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CPE : CHRONIQUES ETUDIANTES DU MOUVEMENT LIMOUGEAUD

jeudi 1er juin 2006, par Courant Alternatif

Comme de nombreuses villes de France, Limoges a été le témoin d’un important mouvement de protestations contre le CPE et la politique anti-sociale du gouvernement, largement porté par la jeunesse, qui a pris de l’ampleur au fil du temps. Mais si la capacité des jeunes limougeauds à se mobiliser ne fait aujourd’hui plus aucun doute, en revanche leurs formes des mobilisation restent parfois ancrées dans des représentations dépassées qui ont du mal à accepter les marges. Le mouvement a ainsi vu s’opposer un militantisme très traditionnel, syndical et hiérarchisé, fortement ancré dans la région, et des formes d’actions plus autonomes, critiques et spontanées, encore en phase d’émergence sur la ville.


Dès la fin janvier, des réunions sont été organisées dans les lycées, et les premières assemblées générales ont lieu en fac de lettres à la même époque. Elles réunissent à la fois des étudiants syndiqués (AGEL-FSE, Sud Etudiant, UNEF, Confédération Etudiante) ou encartés (MJS, LCR), et des étudiants sans attache particulière mais qui réalisent l’ampleur de la casse sociale...ainsi que quelques travailleurs (dont la CGT-Jeunes) et précaires (dont AC ! Limoges). De 20 participants, on passe rapidement à 40, 60, 80 personnes. Avec à chaque fois à la fin de la réunion, la volonté d’impulser une mobilisation sur la ville, de continuer à informer les étudiants, de faire en sorte que la révolte soit à la mesure de l’agression. Interventions en amphis, rédaction et diffusion de tracts, assemblées générales régulières, organisation de manifestations de ville répondant aux appels nationaux, tenues de tables d’information dans le hall de la fac ont été la règle pendant quelques temps.

Le vote du blocage et la montée de la mobilisation

La semaine précédent le 7 mars, annoncée comme une grosse journée d’action nationale, la centaine d’étudiant qui participe aux assemblées générales décide de tenter un blocage pour le lundi 6, comptant sur ce moyen pour réunir un maximum d’étudiants à l’AG prévue cet après-midi là.
Près de 700 personnes (sur 3500 inscrits dans l’UFR) participeront à cette première “ grande AG ” en fac de lettres : le vote sera en faveur du maintien du blocage. Et si les échos d’une mobilisation d’ampleur au niveau national (Rennes II était déjà bloquée depuis le 7 février, d’autres facs suivaient jour après jour) ne sont pas pour rien dans cette décision, l’effet du blocage de la fac de Lettres sur la ville est certainement du même ordre, permettant en outre aux étudiants engagés d’orienter leurs énergies à l’extérieur de la fac.
Courant mars, sur les sites qui ont déjà entamé une information comme sur ceux qui sont encore épargnés, les blocages se multiplient ; les grands lycées de Limoges, la fac de Sciences, l’IUT, les lycées de l’académie, la fac de Droit...entrent successivement en mobilisation.
Dès la fin mars, il ne reste presque plus un lycée public sur toute l’académie qui ne soit bloqué...beaucoup le resteront jusqu’au retrait du CPE, malgré parfois des heurts avec l’administration. Et si Lettres, Sciences et IUT resteront aussi en grève jusqu’au retrait, en revanche le mouvement sera vite désamorcé en Droit par un vote à bulletin secret qui n’autorisera le blocage que les jours d’action nationale. En Médecine et Pharmacie, aucune mobilisation n’aura lieu, sinon quelques participations marginales aux manifs. L’école d’éducateurs viendra, elle, grossir les rangs les jours de manifs, mais sans réelle organisation interne ni blocage.
Par ailleurs, il faut noter que les étudiants en STAPS (Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives) ont entamé un mouvement de grève qui se poursuivra pendant toute la durée de la lutte contre le CPE. Cependant, ils souhaitent lutter de manière autonome, gardant des revendications très précises et sectorielles qui représentent le principal objectif de leur mobilisation.

