CA 316 janvier 2022
mercredi 19 janvier 2022, par
AngryWorkers est un groupe anglais qui enquête et intervient dans les centres logistiques et l’industrie agro-alimentaire de l’Ouest londonien, des secteurs qui emploient des dizaines de milliers de travailleurs, pour une large partie d’entre eux d’origine immigrée. Leur pratique politique se veut tournée vers l’élaboration de réseaux de soutien et de résistance en opposition avec la construction d’une énième organisation révolutionnaire ou d’un syndicalisme alternatif.
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AngryWorkers est un groupe anglais qui enquête et intervient dans les centres logistiques et l’industrie agro-alimentaire de l’Ouest londonien, des secteurs qui emploient des dizaines de milliers de travailleurs, pour une large partie d’entre eux d’origine immigrée. Leur pratique politique se veut tournée vers l’élaboration de réseaux de soutien et de résistance en opposition avec la construction d’une énième organisation révolutionnaire ou d’un syndicalisme alternatif.
A mi-chemin entre l’établissement [1] et l’enquête ouvrière, leur démarche empreint d’un certain volontarisme relève pourtant d’un grand intérêt. Dans un ouvrage publié en 2020 « Class Power on Zero Hour » chez PM Press, AngryWorkers relate leurs 6 années d’activisme dans les coulisses de l’industrie, et plus particulièrement les impacts et les résistances face à l’exploitation matérialisée par les contrats zéro-heure. Développé dans les années 1980 de Margaret Thatcher, le contrat “zéro heure” est dépourvu d’une définition juridique précise. Un employé sous ce type de contrat n’a aucune garantie sur le nombre d’heures hebdomadaires minimales à effectuer. Il est appelé à travailler d’une semaine à une autre, suivant la demande de l’employeur. Même s’il doit être en permanence à disposition de l’employeur, il peut légalement refuser toute proposition de travail. A la différence du travail en intérim où une personne peut également ne pas avoir de garantie de travail, il n’y a pas de tierce acteur entre l’employeur et le salarié. Ce type de contrat est courant dans des secteurs dits dynamiques où la main d’œuvre se renouvelle régulièrement. Ces dernières années, ces contrats ont connu une forte croissance : concernant jusqu’à un million et demi de travailleurs en 2016, leur nombre est redescendu à un peu plus d’un million en 2019. Plus d’un employeur sur dix y a recours dans le pays.
Nous avons donc pensé que la traduction de ce bouquin pouvait intéresser les lecteurs de Courant Alternatif, nous vous la proposerons donc au fur et a mesure de son avancée [2]. Dans cette première partie, les auteurs décrivent le cadre de leur intervention. Évidemment vu notre niveau d’anglais les camarades d’AngryWorkers ne pourraient être comptables de cette traduction et de ces erreurs et/ou contresens.
Avant de déménager, en 2014, dans la périphérie ouest de Londres, nous vivions dans l’est de la ville. Nous étions impliqués dans un groupe communiste libertaire et un collectif féministe socialiste [4]. C’étaient des groupes tout a fait corrects, mais ils fonctionnaient de la même manière que les autres organisations, leur interaction principale avec « la classe » se produisait dans les périodes de mobilisations sporadiques, lors des grèves des travailleurs du secteur public contre l’austérité ou à l’occasion de manifestations étudiantes. La gauche à Londres (…) est plutôt composée et dominée par les étudiants et par les activistes professionnels. Nous avons donc ressenti le besoin, d’une politique de classe plus profondément enracinée dans la vie quotidienne des travailleurs et de stratégies basées sur les conditions concrètes dans les lieux de travail.
Nous puisions notre inspiration dans la vague de grèves des travailleurs migrants dans les entrepôts italiens, qui en utilisant leur position stratégique, ont brisé le régime de peur dans des entreprises comme TNT, IKEA et dans les grands centres de logistique. Nos camarades du collectif Wildcat en Allemagne avaient commencé leur propre enquête et intervention et nous avions échangé à propos de la résurgence de grandes concentrations de travailleurs dans le secteur de la logistique (...)
