CA 313 Octobre 2021
Occupation à Arbonne (Pays Basque nord)
dimanche 10 octobre 2021, par
Chaque année, en moyenne 250 hectares agricoles disparaissent au Pays Basque Nord [1]. Si ce phénomène n’est pas nouveau (ni propre au Pays basque), il semble s’être emballé ces derniers mois, générant un sentiment d’impuissance face à l’arrivée de personnes à très hauts revenus, prêtes à tout pour une « belle maison avec vue ». L’accès au foncier agricole et au logement devient impossible à cause de la spéculation qui ne touche pas uniquement les villes attractives du littoral basque mais se répand sur tout le territoire, entraînant des tarifs toujours plus élevés qui empêchent les jeunes de s’installer comme paysans ou encore de se loger.
C’est dans ce contexte qu’a été décidée, fin juin, l’occupation d’une vaste propriété à Arbonne - commune située en zone périurbaine, aux portes de l’agglomération Bayonne-Anglet-Biarritz (BAB) - , pour s’opposer à sa mise en vente à un prix astronomique, symbolique des enjeux locaux. L’occupation, initiée par le syndicat paysan ELB [2] et par Lurzaindia [3] et qui bénéficie d’un très large soutien, a démarré le 23 juin. Ce qui ne devait durer que quelques jours ou semaines a finalement réussi à passer le cap de l’été et se prépare à passer encore le mois d’octobre, jusqu’au 24, pour 120 jours d’occupation.
L’enjeu est de mettre fin à la dépossession des espaces et de l’outil de travail des petits paysans.
En effet, outre la dénonciation de la spéculation foncière et immobilière, les militant.es paysan·nes alertent également sur la nécessité de préserver la vocation agricole et nourricière des terrains vendus, empêchée par la flambée des prix : « la terre n’est pas une marchandise ; c’est une ressource, un bien commun qui doit être protégé. Il faut que la terre revienne en priorité aux paysan·nes qui la travaillent, qu’elle soit préservée des logiques spéculatives ». Ce combat ne va pas sans la remise en cause des rapports de domination de classe, ni de la contestation de la puissance de l’argent et de la logique mercantile propres au système capitaliste.
En débutant une action d’occupation le 23 juin à Arbonne, une soixantaine de militant.es d’ELB et de Lurzaindia dénoncent la vente, à une personne qui n’a pas de projet agricole alimentaire, d’un terrain de 15 hectares, dont 12ha agricoles d’un seul tenant – une rareté au Pays Basque surtout près de la côte -, avec une grande maison et un bâtiment abandonné, pour un prix spéculatif de 3,2 millions d’euros. Le vendeur est Yves Borotra, qui vit en Suisse, et l’acquéreure, Diane de l’Espée, qui n’exerce pas d’activité agricole [4].
La valeur réelle de cette propriété est estimée par la SAFER [5] à 800 000 euros pour l’ensemble, soit quatre fois moins cher que le prix demandé par le vendeur. ELB et Lurzaindia dénoncent ce prix exorbitant, inabordable pour des paysans, et rejettent l’intention de l’acheteuse qui souhaite l’utiliser en terrain d’agrément pour faire paître ses chevaux de course. Ils se battent pour que les terres restent à vocation agricole et à un prix adéquat.
Dès les premières heures de l’occupation, des chapiteaux ont été installés, un appel au soutien actif a été lancé, les terres ont été occupées nuit et jour pour tenter de contrer la transaction et jusqu’à ce que des solutions soient trouvées.
Le syndicat agricole et l’association réclament un droit de préemption partielle sur 12 hectares d’un seul tenant (hors les maisons et les 3 ha qui les jouxtent, les bâtis du terrain ayant perdu leur fonction agricole depuis plus de 5 ans) qui pourraient idéalement accueillir du maraîchage. Ce droit de préemption partielle a été demandé parle biais de la SAFER, le 16 juillet, pour un montant que celle-ci évalue à 100 000 euros.