Jeu de positions, routinisation et installation de zones de pouvoir

Les habitudes sont prises très rapidement après cette phase d’émergence d’un mouvement fort. Tout de suite, dès que l’on sait que “ c’est parti ”, les volontés d’organisation unitaire, de représentation légitime et crédible, se mettent en branle. Les acteurs du “ mouvement social ” qui ne s’étaient pas encore manifestés viennent à la rencontre des étudiants et lycéens, souvent à leur demande.
De manière globale, la forme d’organisation adoptée lors de ce mouvement reprend les schémas classiques de “ la ” mobilisation étudiante : une assemblée générale “ souveraine ” rassemble tous les étudiants qui ont envie de faire entendre leur avis ou de s’informer sur la mobilisation. Cette AG définit des objectifs et des revendications en procédant par vote à main levée, puis ses décisions sont mises en application par le comité de lutte. Celui-ci se réunit en général après l’AG, sur la base du volontariat, pour répartir les rôles dans les différentes commissions. Ces commissions se réunissent ensuite dans la fac pour organiser leurs activités.
A l’AG suivante, ont fait un bilan des activités depuis la dernière AG, un tour d’horizon de la mobilisation locale et nationale, on ajoute parfois des revendications ou de nouvelles décisions, et la machine repart sur le même principe. Il faut préciser ici que la tribune de l’AG est composée de participants au comité de lutte, qui préparent l’ordre du jour en amont de l’AG.
Chaque site mobilisé est censé fonctionner sur ce modèle, et la coordination doit avoir lieu dans les AG de ville...mais la domination de la fac de Lettres s’installera rapidement et restera effective pendant tout le mouvement ; on y croisera bientôt de nombreux participants venus de l’extérieurs, lycéens, étudiants, profs du secondaire, universitaires, éducateurs, travailleurs syndiqués ou non, chômeurs et précaires.
Ce recentrage sur la fac de Lettre, critiqué mais jamais dépassé, trouve certainement sa source dans les formes d’organisation adoptées et dans les propriétés sociales des “ initiateurs ” du mouvement :

  • la fac de Lettres réunit en effet de nombreux étudiants syndiqués ou encartés, qui peuvent tout de suite adopter la posture du militant expérimenté, personne-ressource à même de faire partager son expérience et ses savoir-faire ;
  • de plus, elle jouit déjà d’une réputation de terreau des mobilisation, à la fois à travers la mémoire du mouvement anti-LMD de 2003 (plusieurs semaines de blocage), et par l’activité des militants ancrés sur ce site, dont beaucoup sont en lien avec d’autres acteurs syndicaux ou politiques de la ville de Limoges ;
  • enfin (et surtout ?), les formes d’organisation adoptées permettent rapidement l’installation d’une certaine autorité du noyau de la fac de Lettres. En effet, si plusieurs sites ont commencé à se mobiliser en même temps, c’est en Lettres que l’organisation prend la forme la plus complète : ici apparaît le premier “ comité de lutte ”, qui réunira entre 30 et plus de 100 personnes. Il se divise les tâches, créant une commission action, un service d’ordre, des responsables pour les contacts presse, pour l’affichage, pour les piquets de grève, pour la prise de contact avec les autres sites et les autres secteurs, pour l’organisation d’activités sur la fac, pour la trésorerie.
    Certaines tâches jugées indispensables sont ainsi définies et séparées dès les premiers temps. Ce comité de lutte est celui qui accentuera le plus cette division, sans rotation, constituant des commissions d’autant plus étanches que le nombre permet d’éviter la pluri-inscription (alors qu’en fac de Sciences, le faible nombre de participants au comité de lutte
  • entre 5 et 20 - oblige chacun à considérer et partager les rôles et les enjeux).