À ce moment-là, nous ne connaissions qu’un seul camarade ouvrier, qui travaillait dans une usine d’emballage et de distribution de fruits et légumes à Greenford. Nous avons fait des repérages et nous en avons appris davantage sur la région. En termes d’infrastructures le couloir de l’Ouest joue un rôle vital pour la survie quotidienne de Londres. Il s’agit de la zone autour des deux artères menant à Londres, la M4 et l’A40, et du hub de l’aéroport d’Heathrow, qui emploie environ 80 000 travailleurs(...) La distribution de biens et la transformation alimentaire sont les principales activités. Environ 60% des aliments consommés par plus de huit millions de personnes à Londres sont manipulés, emballés ou transformés le long de ce corridor occidental. La main-d’œuvre (…) est majoritairement d’origine immigrée, principalement d’Asie du Sud et d’Europe de l’Est. La plupart des travailleurs vivent à proximité de leur lieu de travail - dans des vastes zones de maisons jumelées. Construites dans les années 30 et les années 50, ces maisons étaient destinées aux familles nucléaires de quatre à cinq membres. En raison des loyers élevés, les travailleurs ont désormais tendance à partager ces maisons, avec parfois jusqu’à dix personnes.
Le Grand Union Canal et le Great Western Railways, tous deux construits dans la seconde moitié du XIXe siècle ont relié Londres avec les zones industrielles autour de Birmingham. Ce dernier transforma Southall en ville ferroviaire et les premières usines furent construites à proximité, par exemple des manufactures de verre et de thé à Greenford ou des usines de margarine à Southall. Néanmoins, une grande partie de la région est restée rurale et a fourni du carburant, sous forme d’herbe et de foin, pour les principaux moteurs des transport de Londres à l’époque : les chevaux. En outre, il y avait des fours à brique et des vergers qui ont également alimenté Londres. Pendant la Première Guerre mondiale, des usines de munitions ont été construites à Park Royal.
Dans les années 20, un nombre important de travailleurs des vallées minières galloises arrivent dans l’ouest de Londres, échappant ainsi au chômage. Ils travaillent à la construction de la Western avenue (A40) et, plus tard, à l’expansion des industries de l’industrie légère et de la transformation des aliments. Pendant l’entre deux guerres, la région a été le siège d’importants investissements américains, des entreprises comme Firestone, Hoover, Gillette ou Heinz ont employé plusieurs milliers de travailleurs. Bon nombre de ces travailleurs étaient des femmes.
Avec le réarmement des années 30, l’industrie aéronautique est devenue un autre secteur industriel important de la région. Après la Seconde Guerre mondiale, le plus important groupe de travailleurs migrants venait d’Irlande. Comme les Gallois avant eux, ils ont d’abord été accueillis avec des sentiments anti-migrants et anti-ouvriers par les habitants des banlieues. Dans les années 60, le mépris s’est ensuite déplacé vers l’immigration en provenance de l’Asie du Sud, principalement du Pendjab et des Caraïbes. Ces travailleurs ont fait face à la répression non seulement des patrons, mais aussi de l’État raciste et des groupes fascistes comme le BNP [5]. Sur les lieux de travail les syndicats existants étaient initialement réticents à organiser les nouveaux travailleurs. La région a été témoin d’une série de grèves offensives d’usines, comme à l’usine de caoutchouc Woolfs, à l’usine automobile Trico ou à l’usine de traitement de photos Grunwick, et de combats de rue, comme lors du soulèvement de Southall contre les fascistes et la police en 1979. À la fin des années 1970, le secteur de l’industrie décline et le West London perd 22 000 emplois (...) entre 1979 et 1981. La restructuration a suscité des luttes comme à l’usine de Lucas, où les ingénieurs et les travailleurs qualifiés ont posé la question de l’autogestion des travailleurs et de l’utilité sociale de la production. Ces conflits sont néanmoins restés des évènements isolés, confinés à la partie qualifiée de la main-d’œuvre et n’ont pu mettre fin aux licenciements massifs.
Au cours des années 1980, les suppressions d’emplois ont été partiellement compensées par l’extension massive de l’aéroport de Heathrow. Ces emplois étaient occupés par des travailleurs d’Asie du Sud. Beaucoup d’entre eux étaient venus en Angleterre et s’étaient installés dans des endroits comme Wembley, après la « crise des réfugiés » provoquée par l’expulsion des Indiens d’Afrique de l’Est (Ouganda, Kenya) à la fin des années 1970 [6]. Une partie de la première génération de ces migrants forme maintenant la classe moyenne locale, en tant que propriétaires fonciers, patrons, politiciens et « leaders communautaires ». Politiquement les principales expressions se traduisaient soit par l’intégration dans l’appareil du parti travailliste, soit dans le fondamentalisme religieux.