Le problème est que ce droit est totalement défaillant. Comme souvent, et en l’occurrence en raison du lobbying exercé par les propriétaires terriens non-agriculteurs, la loi ne donne pas à la SAFER la possibilité de l’appliquer jusqu’au bout ; actuellement, la législation laisse toute liberté au propriétaire-vendeur (il peut exiger de la SAFER l’achat de la totalité du bien au prix qu’il a fixé) et empêche que lui soit imposée la sauvegarde de l’usage agricole ; elle conduit systématiquement à l’accaparement de la terre par des acheteurs sans projet agricole et encore moins alimentaire, et encourage la spéculation. Ce qui est plutôt logique dans un système basé sur le fric, la loi du marché et la propriété. Mais ELB et Lurzaindia veulent croire possible que soit révisée au moins la loi de préemption partielle et s’adressent pour cela aux parlementaires.
Les paysan.nes au Pays Basque ont une réelle capacité d’action et de mobilisation et pèsent de façon importante dans les rapports de force face aux pouvoirs.
Dès le 25 juin, les occupant.es reçoivent la visite et le soutien du président de la Communauté d’agglomération Pays Basque (CAPB) et de sa vice-présidente en charge de l’agriculture. Les militant.es paysan.nes exigent des mesures rapides et pérennes ; en particulier que la CAPB mette au plus vite en place un cadre légal « pour que le vendeur soit obligé de s’aligner sur le marché » et que soit mis un terme à la spéculation immobilière galopante au Pays Basque.
Puis, le 2 juillet, c’est au tour des deux députés locaux de la majorité et du député LREM des Hautes-Pyrénées, Jean-Bernard Sempestous, de rendre visite au site occupé. Ce dernier est à l’origine du projet de loi sur le foncier agricole [6]. Et il reconnaît que son projet de loi a « des trous dans la raquette », avec notamment l’absence de toute mention de la préemption partielle, essentielle pour ELB et Lurzaindia. Il s’engage alors à tenter d’intégrer ce sujet à « son » projet de loi quand celui-ci sera présenté au Sénat, en automne, avec le soutien des député·es PS et LR du Pays basque. Mais, même si elle aboutissait, - le ministère n’y est pas favorable, selon les dires de Sempestous lui-même - cette proposition de loi n’entrerait pas en vigueur en 2022... Or il y a urgence, … mais c’est bien s’illusionner de croire que sera mise en œuvre une réglementation qui empêchera à l’avenir l’accaparement de la terre agricole par des non agriculteurs...
Les autorités, elles, restent discrètes. Face à la force des arguments et à la détermination des occupant.es, sous-préfet et préfet, gendarmes et huissiers respectent une distance prudente, pariant certainement sur l’essoufflement de la lutte.
Alors que la mobilisation consistait en juin en une présence permanente et minimum sur le lieu, à partir de juillet le programme d’occupation se densifie.
Le même jour, des militant.es d’ELB et de Lurzaindia ont occupé le cabinet d’un architecte à Biarritz, homme de confiance de Y. Borotra puis celui du notaire du vendeur. Mais il a été impossible d’obtenir un contact direct avec celui-ci.
Tout l’été, se sont succédé diverses conférences-débats : le mouvement zapatiste, la PAC, les luttes foncières en Navarre et Basse Navarre, la touristification du Pays Basque, le logement, la lutte contre les grands projets destructeurs...
Il y a eu des Journées des enfants ; divers concerts et spectacles. Un marché des producteurs.rices s’est tenu sur place.
Fin juillet, Une délégation s’est déplacée à Paris devant la maison de l’acheteuse, dans le très chic 16° arrondissement. Une banderole a été posée sur les grilles du jardin : « Renoncez à l’achat de terres agricoles », mais la riche retraitée n’était pas chez elle. A leur retour, n’ayant toujours pas obtenu de contact direct avec l’acheteuse, et non sans humour, les militant.es ont lancé un avis de recherche pour la retrouver en promettant une récompense en cageots de légumes issus du potager d’Arbonne.
