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ISLANDE : QUEL PRIX POUR LA PROSPÉRITÉ ÉCONOMIQUE ?

samedi 1er octobre 2005, par Courant Alternatif

Les projets de « développement » capitaliste n’épargnent aucune parcelle du globe. Le gouvernement islandais vient ainsi de sacrifier la plus grande zone vierge d’Europe de l’Ouest pour la construction d’un barrage hydroélectrique pharaonique au seul bénéfice du géant américain de l’aluminium ALCOA. Au cours de l’été, l’Islande a connu une mobilisation et des manifestations sans précédent et, par voie de conséquence, une répression inhabituelle, dans un pays à la tradition politique plutôt consensuelle.


En Islande on n’a pas de pétrole, mais on a de l’eau et des montagnes en abondance. Depuis longtemps les autorités ont compris qu’elles pouvaient utiliser ces ressources naturelles inépuisables par la construction de barrages permettant d’assurer un approvisionnement en électricité bon marché. Jusqu’à maintenant cette électricité était essentiellement destinée à alimenter les besoins de la population pour un coût dérisoire et en évitant au pays de s’équiper de centrales thermiques ou nucléaires. Malheureusement, quelques vautours capitalistes ont compris qu’ils pouvaient également tirer de juteux bénéfices de ces ressources intarissables. Force est de constater que malgré le réchauffement de la planète, l’île n’est pas vraiment menacée par la sécheresse !

Le plus grand barrage d’Europe

L’industrie de l’aluminium est très gourmande en électricité en raison du procédé de fabrication par électrolyse. C’est pourquoi les usines sont implantées en priorité sur des sites où l’électricité est disponible à moindre coût, plutôt qu’à proximité des mines de production de bauxite. En France, on en sait quelque chose puisque Pechiney a ainsi largement contribué à la défiguration de quelques vallées alpines.
En réalité ce n’est pas un, mais 5 barrages qui sont en cours de construction depuis l’année 2003 sur les hautes terres du Nord-est de l’Islande, dont le plus haut d’Europe (190m) à Kárahnjùkar. La compagnie nationale d’électricité Landsvirkjun a ainsi décidé de s’associer à la multinationale américaine ALCOA pour l’édification d’un gigantesque complexe hydroélectrique uniquement voué à l’alimentation, à partir de 2007, d’une usine d’aluminium implantée dans la même région. Le fondeur lui-même sera construit par Bechtel - société multinationale, profiteurs de la guerre en Iraq - et polluera un fjord actuellement très beau et très pur à Reydarfjördur sur la côte Est du pays. La production électrique attendue sera de 4,5 giga watts heure (GWh), grâce à la puissance cumulée de trois grosses rivières glaciaires issues de l’immense calotte du Vatnajökull, le plus grand glacier d’Europe, dont la surface est équivalente à celle de la Corse. L’usine d’ALCOA devrait quant à elle produire 322 000 tonnes d’aluminium par an. L’ensemble de ce projet mégalomaniaque coûtera la bagatelle de 2,2 milliards de dollars provoquant le plus gros endettement de l’histoire de l’Islande, pays qui ne compte même pas 300 000 habitants.
La mise en eau de ces 5 barrages créera un des plus grand lac artificiel d’Europe avec 57 Km_, en engloutissant des paysages d’une beauté sidérante : canyon glaciaire, déserts volcaniques, vallées verdoyantes, domaine des rennes et de nombreuses espèces d’oiseaux. C’est une catastrophe écologique annoncée, notamment en raison de la fragilité et de la précarité des écosystèmes de cette région. N’oublions pas que l’Islande doit à la fois affronter les rigueurs du climat arctique et des manifestations volcaniques assez ravageuses : éruptions, tremblements de terre, coulées de lave, etc. Le domaine du haut plateau où se déroule ce carnage n´est pas entièrement désertique, comme certains veulent le faire croire. La végétation s´étend du pied du glacier jusqu´à la mer, ce qui est rare en Islande. De vastes étendues de verdure et de végétation seront inondées avec la construction de la centrale électrique. Et ce qui ne disparaîtra pas sous l´eau risque d’être détruit par l´érosion éolienne. La rivière glaciaire charrie des tonnes de sable très fin qui ira s´amasser sur les rives du lac. Balayée par le vent, ce sable se transformera en lame de rasoir sur les étendues de verdure. De même, une soixantaine de chutes d´eau et des terrains où se rassemblent des troupeaux de centaines de rennes et où nichent les oies à bec court vont être submergés. Cette région est située sur une ceinture volcanique encore active et témoigne d´une activité géologique unique comportant encore des marques de formation de la terre par la glace et le feu.
Le 1er août 2001, l’Agence nationale de planification d’Islande qui conseille les autorités en matière de développement urbain, économique et technologique prononçait son verdict : « les conséquences à moyen et à long terme du barrage sur l´écosystème islandais sont telles que nous désapprouvons le projet de construction ». Comme dans toute démocratie occidentale qui se respecte, lorsque des informations contraires à la bonne marche de l’économie sont révélées, elles sont gentiment enterrées. Le 20 décembre 2001, la ministre de l´environnement approuvait donc le début des travaux.

