français. C’est pourquoi ces réflexions d’un médecin italien sur le lien entre ces évolutions et la gestion déplorable de la pandémie peuvent aussi servir à comprendre le cas français.


La diffusion de la pandémie de Covid 19 a mis en lumière, dans notre pays comme dans d’autres, les carences désastreuses d’une médecine publique soumise depuis des décennies à des coupes budgétaires et à des processus de plus en plus rapides de privatisation. Mais ce que nous voulons mettre en lumière dans cet article, ce sont les énormes dégâts provoqués par le démantèlement, désormais presque achevé, de la médecine de territoire. Par ce terme nous faisons référence au réseau de centres de santé de quartier, aux dispensaires de médecine générale, à la médecine scolaire, aux centres de vaccination, aux centres de planification et d’éducation familiale, autrement dit à tout ce réseau de structures sanitaires locales qui existaient depuis l’époque des mutuelles et qui, depuis l’instauration du Service de santé national à partir de 1978, ont été peu à peu et presque entièrement démantelées. Malgré ses imperfections, ce réseau permettait au moins de tenir sous contrôle épidémiologique les maladies infectieuses présentes sur le territoire et d’intervenir si besoin au domicile des patients. C’est bien l’absence de ces deux activités sanitaires fondamentales que la pandémie de Covid 19 a mise en lumière. Le malade qui présentait des symptômes faisant penser au SarsCov2 et qui appelait le médecin traitant ou le service médical de garde était invité dans un entretien téléphonique à rester chez lui et à signaler d’éventuelles aggravations de son état. Si celles-ci se confirmaient, le malade arrivait enfin à l’hôpital, mais déjà dans un état grave, et allait encombrer des services de thérapie intensive eux-mêmes en nombre insuffisant. Cette procédure absurde a fini par faire grimper les taux de mortalité de la pandémie, qui auraient pu être contenus dans des limites plus restreintes si une thérapie adéquate avait été instaurée dans une phase précoce de la maladie. De plus on manque encore aujourd’hui de données fiables sur la diffusion de la contagion dans les territoires, sur les lieux de travail, dans les résidences pour personnes âgées, etc., tandis que les tests se font de manière désordonnée et sans planification. Pour une prévention correcte de l’épidémie, il faudrait mettre au point un repérage en temps opportun des foyers de contagion et un plan d’intervention coordonnant toutes les structures sanitaires du territoire, avec un suivi permanent de l’évolution de ces foyers. Au lieu de quoi on procède aujourd’hui encore de façon dispersée, avec un recours problématique à une application qui ne décolle pas.
Ce démantèlement de la médecine de territoire a eu pour contrepartie une concentration des activités médicales au sein des hôpitaux, ou, plus précisément, des entreprises hospitalières, comme nous le verrons plus loin. Concentration qui signifie investissements aussi bien publics que privés, financements essentiellement publics et, ces derniers temps, de plus en plus accaparés par le privé, introduction de tickets modérateurs, possibilité pour les médecins spécialistes d’effectuer des visites privées à l’hôpital, donc allongement infini des délais nécessaires à l’obtention d’une prestation prise en charge par le Service de santé national (SSN*), d’où l’obligation de fait de recourir au privé en cas d’urgence. Autant de manifestations, désormais largement connues, de la nécessité capitaliste de faire du profit sur la médecine et sur la santé en général. Mais, pour en revenir à la contradiction hôpital/territoire : tabler sur la centralité de l’hôpital dans la structure sanitaire est certes fonctionnel à la concentration des profits capitalistes, mais c’est un choix lourd de conséquences. Car la médecine hospitalière est en substance une médecine d’attente, voire, dans certains cas, simplement défensive : elle attend en effet que le malade vienne sur place, mettant ainsi en péril la possibilité d’un diagnostic précoce de la pathologie. Elle agit en outre au moyen de protocoles standard, basés sur des données statistiques et attachés de façon rigide à chacune des spécialités, d’où un sérieux risque de perte de vue du cas particulier du patient. Et vu que les hôpitaux, et notamment les plus grands – à l’exception, donc, de quelques petits dispensaires hospitaliers, mais dont la plupart ont été fermés –, n’ont aucun rapport avec le territoire environnant et n’en connaissent pas les criticités sanitaires, ils n’ont aucun moyen d’y pratiquer une médecine préventive, laquelle n’a d’ailleurs pas été inscrite au nombre de leurs fonctions (1).