A la mi-mars, une certaine routine s’est donc installée : des tracts sont régulièrement édités (il s’agit surtout d’un relevé des décisions et revendications de l’AG) et diffusés en ville, sur le boulevard, lors des manifestations et actions. Des rendez-vous sont donnés au petit matin pour que les étudiants puissent soutenir les lycéens qui rencontrent des difficultés. Un soutien sera également apporté aux salariés de Madrange entrés en grève fin mars, des diffusions de tracts ciblés sur la convergence avec les travailleurs seront organisées dans les zones industrielles. Des réunions intersyndicales sont organisées en amont des manifestations nationales, où syndicats de travailleurs et étudiants mandatés coordonnent leurs actions (il s’agira le plus souvent pour les grosses centrales de laisser la tête de cortège aux étudiants en échange d’un engagement à ne pas réaliser d’actions coup-de-poing, jugées dangereuses et médiatiquement contre-productives...).
Les actions sont préparées par la “ commission action ” de la fac de lettre, élargie aux étudiants et lycéens d’autres sites qui veulent la rejoindre...sur le site de la fac de lettres. Lâcher de banderoles, prises de parole, blocage des carrefours et occupations symboliques seront les principales formes d’action pendant cette lutte. Ainsi, le MEDEF sera envahi trois fois (et saccagé la troisième), la gare deux fois, la CCI occupée une fois, tout comme la Direction Départementale du Travail, de l’Emploi et de la Formation Professionnelle. Deux journées de blocage des carrefours auront lieu, une fois ciblé sur le centre ville, une autre fois sur les carrefours périphériques...jusqu’à l’expulsion par les forces de l’ordre.
Le service d’ordre se pose dès le départ comme l’organe “ responsable de la sécurité des manifestants ” : postulant une méconnaissance des risques de répression jugés important, son travail sera donc d’encadrer les manifs, de surveiller les policiers et les renseignements généraux, de censurer les actions jugées trop dangereuses, de prendre particulièrement soin des lycéens, de donner l’alarme lorsqu’il estime qu’une intervention policière est probable.
Sur les facs (Lettres et Sciences), les principales activités sont le maintien du blocage, l’organisation et la tenue des AG, les réunions de commissions, l’affichage des rendez-vous, la proposition d’activités amenant réflexion et débats.
Cette dernière tâche, lancée dans la deuxième semaine de blocage, permettra notamment de recevoir un psycho-sociologue argentin qui évoquera l’histoire récente de son pays, sa mise à genoux par le FMI puis la crise, suivie par des initiatives populaires de démocratie locale et par la réorganisation de l’Etat. Plusieurs films seront également projetés, l’un en écho à cette intervention (“ Busqueda Piquetera ”, sur le mouvement des piqueteros), d’autres sur les luttes sociales (Jusqu’au Bout), la guerre d’Espagne (Land and Freedom), l’utopie et la critique sociale (l’An 01, l’Ile aux Fleurs)...

L’impossible critique

Rapidement, apparaissent au sein de la fac de Lettres différentes critiques.
Les participants au comité de lutte, qui passent leurs journées à mettre en Å“uvre les décisions de l’AG, se trouvent trop peu nombreux ; ils déplorent que seule une moyenne d’une cinquantaine d’étudiants soit réellement active, les autres se contentant de voter les décisions en AG et de rentrer chez eux.
Du côté des certains étudiants, qui ne participent pas tous au comité de lutte, apparaît un sentiment plus diffus de malaise : le comité de lutte est critiqué pour la fermeture de ses commissions (quand un commission estime qu’elle a assez de participants, elle décide souvent de ne plus accueillir personne), pour la difficulté à s’y intégrer (il vaut mieux arriver avec une proposition bien ficelée pour qu’elle soit adoptée), pour sa relative opacité (l’affichage n’étant pas parfait, il vaut mieux être présent aux réunions du comité de lutte pour être au courant de ce qui se prépare).
Au-delà de cette fac, les étudiants et lycéens mobilisés dans les autres secteurs ressentent également très fortement la position de pouvoir du comité de lutte de la fac de Lettres, et subissent souvent une organisation et des décisions auxquelles ils n’ont pas participé.
Bref, on a d’un côté des étudiants très actifs reprochant aux autres de ne pas assez se mouiller, et de l’autre des étudiants motivés ne trouvant pas leur place dans cette forme d’organisation.
Emerge alors, au sein du comité de lutte comme en-dehors, l’idée que l’organisation interne pourrait être plus réfléchie, que la faible implication des étudiants n’est peut-être pas que de leur fait, mais aussi d’une relative inaccessibilité du comité de lutte.
On peut reconstituer a posteriori plusieurs critiques qui cherchent à expliquer et dépasser cette situation :

