samedi 12 février 2011, par
Ce vendredi 11 février, les millions d’Égyptiens mobilisés dans les rues du pays ont arraché une victoire de taille : le départ de Moubarak au bout de 18 jours. Après Ben Ali, c’est, en quelques semaines à peine, le second dictateur à tomber sous une pression de la rue qui est parvenue à briser les relations de pouvoir établies entre gouvernants et gouvernés. Les enjeux et les conséquences sont considérables. Mais la partie n’est pas finie.
Dans l’article d’hier [http://oclibertaire.free.fr/spip.php?article922 ], nous concluions en disant que cette journée du vendredi serait cruciale car le maintien au pouvoir de Moubarak n’allait pas mettre un terme aux protestations. De son côté, l’armée a décidé, sans aucun doute avec le soutien de l’administration US, de ne plus jouer les seconds rôles mais de prendre les choses directement en mains et d’en finir avec sa position d’équilibriste ou de tampon, intenable à terme, entre un exécutif affaibli et isolé qui s’accroche à la tête d’un État dont le pouvoir s’effrite et perd ses assises, et l’action d’un peuple réclamant de plus en plus fortement son départ sans condition.
Suite à la réunion d’urgence tenue la veille dans la soirée des plus hauts gradés de l’armée, la journée de vendredi a commencé avec l’annonce que ces plus hautes instances de l’appareil militaire allaient publier incessamment un communiqué « très important ».
En début d’après-midi la population se masse dans les principales artères des grandes villes et se regroupe sur les lieux symboliques du pouvoir : plusieurs bâtiments administratifs sont encerclés à Suez, le palais de Ras El Tin à Alexandrie, le bâtiment de la Radio-Télévision et le siège du gouvernement au Caire. Dans la ville d’El Arich (nord du Sinaï), un échange de coups de feu s’est produit entre manifestants et policiers, faisant plusieurs blessés selon des témoins. Dans le cadre des manifestations contre Moubarak dans le pays, un millier de manifestants ont lancé des cocktails molotov sur un poste de police et brûlé des véhicules. Il y aurait au moins un mort. El Arich est un endroit où, sur fond d’insurrection larvée des populations bédouines, dès le début du soulèvement, les forces de police avaient disparu et avaient été remplacées par des comités populaires armés.
L’armée publia en fait deux communiqués dans le même ton que les précédents : elle est aux côtés du peuple, elle agit pour garantir la transition vers de futures élections… ce qui laisse plein de gens dans l’expectative.
Mais au même moment, circule l’information du départ de Moubarak vers sa résidence de Charm el-Cheikh.
A partir de là, le suspense sera de courte durée puisque quelques heures plus tard, le vice-président Omar Souleimane, dans une déclaration télévisée annonce que Moubarak « a décidé de renoncer à ses fonctions de président de la République » et qu’il a chargé le Conseil militaire suprême de prendre en charge les affaires publiques « dans les circonstances difficiles que traverse le pays »
Manifestement, les divisions de plus en plus visibles au sein de l’appareil d’Etat, entre une majorité du haut commandement militaire et l’équipe Moubarak et ses proches, auront trouvé ce vendredi, avec le départ du président, une conclusion – provisoire – correspondant au rapport des forces en présence au profit de l’armée, institution et appareil le plus à même de prendre en charge l’après-Moubarak. Il s’agit de procéder à une évolution du régime vers des modifications institutionnelles permettant de mettre en place de nouvelles relations de pouvoir et offrant de meilleures capacités de gouverner le pays mais qui intègrent des formes de continuité sur l’essentiel : le maintien de l’ordre social, économique capitaliste et celui des équilibres régionaux, notamment l’alignement politique et diplomatique sur les États-Unis.
Parmi les multiples définitions formulées sur les conditions de la révolution, il en est une qui s’est toujours vérifié et qu’il est utile de rappeler. Une situation révolutionnaire se constitue lorsque simultanément ceux d’en haut ne peuvent plus dominer comme avant et ceux d’en bas ne veulent plus être dominés comme avant. Avec la chute du raïs, on peut dire que ce vendredi 11 février 2011 s’est conclu l’acte I de la révolution égyptienne.
L’armée est au pouvoir officiellement pour préparer la tenue d’élections avant la fin de l’année. Pour le nouvel exécutif, la séquence qui s’ouvre suppose une normalisation de la situation, la fin des désordres, des manifestations, des grèves, de l’appropriation permanente des places et des espaces publics pour en faire des lieux de la politique, comme a pu le symboliser la « Commune de Tahrir » au cours de ces 18 jours et nuits de soulèvement.
Après la Tunisie, le peuple égyptien a donné une leçon au monde entier et ils ont bien raison de faire la fête : ce n’est pas si souvent que la rue chasse des dictateurs, ce n’est pas si souvent que des peuples deviennent les acteurs de leur propre devenir. Et ce faisant, ceux et celles qui ont obtenu ce résultat, en gardant toujours l’initiative, en faisant preuve d’intelligence tactique, en expérimentant de nouvelles relations et formes d’association, ont pris conscience de leur force, de leurs capacités politiques et l’impensable est devenu possible : auto-organiser des manifestations de masse, chasser la police anti-émeute, se défendre contre les pro-Moubarak, résister aux tentatives de criminalisation, élargir leurs rangs à des millions de personnes, ouvrir des espaces de débats permanents sur des sujets divers, et notamment les revendications sociales.
La révolution n’est pas terminée. Sur la place Tahrir, ceux et celles qui y ont dormi pendant des nuits, occupé la place pendant des jours, se sont battu contre les « baltaguiyas », ont participé à la défense du lieu, aux assemblées et multiples réunions informelles qui se sont succédées dans cet espace libéré, c’est-à-dire ceux et celles qui constituent le cœur de la révolution, assurent qu’ils ne partiront pas tant qu’ils ne seront pas certains que les promesses des militaires seront tenues : la mise en place d’un gouvernement civil élu, la fin de l’état d’urgence, entre autres exigences.
Et au-delà de l’épicentre de la place Tahrir, au-delà de la revendication démocratique d’un changement de régime et des résistances qu’elle pourra rencontrer de la part de certains secteurs de l’oligarchie, il n’est pas sûr que le fleuve, après avoir débordé, retourne dans son lit : trop d’exigences, trop de revendications sont en train d’éclore de toutes parts sur le terrain social rendent problématique une normalisation rapide car elles sont antagoniques avec les véritables raisons et intérêts pour lesquels l’armée a été « nommée » à la tête de l’État. C’est aussi là que peut se jouer l’acte II.
Enfin, l’impact de la chute du dictateur égyptien, après celle de Ben Ali, va toucher l’ensemble du monde arabe et au-delà. Du Maroc à la Jordanie en passant par les territoires palestiniens, de la Syrie au Yémen, de Bahrein à la Mauritanie et l’Arabie Saoudite, il y a plus de points communs que de différences au-delà même des grands traits culturels, religieux et linguistiques. En Chine, des images de la Place Tahrir ont été éliminées des journaux télévisés. En Algérie, le « système » a mobilisé toute sa police, bloque tous les trains en direction de la capitale et a placé Alger en état de siège pour empêcher les manifestations appelée par l’opposition sociale et démocratique ce samedi 12 février sur le mot d’ordre : « pouvoir, dégage ! ».
L’onde de choc des soulèvements de Tunisie et d’Égypte c’est déjà ça : la peur qui s’empare des gouvernants et qui disparait progressivement chez les gouvernés.
Le 11 février (18ème jour de la révolution)