Privilégier les structures hospitalières au détriment des structures territoriales est, avons-nous dit, fonctionnel à la concentration des profits capitalistes dans le système de santé, ce que viennent confirmer la taille toujours plus grande des structures hospitalières et la fermeture des plus petites. Toutefois la transformation des hôpitaux publics en entreprises vouées la réalisation de profits a précédé les phénomènes de privatisation de la santé. Ce processus a commencé dans les premières années 1990 avec l’introduction des DRG (Diagnosis Related Groups), parallèlement à la transformation des USSL* (unités socio-sanitaires locales) en ASL* (entreprises sanitaires locales). Le sigle DRG, que l’on peut traduire par « groupes homogènes de diagnostic », fait référence à un système qui permet de classer tous les patients sortis de l’hôpital (après un séjour ordinaire ou un passage en hôpital de jour) selon un critère de consommation de ressources (iso-ressources). Ce qui permet de quantifier en termes financiers cette consommation de ressources, donc de rémunérer chaque épisode d’hospitalisation. Un des objectifs de ce système est de contrôler et de contenir les dépenses de santé (2). Pour le dire en termes simples, une intervention chirurgicale d’appendicectomie aura une moindre valeur financière qu’une transplantation cardiaque.
Le système a été mis au point par Robert B. Fetter et John D. Thompson à l’université Yale et introduit dans le service de santé Medicare des Etats-Unis en 1983. En Italie, il a été introduit dans le Service de santé national par trois décrets ministériels en 1992-93-94, alors qu’auparavant le financement des hôpitaux se fondait sur le nombre de journées d’hospitalisation (3). Il est bien évident qu’un système de ce genre peut pousser à privilégier les prestations les plus rémunératrices au détriment de celles qui le sont moins et/ou à créer des sections superspécialisées dans des interventions à haute valeur ajoutée, en matériel et en personnel qualifié (les « excellences »). Par la suite on a fait une large place à la « compétition entre public et privé » – si chère aux divers gouverneurs de la Lombardie – mais en passant sous silence le fait que la compétition était truquée dès le départ, puisque des financements consistants ont été assurés par plusieurs groupes privés dans le domaine de la santé, tandis que les 37 milliards d’euros environ d’augmentation des dépenses de santé prévus pour maintenir la qualité des services sanitaires ont été supprimés au cours des dix dernières années, d’après les calculs de la fondation Gimbe (4). Sans compter qu’en Lombardie par exemple, les privés accrédités ont accaparé 40 % des fonds régionaux en ne fournissant au total que 35 % des prestations (5).
Il est certainement juste de défendre l’objectif d’une santé publique et gratuite, étant donné que, si l’on regarde la chose du point de vue ouvrier, il s’agit dans tous les cas d’une part consistante du salaire indirect. Mais, du point de vue du capital, le « welfare » ne relève pas uniquement du salaire indirect des travailleurs : à côté des retraites, de la santé, de l’enseignement... il y a les dépenses militaires, les infrastructures, les grands ouvrages publics, etc. ; le welfare joue donc essentiellement le rôle de soutien à la demande, selon la célèbre recette keynésienne de sortie de crise. Ce qui soulève une autre question : l’Etat social est-il le fruit d’une « conquête » ouvrière ou d’un « compromis social » à la limite de la cogestion ? Les deux choses sont probablement imbriquées : en Allemagne par exemple, la cogestion prévaut certainement et l’Etat social apparaît plus solide ; en Italie en revanche, dans un contexte de capitalisme plus « arriéré », l’Etat social apparaît comme une conquête des luttes ouvrières, mais il est aussi beaucoup plus fragile. Paradoxalement, l’Etat social résiste mieux là où il a moins fallu lutter pour l’obtenir et où s’est constituée un type de « conscience » ouvrière qu’en d’autres temps on aurait qualifiée de « trade-unioniste ».
De ce point de vue, mieux vaut donc ne pas trop alimenter la nostalgie du service de santé du passé, qui se présente plutôt, comme du reste tout le welfare, sous la forme d’une gestion étatique de la reproduction de la force de travail fordiste. Il s’agit en cela d’une expérience historique limitée à une période de grand développement capitaliste, les fameuses trente glorieuses de l’après-Seconde Guerre mondiale, et difficilement reproductible en période de crise permanente du capital et de grande précarité du travail comme celle que nous vivons aujourd’hui. D’un point de vue prolétaire, toute l’histoire du XIXe et du XXe siècle est pleine d’oscillations permanentes, mais, en dernière analyse, la tendance générale qui a fini par s’affirmer est l’effacement de formes initiales d’autonomie et d’autogestion sociale au profit d’une délégation complète à l’Etat de la reproduction de la classe travailleuse : des écoles ouvrières on est passé à l’école publique d’Etat, des caisses de secours mutuel à l’INPS [l’institut national gérant les retraites et les pensions d’invalidité], des caisses d’assurance maladie au Service de santé national, des maisons du peuple aux dopolavori**. Tout va clairement et sans ambiguïté dans le sens d’une perte continue d’autonomie au profit d’une gestion de la vie par l’Etat.