  • A propos de la démocratie en assemblée générale :
    Lors des AG (qui durent parfois trois heures), le nombre de personnes qui parlent est très limité : pas plus de quinze en général, dont une grosse majorité de participants au comité de lutte. Ceux qui prennent la parole plusieurs fois sont encore plus rares, et tous très actifs dans le mouvement. De plus, l’assemblée générale étant préparée de manière très précise en amont, il est difficile de sortir du cadre fixé pour réellement écouter l’amphi.
  • A propos, de la quasi-absence d’un débat de fond. :
    Sans réflexion plus large sur les questions politiques et sociales, on reste braqué sur la question du CPE et des revendications déjà votées, sans vraiment développer d’analyses sur le système social, scolaire, la globalité des attaques antisociales, les éventuelles contre-propositions.
    Cette lacune est largement liée à une position prise dès les premiers temps du mouvement : l’absence d’apparition dans le mouvement des structures syndicales et des organisations politiques. Hormis le fait qu’il leur est impossible d’apporter leurs propres analyses, qui auraient pu enrichir la réflexion de tous, ils subiront également des expulsions autoritaires : ainsi, lors d’une manifestation, les Jeunesses Communistes venues diffuser leurs tracts dans le cortège étudiant et lycéen en seront expulsés sans ménagement. De même, le collectif AC ! Limoges venu installer un infokiosque dans le hall de la fac après une assemblée générale, sera pris à parti immédiatement par cinq étudiants dénonçant une volonté de manipulation et de récupération, et mis à la porte.

- A propos de l’organisation du comité de lutte :
En répartissant d’emblée le travail entre les différentes commissions, il exclut de fait les propositions qui ne répondent à aucune spécialité. En décidant de fixer un nombre limité de personnes, les commissions excluent nombre de bonnes volontés, qui ne savent comment s’engager seules, et du coup ne s’engagent pas. Enfin, la spécialisation des tâches et l’absence de rotation ont des conséquences néfastes : très peu de gens savent tout faire, les autres ne sont compétents que sur une tâche donnée (assurer le service d’ordre, s’occuper des piquets de grève, afficher les informations...). Cette différence dans la répartition des compétences mettra un petit nombre de personne en situation de leaders, seuls aptes à réfléchir à la globalité de la lutte et des activités du fait de leur expérience, et dominant de facto le reste des personnes engagées.

  • A propos de l’autorité de certaines personnes ou commissions :
    Le service d’ordre, “ responsable de la sécurité des manifestants ”, s’appuie sur cette responsabilité pour légitimer une réelle autorité sur l’organisation des manifs et actions. Il sera accusé de diffuser une certaine paranoïa vis-à-vis de la répression policière, qui justifiera de nombreuses censures. Plusieurs actions seront interdites, des manifestants souhaitant bloquer seuls des carrefours seront stoppés et sommés de rejoindre le cortège, des lieux occupés seront abandonnés sur l’ordre de membres du service d’ordre.