C’est donc l’expansion de l’aéroport de Heathrow dans les années 1980 et 1990 qui a non seulement créé des emplois locaux, mais aussi remodelé le réseau logistique : produits frais, colis, pièces électroniques (...). Heathrow emploie directement ou indirectement entre 80 000 et 150 000 personnes, dont la plupart sont des emplois manuels, ce qui est plus que l’industrie locale ne l’a jamais fait. Au cours des années 1990, le nouvel ordre mondial impérialiste (guerre du Golfe de 1991, interventions de l’OTAN en Somalie et en Afghanistan, guerre civile au Népal) a conduit à une nouvelle augmentation de l’immigration liée à l’asile. Le solde migratoire annuel moyen [7] entre 1991 et 1995 était de 37 000, contre 249 000 entre 2011 et 2015. Beaucoup de ces travailleurs originaires de Pologne ou de Roumanie connaissent peu ou pas l’histoire de l’immigration post-coloniale et leurs propres préjugés racistes se mélangent avec le fait que désormais beaucoup de cadres moyens, des propriétaires fonciers sont de vieux migrants asiatiques des années 1960 et 1970.
Sans surprise, cette cohabitation a conduit à des conflits, par exemple (…) celui de Gate Gourmet [8] en 2005. Lors de cette grève, des travailleurs récemment recrutés en Europe de l’Est ont été utilisés pour saper la résistance des travailleurs plus installés. Le syndicat UNITE a fait pression sur les bagagistes d’Heathrow pour qu’ils arrêtent leur grève de soutien. Des centaines de travailleurs surtout des femmes ont perdu leur emploi. La grève de Gate Gourmet et sa défaite est toujours dans l’esprit des travailleurs du coin. Le comportement du syndicat UNITE pendant le conflit Gate Gourmet était moins une « trahison raciste » qu’une décision tactique de conserver son influence auprès de la direction du New Labour.
La région est dominée par des ensembles de maisons en terrasse sombre et de grandes boîtes blanches, entrecoupées par le parcours de golf. On trouve des supermarchés polonais à côté de restaurants indiens ainsi que des haut-parleurs gujarati à Wembley et penjdabis [9] à Southall.
Certains collègues polonais ont eu de la difficulté à comprendre les codes sociaux et culturels. « Quand je suis arrivé ici, j’ai déménagé à Southall, car les loyers y étaient les moins chers. En voyant tous les sikhs avec de longues barbes et des turbans, j’ai pensé que j’étais atterri parmi les talibans ».
La plupart des travailleurs de la région touchent le salaire minimum,et un quart d’entre eux sont employés par l’intermédiaire d’agences d’intérim. Il s’agit d’une main-d’œuvre en grande partie non qualifiée. Il y a d’importantes différences quotidiennes et saisonnières dans la charge de travail en raison des systèmes de livraison « juste à temps ». Pour gérer les effectifs dans ce contexte, les patrons utilisent beaucoup de travailleurs temporaires (il y a donc une classe de travailleurs
intermédiaire, de bureaucratie et d’encadrement). Les semaines de travail de cinquante ou soixante heures sont la norme. La direction utilise les vieilles tactiques de division, en distribuant des postes de direction inférieurs aux Polonais, Roumains, Asiatiques, qui deviennent les « intermédiaires » pour les travailleurs de leur origine respective.
En 2015, le solde migratoire vers le Royaume-Uni était de 333 000 personnes sur une population totale de 65 millions d’habitants. Après le référendum sur le Brexit, les chiffres ont légèrement baissé pour s’établir à 273 000 en 2016. Depuis le référendum, la livre sterling a perdu 15% de sa valeur par rapport à l’euro, ce qui signifie qu’un salaire britannique n est pas aussi haut qu’il ne l’était dans le pays d’origine. Environ la moitié des migrants qui arrivent au Royaume-Uni viennent de pays de l’UE et se rendent d’abord dans les régions où il est le plus facile de trouver du travail : 40% de tous les migrants vivent à Londres. Chaque année, plus d’un million de personnes viennent travailler ou étudier au Royaume-Uni pendant moins d’un an. Les travailleurs qui restent pour une courte période subissent des pressions pour gagner l’argent qu’ils ont déjà dépensé pour leurs déplacements. Les raids de la police dans le grandes usines, comme Greencore (fabricant de sandwich) ou Noon Kerry Foods, sont fréquents et sont destinés à attraper les immigrants illégaux autant que pour faire passer aux autres le message sur le pouvoir de l’État.