Lors d’une rencontre sur la privatisation de la santé organisée à Milan par l’Athénée libertaire en avril 2014, une des questions abordées fut justement la crise de la médecine générale et de la médecine préventive de territoire. A cette occasion nous disions :
« Le régime s’est rendu compte de la crise de la médecine générale, mais ses propositions ne vont pas au-delà d’un réseau de dispensaires qui, s’ils devaient être effectivement créés, pourraient au mieux garantir un diagnostic précoce des maladies et une thérapie plus adaptée. Il n’est pas prévu que ces dispensaires puissent constituer une réseau de repérage des facteurs de risque et de prévention sur le territoire. Les distorsions et les bouleversements sociaux produits par le modèle de développement capitaliste et sa crise ont provoqué un profond changement de la géographie du territoire.
 » L’allongement de la durée de vie moyenne s’est traduit par un nombre croissant de personnes âgées ayant besoin d’assistance. Les ASL ont totalement abandonné le secteur de l’aide à domicile, ne disposant plus de personnel formé à cette tâche et se limitant à accorder des bons ou des chèques service à utiliser pour accéder au marché des coopératives d’assistance accréditées par la région. Ces coopératives, dûment divisées en lots, fournissent une assistance sanitaire à domicile en s’appuyant surtout sur l’exploitation de la force de travail qu’elle emploie, selon les canons habituels du système de sous-traitance. Par ailleurs, l’assistance à domicile des anciens alimente le marché florissant des auxiliaires de vie, généralement des immigrées extracommunautaires soumises aux mille chantages qu’autorise leur condition, et, pour finir, le business des résidences médicalisées à 2500 euros par mois minimum. Dans tous les cas, l’assistance aux personnes âgées est complètement déléguée au tissu familial ou au secteur social privé, avec pour conséquence le démantèlement du welfare par l’Etat.
 » On observe en outre une multiplication des maladies chroniques comme l’hypertension et le diabète, dues le plus souvent à une mauvaise alimentation et à des aliments de plus en plus édulcorés, ou à des modes de vie potentiellement pathogènes liés au stress du travail, à des conditions de vie précaires, à des problèmes financiers, aux nouvelles formes de pauvreté. Tous les troubles générés par le malaise social et psychique sont médicalisés, et dans le même temps on alimente l’espoir naïf d’une résolution de tous les problèmes par le recours à une pilule miraculeuse.
 » Dans toute cette confusion, c’est la prévention qui disparaît. Dans le monde médical on parle peu de pollution dans l’environnement et sur les lieux de travail, des déchets chimiques, des maladies induites par les ondes électromagnétiques (téléphones portables, antennes, relais, câbles électriques, etc.), des radiations atomiques (après Tchernobyl et les bombes à l’uranium appauvri jetées dans l’Adriatique lors de la guerre en Yougoslavie, on a relevé une forte augmentation des maladies de la thyroïde), des maladies psychiques engendrées par le stress et le harcèlement au travail et par des rapports sociaux et interpersonnels de plus en plus conflictuels.
 » Une véritable médecine de territoire doit affronter tous ces problèmes en faisant preuve d’ouverture d’esprit, en créant des liens avec les collectifs de quartier, les associations écologistes, les mouvements pour une alimentation plus naturelle, etc., qui opèrent sur le territoire. Tout cela suppose un profond bouleversement des relations sociales et de la culture dominante, bouleversement que ce capitalisme en profonde crise structurelle ne semble pas en état d’accomplir (6). »
Et s’il n’est pas en état de l’accomplir, c’est parce que la médecine de territoire, de par sa nature, ne peut produire de profits capitalistes comparables à ceux des hôpitaux, comme le montre toute l’histoire récente de la santé. Il serait au contraire nécessaire de revenir à des formes d’autogestion de la santé, celles du premier mouvement ouvrier, qui ont trouvé une nouvelle éclosion dans les luttes des années 70. Nous voulons parler des luttes contre les nuisances en usine, de la constitution dans les usines des « groupes homogènes de risque » mettant en valeur la subjectivité ouvrière contre la prétendue objectivité des techniciens de santé ou des médecins du travail (7). Et puis des luttes des collectifs féministes pour l’autogestion des centres de planning familial, pour la contraception et la liberté de choix des femmes quant à leur corps et leur santé, contre le pouvoir médical (8). C’étaient aussi les années où l’on fermait les hôpitaux psychiatriques et où Franco Basaglia luttait contre les institutions construites pour produire des malades mentaux. Celles où Giulio Maccacaro fondait Medicina Democratica et analysait à fond le rapport entre médecine et pouvoir, convaincu que l’origine de bien des maladies était à rechercher dans les rapports sociaux d’oppression et d’exploitation (9).