La lutte a obtenu un soutien populaire de plus en plus large. D’abord assez timides, les renforts pour participer à l’occupation se sont faits plus nombreux. Plus de 27500 signatures de soutien ont été obtenues dès le 30ème jour d’occupation ; de nombreuses associations et collectifs ont affiché leur solidarité ; certains ont tenu leurs réunions dans les lieux occupés. 90 maires du Pays Basque (sur 158) ont apporté leur soutien et 50 d’entre eux.elles, sous la banderole : « Elu·es du Pays Basque engagé·es pour la terre nourricière » ont accepté l’invitation à un débat sur la défense des terres agricoles. Bien sûr, enjeux électoraux obligent, plusieurs conseillers municipaux, candidats aux élections départementales et régionales sont passés sur le site de l’occupation témoigner de leur soutien.
En août -
Alors que, au début de l’occupation, des Assemblées se tenaient tous les jours, mais seulement entre des responsables d’ELB et de Lurzaindia, il a été décidé qu’une réunion ouverte à tous.tes serait organisée les lundi soirs, ceci suite à l’impulsion d’un collectif d’habitant.es solidaires, jeunes et moins jeunes. Même si on peut comprendre la volonté des initiateurs.rices de l’action d’occupation de garder la maîtrise de leur stratégie et de leur calendrier de négociations, tous ceux et celles qui, par leur présence, manifestaient leur solidarité trouvaient de plus en plus difficile d’accepter d’être laissé.es en marge d’une démarche qu’ils.elles souhaitaient plus collective. Ces réunions hebdomadaires ont le mérite de créer des liens entre les personnes venues de tout le Pays Basque, et de permettre plus facilement de s’organiser et de prendre des initiatives : ateliers, propositions et impulsion de débats, d’animations, etc.. ; Cependant, ces réunions n’ont pas un rôle de décision sur la façon de mener la lutte ; la stratégie, la partie politique, juridique et foncière de l’affaire restent aux mains d’ELB et Lurzaindia, qui tiennent à garder la maîtrise de la dynamique.
En septembre -
Le 30 août, dans cette logique d’ouverture partielle, pour donner plus d’écho au combat, pour élargir et mieux organiser la mobilisation aux côtés d’ELB et de Lurzaindia, et pour alléger le travail des initiateurs de l’occupation, a été créé un collectif d’habitant.es, paysan.nes ou non, baptisé « Bost » (Berroetako Okupazioaren Sustengu Taldea = groupe de soutien à l’occupation de Berroeta, nom du chemin menant aux terres occupées). Un calendrier d’occupation par commune ou regroupement de communes , « 1 jour, 1 commune » , a été mis en place pour tout le mois de septembre. Ce qui n’empêche pas, bien entendu, chacun·e de venir selon ses disponibilités, pour participer à l’occupation à tout moment. Bost est un comité ouvert et participatif qui travaille autour de trois axes : gestion de l’agenda d’occupation, organisation d’animations et partie logistique. C’est lui qui à présent réunit, tous les lundis soirs, des personnes d’origine, de sensibilité, d’âge, de parcours et de culture militante très diverses.
Tout l’été, l’occupation a transformé cet espace occupé en lieu de vie et d’échange.
« La beauté d’une telle lutte, c’est qu’on y passe du temps et qu’on y partage des tranches de vie. A Arbonne, depuis fin juin, on cuisine, on dort, on cause politique, on petit déjeune avec des inconnu.es, on cultive une parcelle du champ, on emménage la maison, on rit, on joue aux cartes, on apprend les uns des autres, on organise des concerts, on vide les chiottes sèches, on regarde les enfants jouer, on écoute des conférences, on débat beaucoup et on improvise un peu. » (Isabelle, représentante de l’AMAP à Lurzaindia)
Le 9 septembre, au 78ème jour d’occupation, tombe la nouvelle d’une première victoire : la procédure de vente est annulée. L’acheteuse a renoncé à l’achat de la maison et des 15 hectares de terrain agricoles à Arbonne.