Enfin, les militant-e-s aguerri-e-s qui tiennent la tribune en AG comme au comité de lutte, exercent une relative censure (par discrédit, par omission...), certes plus ou moins consciente, sur la définition de ce qui est légitime ou pas (en termes d’actions comme de revendications) .
Bref, au bout de quelques jours de cette organisation, on se rend compte d’un fait global : les participants au mouvement ne peuvent se l’approprier réellement, dans la forme (modalités d’organisation et d’action) comme dans le fond (sens, représentations et discours) ; la lutte est surtout menée par le comité de lutte de la fac de Lettres, et plus précisément par certaines personnes très actives dans ce comité, en fonction d’un modèle réifié, prédéfini et inamovible. Il existe ainsi un certain monopole dans la définition de ce qu’il faut faire, de ce qu’il faut dire - et comment. Ceux qui acceptent ce cadre ou s’y soumettent trouvent rapidement leur place dans l’organisation. Ceux qui le refusent, en revanche, sont ignorés ou discrédités.
Courant mars, un groupe d’étudiants qui souhaitait remettre en question le comité de lutte relaye plusieurs de ces critiques, et émet en comité une proposition simple : que la prochaine assemblée générale soit éclatée en petits groupes (avec chacun un animateur pour la répartition de la parole et la prise de notes), de manière à ce que tous puissent s’exprimer, définir le sens et les modalités de la lutte dans laquelle ils s’engageaient, s’approprier ses buts et sa mise en Å“uvre. On propose ensuite une réunion plénière qui permettrait de faire ressortir des convergences de points de vue et d’objectifs...mais aussi des divergences, qu’il faudrait laisser s’exprimer malgré tout.
L’objectif de fond de cette démarche est d’amener l’ensemble des participants du mouvement à se le réapproprier, ce qui impliquerait finalement de repenser l’organisation interne pour permettre diverses formes d’implication.
La proposition sera refusée. Le risque est trop grand, ça va être le bordel, et puis les critiques ne sont pas légitimes : les AG sont démocratiques, les débats de fond ont lieu dans celles-ci et dans les commissions, tout va bien comme ça. On arrachera quand même le droit de “ tenter l’expérience ”, par la banalisation d’une journée qui sera “ journée de débats ”, qu’on organisera comme on veut : malgré elle, la “ commission débats ” est créée. Tentant de tirer profit de ses propres critiques, elle s’organisa dès le départ de manière autonome : avec son propre affichage, son propre tract d’appel, son propre budget, et affiche d’emblée la couleur pour cette première journée, intitulée “ Libérons la parole ! ”.
Au total, quatre demi-journées de débats seront mises en place. Elles commencent par un petit déjeuner (à prix libre), se poursuivent par des discussions en groupes de 10 à 15 personnes, puis une synthèse collective est réalisée à la fin de la matinée avant de partager le repas du midi. La première expérience réunit près de 70 personnes, les suivantes 50, puis 15, puis à nouveau une soixantaine. L’espace des débats est le seul dans lequel s’impliquent des personnes opposées au blocage ou critiques vis-à-vis de l’organisation adoptée, le seul dans lequel on discute réellement du modèle capitaliste, de la domination, du pouvoir, où les thèmes abordés débordent largement les questions étudiantes ou sectorielles. Résister n’est pas que contester, c’est aussi créer...créer des alternatives, des réseaux, des imaginaires. A mesure que le mouvement avance, que le temps passe et s’accélère, se pose aussi la question de l’engagement : il ne s’agit pas de s’engager à fond pendant un mois _, puis de laisser les choses retomber comme un soufflé pour retrouver son quotidien déprimant...il s’agit d’inclure la lutte dans le quotidien, de mettre en place des réseaux durables et solides, et non exceptionnels.

La cristallisation des divergences

La création de cet espace, et la parution de ses premiers comptes-rendus, très critiques vis-à-vis de l’organisation adoptée, de la difficulté d’expression, de la pauvreté du débat de fond, sont très mal perçus par certains. On parle, à propos de la “ commission débat ”, de “ gangrène ”. On dit qu’il ne peut en sortir “ que la merde ”, que cela va diviser les forces. Très peu des personnes engagées habituellement dans le comité de lutte y participent, et il apparaît clairement que les “ publics ” de ces deux espaces ne sont pas les mêmes, n’attendent pas la même chose de cette période de mouvement. Au sein du comité de lutte, ceux qui ne démontent pas l’espace débats attendent qu’il fasse des propositions, qu’il remplisse dans le comité de lutte sa fonction d’espace de propositions et d’intégration de la critique...quelques propositions seront faites, mais à reculons : cet espace ne se pense pas comme une fonction du comité de lutte, mais comme un lieu de réflexions autonomes, en devenir. Pendant un temps, un certain flou domine à propos de cette “ fonctionnalité ”, et la gêne est grande de se retrouver intégré comme fonction d’un espace qu’on souhaitait justement dépasser.

L’émergence de ce deuxième courant de pensée, qui revendique en premier lieu la nécessité de réfléchir sur nos propres formes d’organisation, et non seulement sur les activités tournées vers l’extérieur, sera ainsi source de nombreuses prises de position, qui amèneront une relative cristallisation. Dans les réunions, les AG, les couloirs, les actions, le débat fait rage. Des soutiens s’affirment au fur et à mesure, de la part de l’ensemble du comité de lutte de la fac de sciences et de nombreux lycéens. Et si l’intention de ces critiques n’était pas de créer de la division mais de montrer la nécessité d’une auto-critique, la division se fera pourtant... sur la base du refus affiché de cette auto-critique.