Visconte Grisi
Article paru dans l’hebdomadaire anarchiste italien Umanità Nova n° 29 du 11 octobre 2020, traduit par Nicole Thé.

1) Point détaillé dans la newsletter de Medicina Democratica du 13 juillet 2020, “Medicina di territorio e Casa della Salute”.

* Voir l’encadré.
2) Voir la rubrique “Raggruppamento omogeneo di diagnosi” dans Wikipedia.
3) Voir le paragraphe “Riferimenti normativi” dans la même rubrique de Wikipedia.
4) Fondazione Gimbe- Report 7/2019. Il definanziamento 2010-2019 del SSN.
5) Voir left.it del 14/05/2020 – “Modello Lombardia” di Vittorio Agnoletto.
** Les dopolavori ont été créés sur les lieux de travail à l’époque du fascisme et maintenus sous la république ; ils proposent aux travailleurs des activités culturelles et de loisir.
6) Les actes de cette rencontre ont été publiés dans Rete Solidale di Lotta (éd.), La salute : un diritto universale. Disagio, malattia e cura ai tempi della crisi. Dibattito pubblico, Milano, 12 avril 2014.
7) Newsletter de Medicina Democratica du 3 juin 2019, “Luigi Mara e il consiglio di fabbrica della Montedison di Castellanza.
8) – Che fine hanno fatto i consultori ? – 28 avril 2017.
9) Cf. Franco Basaglia – L’istituzione negata, Milano, Baldini Castoldi Dalai, 1968 ; Giulio Alfredo Maccacaro – Medicina e potere (13 tomes), Feltrinelli, 1973, et la revue Sapere (1974 nouvelle série).

ENCART

Le système de santé italien
La loi de 1978, promulguée par un gouvernement démocrate-chrétien (Andreotti IV), a mis fin au système des mutuelles – issues du mutualisme ouvrier du XIXe siècle, puis placées sous le strict contrôle de l’Etat à l’époque fasciste – en instituant un système de couverture universel, le Système de santé national (SSN), financé par l’Etat, donc par l’impôt.
Les services de santé gérés par les mutuelles sont alors passés entièrement à la charge de l’Etat et sous la compétence des « unités socio-sanitaires locales » (USSL), réparties sur tout le territoire national. En 1992 celles-ci ont été transformées en « entreprises sanitaires locales » (ASL), relevant de la compétence des régions et disposant d’autonomie, avec une attention particulière portée au rapport coûts / qualité des soins.
Dans le cadre du SSN, le suivi sanitaire individuel est assuré par le « médecin de famille » ou « médecin de base », lequel, malgré son statut de profession libérale, est conventionné avec l’ASL et rétribué en fonction du nombre de patients qu’il suit (et non pas de visites effectuées). Parallèlement au SSN, il existe une médecine libérale privée, libre de fixer ses honoraires et entièrement à la charge du patient.
Les ASL ont évolué avec le temps et ne sont plus désormais que des organismes de gestion administrative, donc ne fournissent plus de prestations de diagnostic et de soins. De plus leur nombre a été réduit de façon exponentielle (une seule pour toute la province de Milan, par exemple). Les dispensaires de quartier, où les ASL assuraient autrefois les visites de spécialistes et les examens, ont été fusionnés avec les entreprises hospitalières et réduits en nombre et en offre de services. Les visites de spécialistes non privées se font donc dans les hôpitaux publics, avec bien souvent de longues listes d’attente, ou dans les hôpitaux privés conventionnés avec le SSN (lequel, donc, finance aussi le privé). Une partie du coût est à la charge du patient, sauf pour les plus bas revenus et les maladies chroniques. Le travail des médecins de base est devenu de plus en plus bureaucratique, si bien que nombre d’entre eux se contentent de prescrire des examens et d’envoyer le patient chez un spécialiste sans le visiter.

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