Mais le combat continue. Le vendeur refuse toujours d’accéder à la demande de la SAFER qui sollicite une préemption partielle du bien. Il exige l’achat total, maisons et terres comprises, au prix qu’il a fixé... mais dit « être ouvert à la discussion »... Les négociations vont donc se poursuivre. Afin de peser davantage, l’occupation va continuer six semaines de plus et prendra fin le 24 Octobre, autour d’un grand moment festif et convivial, avec la tenue de Lurrama [7] sur les terres occupées d’Arbonne ; exceptionnellement et non sans d’âpres discussions internes. Vu le soutien populaire qui n’a cessé de s’amplifier depuis le premier jour d’occupation, et grâce à l’appui des élu·es et des institutions, ELB et Lurzaindia pensent être en position de force pour faire avancer le dossier.
La fin de l’occupation ne signifie pas, évidemment, la fin de la spéculation foncière ni le terme d’une lutte durable pour la réappropriation des terres. L’occupation a permis de donner de l’ampleur au problème de la spéculation et d’en faire mesurer les enjeux. Que les terres agricoles restent un bien commun et ne soient pas un objet financier entre les mains des possédants, qu’elles soient au service de l’autonomie alimentaire du territoire, cultivées dans le respect de l’environnement et de l’humain, il en va de la survie de l’agriculture en Pays Basque.
L’occupation d’Arbonne est un acte fort, mais qui reste symbolique. Or si le camp est levé le 24 octobre, il reste encore un mois pour discuter et mettre en place d’autres modes de lutte ; l’installation « sauvage » de maraîcher·es sur place est dans la tête de certain·es.
Sûr que « la mèche qui a été allumée ne s’éteindra pas… », comme le disait un occupant.
Pays Basque, le 19 septembre
[1] De 2015 à 2018, la perte de terres agricoles s’est élevée à de plus de 2 450 ha, notamment du fait de l’artificialisation.
[2] Euskal Herriko Laborarien Batasuna (ELB) est un syndicat paysan basque rattaché à la Confédération paysanne
[3] Lurzaindia est un outil collectif d’épargne populaire pour préserver la terre nourricière au service d’une agriculture paysanne. Cette fédération de plusieurs organismes liés au monde paysan a été créé en 2013 par la transformation du GFA (groupement foncier agricole). Lurzaindia a vocation à acheter des biens agricoles pour les mettre à disposition des paysan.nes. Ont ainsi été acquis 466 ha au Pays basque nord, répartis sur 26 fermes, grâce à plus de 3 000 épargnant.es solidaires
[4] L’acheteuse est une riche retraitée qui vient de se défaire de 32 ha avec habitation sur la côte basque, pour la modique somme de 12 millions d’euros...
[5] Les SAFER : Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural ; sociétés anonymes, sous tutelle des ministères de l’agriculture et des finances.
[6] Cette proposition de loi foncière « d’urgence », votée le 26 mai dernier à l’Assemblée nationale, vise à réguler l’accès au foncier agricole par le biais de sociétés. Aujourd’hui, dans l’Hexagone, les entreprises possèdent 60 % des terres agricoles, qui représentent environ des lots de 86 hectares contre quatre pour des particuliers. Pour tenter de contrôler ces sociétés qui s’agrandissent, sans agriculteurs, le projet de loi propose une « négociation territoriale » entre le comité technique de la SAFER et ces sociétés afin qu’elles consacrent une partie de leurs hectares à de l’agriculture. L’élu des Hautes-Pyrénées Sempestous pointe du doigt également le fermage et le travail délégué « qui sont des plaies pour l’agriculture » et l’avenir de friches « qui cinq ans après deviennent constructibles… »
[7] Lurrama est un salon annuel, conçu depuis 2006 par l’association Euskal Herriko Laborantza Ganbara (Chambre d’agriculture du Pays Basque) pour promouvoir l’agriculture paysanne et durable, respectueuse des hommes et de la nature. Il se déroule ordinairement sur 3 jours à Biarritz.