Ainsi, tandis que la forme de lutte adoptée s’affiche sur le mode de l’exception, de la création temporaire d’un rouleau compresseur à même d’arracher la satisfaction de revendications, chez plusieurs personnes se développe l’idée d’un lutte sur le mode du quotidien, de la construction patiente et solide de formes d’existence qui permettent de dépasser les innombrables formes de contraintes et de contrôle. On parle d’ouvrir ou de réquisitionner des lieux de réunion, de monter des associations, des projets. On recherche plus le groupement affinitaire que le consensus froid.
Tandis que la forme de lutte adoptée se base sur le consensus, ne s’autorisant à agir qu’avec l’aval de l’assemblée générale et de mandats, de nombreuses personnes engagées revendiquent des positions dissensuelles, et la possibilité d’agir en petits groupes autonomes. On oppose ainsi aux revendications sectorielles et limitées, et à la division fonctionnelle des tâches sur un modèle fordiste, l’idée d’un fonctionnement basé sur des projets, permettant d’exprimer des frustrations et désirs variés, prenant leur source dans la vie quotidienne de chacun.

Lors des actions, on verra ainsi s’opposer ceux qui souhaitaient limiter l’action à ce qui a été défini en amont, par une commission mandatée, ou à ce qui est autorisé par les personnes responsables des autres, et ceux qui pensent que l’action appartient à ceux qui y participent, et qu’une place doit être réservée à l’initiative et à la spontanéité.
C’est ainsi qu’au fur et à mesure, certaines personnes renonceront à transformer un système figé pour agir en leur propre nom. L’événement le plus marquant de cette prise de position est la réalisation d’une action “ autonome ”, préparée en quelques jours par un groupe de 7 personnes regroupant des étudiants de sciences et de lettres, des lycéens, un enseignant et une précaire. Il s’agit de l’occupation d’un bâtiment vide, lancée en manifestation après avoir diffusé des flyers invitant les manifestant à soutenir l’action à venir. Le bâtiment choisi a une forte valeur symbolique, puisqu’il s’agit de l’ancien quartier général des maquisards menés par G.Guigouin pendant la seconde guerre mondiale. Construite par les Haviland à la fin du XIXème, la grande bâtisse bourgeoise s’étend sur 4 étages de 150m_ et dispose d’une cour intérieure, d’un jardinet, d’une tourelle...appartenant à EDF, elle est en passe d’être revendue au secteur privé.

Presque 150 personnes participeront à cette occupation, et il va sans dire que cette action sera prétexte à accentuer la division. Aucun soutien ne sera apporté par les ténors du comité de lutte de la fac de lettres. Ceux qui passeront voir les occupants feront savoir qu’en cas de répression, il est inutile de compter sur eux.
L’occupation durera 8 heures, mais elle reste encore dans de nombreuses mémoires. Ce fut la seule fois dans tout le mouvement où l’on ne quitta pas les lieux avant l’intervention de la police, poussés par un service d’ordre paniqué à l’idée qu’étant (autoproclamé) responsable de la sécurité des manifestants, il porterait la responsabilité de la répression. L’expulsion se fit sans heurt ni interpellation ; trois identités furent relevées, mais jamais personne ne fut inquiété par la suite.