Comment faire passer la pilule

Dans le même ordre d’idée, le gouvernement s’est bien évidemment abstenu de consulter la population qui semble rejeter majoritairement le projet. Malgré l’opinion majoritairement défavorable des islandaises et des islandais, la mobilisation contre le barrage de Kárahnjùkar est restée très timide jusqu’à cet été. Quelques personnalités, dont les parents de la chanteuse Björk, se sont indignées de ce saccage de la nature. A l’image de leurs homologues européens, les responsables politiques ont bien évidemment brandi en réponse la promesse de la création d’emploi pour rendre plus alléchant le sacrifice. Sauf que dans un pays qui ne compte pas plus de 3% de chômeurs c’est un argument qui a du mal à convaincre ; d’autant plus que très peu d’islandais sont prêts à accepter les emplois proposés. Pour le moment c’est d’ailleurs majoritairement des ouvriers chinois, italiens et portugais qui ont été embauchés sur le chantier de Kárahnjùkar à des salaires bien plus faibles que les islandais. Ce fatalisme de la population s’explique surtout par les conditions historiques et économiques de la vie dans ce pays. Ce n’est que depuis quelques décennies que les islandais ont accédé à un niveau de vie à la scandinave, parmi les plus élevé de la planète. Auparavant ils subirent la domination Danoise pendant près de 600 ans. La survie des habitants a également été longtemps tributaire des conditions naturelles peu clémentes. Les cultures sont quasi inexistantes, et seul l’élevage de moutons et la pêche ont permis de se nourrir depuis le début de la colonisation au IXe siècle. En 1783, lors de la grande éruption du Laki(1), la quasi-totalité du cheptel a été décimée et la population islandaise a même failli disparaître dans la famine qui s’en est suivie. Aujourd’hui la prospérité de l’Islande repose essentiellement sur l’industrie de la pêche et sur les nouvelles technologies (développement de matériel de pointe dans le domaine de la pêche). Mais les cours du poisson sont très instables et les ressources halieutiques se raréfient. Dans ce contexte, il est logique que les promesses de développement et de diversification économique, même les plus faramineuses, remportent peu d’opposition en utilisant la peur du retour aux périodes sombres de l’histoire de l’île.

Une mobilisation sans précédent

Les écologistes islandais ont commencé à s’énerver sérieusement contre le mépris évident affiché par le gouvernement, alors que les travaux du barrage étaient déjà largement entamés. Depuis cet été les actions de protestation ont pris une tournure assez inhabituelle dans un pays habitué au consensus politique et qui n’a quasiment jamais connu de mouvements sociaux au cours de son histoire.
Le 14 juin 2005, lorsque la conférence mondiale des producteurs d’aluminium s’est ouverte à Reykjavik, des manifestants ont jeté des yaourts colorés de vert sur les délégués en disant qu’ils voulaient ainsi couvrir leur vandalisme écologique. Mais c’est surtout sur le lieu même de la construction du barrage que les opposants se sont rassemblés. Au début de l’été un campement international s’est organisé à Kárahnjùkar regroupant quelques dizaines de militants islandais, anglais et autres nationalités, malgré l’isolement géographique et les conditions météo assez éloignées de celle de la Côte d’Azur. Le 19 juillet ils firent une première incursion sur le chantier et bloquèrent les travaux pendant près de deux heures en s’enchaînant aux camions et aux bulldozers avant de se faire déloger par la police. Une seconde action de blocage de plus grande ampleur eut lieu le 27 juillet. Plus d’une vingtaine de militantes et militants s’introduisirent sur le site pendant la nuit et s’enchaînèrent aux engins de construction. Un peu moins patiente que la première fois, la police ordonna aux conducteurs de mettre en route leurs machines… Par chance il n’y eut pas de blessé, mais la police arrêta une vingtaine d’activistes de manière assez brutale. Ils furent relâchés après quelques heures de garde à vue. Enfin, le 4 août une action se déroula sur le chantier de construction de l’usine d’aluminium dans le fjord de Reydarfjördur. Dans les jours qui suivirent le gouvernement islandais ordonna l’expulsion de 21 manifestants étrangers. Dans les rues de Reykjavik, la police s’engagea alors dans une véritable chasse aux militants en arrêtant tous les individus qui ressemblaient à des activistes écologistes.
En dépit de la douche froide de la répression, la mobilisation n’a pas faibli puisque de petits groupes informels se sont également emparés de cette lutte. Le 26 août, trois personnes ont ainsi décroché le drapeau islandais flottant sur le toit des bureaux du gouvernement pour le remplacer par une banderole qui proclamait « Non à l’aluminium hydroélectrique ». Deux des trois trublions ont bien évidement été aussitôt arrêtés et interrogés par la police.

Les manifestations et les actions directes vont sans doute marquer une pause durant les prochains mois d’hiver. Mais d’ors et déjà les écologistes islandais appellent à de nouveaux rassemblements sur les différents chantiers (barrage et usine d’aluminium) au cours de l’été 2006. Du matériel de sensibilisation est en cours de préparation, dont un livre et un film en anglais. Nullement affectés par l’avancée irrémédiable des travaux, ils comptent ainsi attirer près de 1000 personnes l’été prochain. Si effectivement la mise en service du barrage de Kárahnjùkar et de l’usine ALCOA semblent inéluctables, il semblerait que le petit séisme provoqué par les manifestations de cet été et le mécontentement général de la population freinent sérieusement les ambitions encore plus délirantes des capitalistes islandais. Ceux-ci dans leurs rêves les plus fous, voyaient déjà l’île couverte de barrages exportant leur électricité en Europe par câbles sous-marins…

Tonio,
Paris, le 22 septembre 2005

Pour plus de précisions, sur cette lutte (photos, cartes, données techniques, etc.), pour suivre l’actualité de la mobilisation, notamment la préparation des manifestations de l’été 2006, il est possible de jeter un œil au site suivant : www.savingiceland.org ; Information en anglais, mais aussi quelques textes en français.

(1) Cette éruption serait responsable du dérèglement climatique dans le Nord de l’Europe qui aurait entraîné les mauvaises récoltes à l’origine du mécontentement de la population française et par voie de conséquence de la révolution de 1789…

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