Depuis avril 2014, les migrants de l’UE sont officiellement placés dans les rangs inférieurs de la hiérarchie sociale en ce qui concerne l’accès aux prestations sociales : ils ne peuvent prétendre à l’aide sociale de base qu’après avoir travaillé pendant au moins trois mois, ils n’ont droit à une allocation de logement qu’après un an, limitée à un maximum de six mois. Bien que la part réelle des travailleurs de l’UE qui demandent des prestations soit faible, ces mesures, qui limitent l’accès aux prestations, exercent davantage de pression sur les travailleurs pour qu’ils trouvent et conservent un emploi mal rémunéré à tout prix. L’État érige également des obstacles plus élevés pour les migrants non européens. Les travailleurs qui ont un permis de séjour doivent gagner au moins 18 600 £ par année pour pouvoir faire venir leur conjoint. Un emploi au salaire minimum ne vous rapportera qu’environ 17 000 £, ce qui explique pourquoi bon nombre de nos collègues de travail font des heures supplémentaires.
Le chômage n’est pas un problème dans notre région. Vous pouvez trouver un emploi de merde n’importe quand. Le taux de chômage au Royaume-Uni se situe à 3,8 %, son plus bas niveau en 44 ans. Pourtant, même si le taux de chômage est faible, les travailleurs ne semblent pas être en mesure de mettre beaucoup de pression sur les salaires. Selon une étude du TUC [10], le salaire réel moyen a chuté de 10 % entre 2007 et 2015, ce qui signifie que le Royaume-Uni n’est dépassé que par la Grèce qu’en terme de perte de revenus alors que l’économie britannique a progressé au cours de la même période. L’introduction du salaire minimum s’élève actuellement à £8,72 par heure. À l’heure actuelle, environ 20 % de l’ensemble de la population active gagne environ ou un peu plus que le salaire minimum. Environ 4,6 millions de travailleurs ont des contrats qui ne garantissent pas un nombres d’heures de travail hebdomadaires et donc aucun revenu régulier. Le nombre de contrats zéro heure et similaires a augmenté de 30% entre 2014 et 2018. L’incitation au travail indépendant de diverses façons (fiscalité, etc.) a entraîné une augmentation de 45 % du nombre de faux travailleurs indépendants depuis 2002, pour atteindre 4,8 millions de travailleurs en 2018.
Traduction Jean Mouloud. Merci évidemment a Zyg pour la brillante idée !
fin de la première partie
[1] Établissement/établi : ce terme renvoie à la fois à l’outil de travail des ouvriers et au fait de s’installer concrètement au sein du prolétariat, dans les usines et les campagnes, pour élaborer un travail d’organisation immanent à la classe. Si le terme est en général associé a la pratique des différents groupes d’obédience maoïste, il ne se limite pas à ceux-ci car on peut citer aussi la philosophe Simone Weil et son journal d’usine)
[2] Il s’’agira ici de simples extraits de l’ouvrage, la version complète de la traduction pourra se consulter sur le site de l’OCL. On peut déjà y lire des extraits de l’introduction et une interview du groupe
[3] Londres est une mégalopole de plus de 8,6 millions d'habitants et l'agglomération londonienne avec les banlieues comprend 12 millions de personnes. Elle réalise un cinquième du produit intérieur brut du Royaume-Uni. Depuis 2008, le Plan Londonien, un document officiellement établi par la mairie divise en cinq sous-régions l'agglomération. West London (Londres Ouest) comprend Brent, Ealing, Hammersmith et Fulham, Harrow, Hillingdon, Hounslow, Kensington et Chelsea
[4] En l’occurrence The Commune (La Commune) et Feminist Fightback
[5] BNP : British National Party est un parti politique d’extrême droite
[6] Au lendemain des indépendances, les gouvernements du Kenya et de l’Ouganda africains ont poursuivi des politiques d’indigénisation. Les Indiens d’Afrique de l’Est assimilés à une classe de commerçants en paient le prix et se voient expulsés massivement
[7] Le solde migratoire est la différence entre le nombre de personnes qui sont entrées sur le territoire et le nombre de personnes qui en sont sorties au cours de l’année
[8] Gate Gourmet aujourd’hui Gategroup est une des plus importantes entreprises du secteur de la préparation des repas servis aux passagers pendant un vol
[9] Les Gujaratis ou Goudjérates sont un groupe ethnique d’Asie du Sud. Ils habitent surtout en Inde, mais aussi dans une moindre mesure au Pakistan, ainsi que dans les pays de la diaspora indienne et aussi en Afrique. Ils sont végétariens. Le Pendjab est une région du Pakistan
[10] Le Trades Union Congress est l’organisation fédératrice des syndicats britanniques