Aujourd’hui

A la suite de cette période de cristallisation, la rupture va en s’accentuant. Les critiques se font de plus en plus vives et passionnelles, une certaine rancœur mutuelle s’installe. Certains se trouvent pris entre les deux courants et permettent de maintenir le dialogue...mais une franche rupture aurait certainement eu lieu si le mouvement ne s’était arrêté de lui-même.
En effet, début mai, le retrait du CPE est annoncé. A l’AG du lundi qui suit, on lutte pour négocier le maintien du blocage au moins pour la manif du lendemain. Les média parlent de baroud d’honneur, l’administration de l’université menace d’imposer un vote à bulletin secret si le blocage ne se lève pas de lui-même. Le doyen de la fac de Lettre, soutien officiel des étudiants en lutte, qui a participé à toutes les AG, milite pour la fin de la grève en brandissant cette menace de l’administration et celle du report des partiels, inévitable au-delà d’une certaine durée...que l’on s’apprête à dépasser. Il faut savoir raison garder, et les militants du comité de lutte en sont eux-mêmes convaincus. L’AG du mercredi fait figure de cérémonie d’enterrement ; on se promet de continuer à se battre, car seule une revendication a été satisfaite...mais par d’autres moyens. Les vacances débutent à la fin de la semaine, et tous les membres du comité de lutte sont d’accord pour continuer à se voir. Un programme est mis en place pour les vacances, qui prévoit des interventions quotidiennes à la radio, une assemblée générale par semaine, deux réunions du comité de lutte et deux réunions de l’espace débats par semaine. Ces vacances doivent être l’occasion de continuer à militer, d’aller plus vers les travailleurs, d’étendre le mouvement à d’autres secteurs, de réellement créer une convergence au niveau de la ville, en commençant par mélanger les comités de Lettres et Sciences. On parle de métamorphose.
Une nouvelle incartade aura cependant lieu avant les vacances, lors du comité de lutte du jeudi : un quiproquo est créé sur la possibilité de se réunir en centre-ville, à l’espace de création culturelle Mais... l’usine (ancienne usine de porcelaine). Alors que la proposition (mal) diffusée était que ce lieu accueille les réunions du comité de lutte pendant les vacances, la proposition réelle est d’accueillir seulement des ateliers de réflexion comme l’espace débats, qui sont plus proches de l’esprit du lieu. Le comité de lutte prendra assez mal ce quiproquo, et devra trouver un autre lieu de réunion. Il est donc décidé que pendant les vacances, le comité de lutte se réunira les lundi et jeudi à la Maison du Peuple (siège de la CGT), et que l’espace débat se réunira à Mais... l’usine les mardi et vendredi. On insiste sur le fait que ces deux espaces ne sont pas exclusifs, que l’on est vivement invité à participer aux deux.
La réalité sera différente : la Maison du Peuple étant fermée en ce lundi férié, la première réunion du comité de lutte se transforme en apéro. Le mardi, à la première réunion de l’espace débat, un important ras-le-bol est exprimé, on commence à parler d’organiser des activités qui ne soient pas contrôlées par le comité de lutte. Une liste de diffusion internet est créée pour échanger nos points de vue. Le mercredi, la première assemblée générale des vacances réunit une trentaine de personnes, étudiants de l’IUT, des facs de Sciences et Lettres, et lycéens. Une autre liste de diffusion internet est créée. Le jeudi, lors de la première réunion réelle du comité de lutte, conflit sur l’existence de deux listes de diffusion séparées. Le vendredi, le groupe débats réaffirme sa volonté d’avoir sa propre liste de diffusion et finalement d’être autonome dans les actions à venir.
Ces quatre réunions ont concerné une cinquantaine de personne, dont une dizaine a participé aux quatre. Se mélangent dans les discussions une réelle volonté de scission, la volonté de changer l’organisation en accord avec les différentes critiques, et la volonté de ne rien changer des formes de lutte adoptées tout en dénonçant le groupe qui veut s’autonomiser.
Le groupe débat a donc décidé d’être autonome. Plusieurs de ses membres resteront cependant des éléments moteurs au sein du comité de lutte. On défend l’idée d’une séparation en expliquant que les formes de lutte ne sont pas les mêmes : le comité de lutte s’attache aux questions étudiantes, il est centré sur la fac et fonctionne sur un mode plutôt syndical ; le groupe de débats réunit des étudiants, des chômeurs et précaires, il s’attache à des activités plutôt centrées sur les alternatives, partant plus du quotidien de tous que d’un secteur d’activité particulier. Les membres du groupe débats se présenteront comme un “ plus ”, un collectif parallèle créée à l’issue du mouvement...certains membres du comité de lutte dénonceront une récupération et une scission.
Un dernier événement verra s’opposer les deux “ courants ” créés à l’issue de cette lutte collective : la manifestation du premier mai. Organisée par une grande intersyndicale à l’échelle de la ville, en coordination avec le collectif de ville des étudiants et lycéens, elle n’aurait été qu’un grand rassemblement de drapeaux aux allures d’enterrement si le collectif de “ la bande Ã

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