Courant alternatif 274
jeudi 23 novembre 2017, par
Le Viêt Nam connaît depuis plusieurs mois une série de procès anticorruption au terme desquels un certain nombre de responsables se voient condamnés à de sérieuses peines de prison, voire à la peine de mort.
Chau Thi Thu Nga, membre de l’Assemblée nationale, a été condamnée à la peine capitale le 16 octobre dernier, pour avoir organisé une fraude immobilière d’un montant de 16 millions de dollars. Fin septembre, ç’a été le tour de l’ancien directeur de la banque privée Ocean Bank, Ha Van Tham, pour des pertes frauduleuses de 60 millions d’euros.
Pour certains observateurs, la multiplicité de ces procès pour corruption aurait aussi pour toile de fond une lutte politique. Il s’agirait, pour la nouvelle équipe mise en place l’an passé, au 12e congrès du Parti communiste, de se débarrasser des partisans de l’ancien « hyper »-Premier ministre Nguyên Tân Dung. Celui-ci, ancien gouverneur de la Banque centrale et deux fois Premier ministre (de 2006 à 2016), avait échoué à se faire élire à la place du secrétaire général du PCV, Nguyên Phu Trong, en poste depuis 2011. Cet échec l’a conduit à abandonner ses fonctions, mais ses multiples soutiens et réseaux perdurent y compris dans la diaspora aux Etats-Unis, d’où est originaire son richissime gendre. Un détail à ne pas sous-estimer tant les solidarités familiales sont d’une importance primordiale.
Le développement
des luttes sociales
Ces multiples procès démontrent que l’« économie socialiste de marché » a permis, certes, un développement économique sans précédent mais aussi un développement à deux vitesses. Les enrichissements énormes et frauduleux de certains ont pour corollaires divers scandales qui plongent d’autres secteurs dans la précarité et la misère. Depuis une vingtaine d’années, les luttes paysannes contre l’accaparement des terres et les expulsions sont récurrentes. Elles peuvent être parfois très violentes, avec une série d’affrontements avec la police. Les grèves ouvrières, souvent sauvages, ne sont pas rares. Elles aussi peuvent prendre un caractère violent et de confrontation, même si toutes n’atteignent pas le niveau des émeutes du printemps 2014 où, durant deux semaines, dans 22 provinces un certain nombre d’usines chinoises mais aussi sud-coréennes et taïwanaises avaient été mises à sac voire incendiées (1).
Les protestations contre les abus, la corruption et les violences de la police prennent également des formes d’organisation inédites, comme la désobéissance civile et même la séquestration. Le 15 avril 2017, dans la bourgade de Dong Tam (banlieue de Hanoi), les villageois ont séquestré pendant deux jours 38 policiers (dont 15 des compagnies antiémeutes), à la suite de l’arrestation et des violences exercées contre certains d’entre eux, qui s’opposaient à l’expropriation de terrains au profit de la société de communication Viettel Group (qui appartient à l’armée).
Par ailleurs, les arrestations régulières de blogueurs et blogueuses, leur condamnation et parfois leur expulsion à l’étranger sous l’accusation d’« activités visant à renverser l’administration populaire » font partie du paysage politique et social. Pour que le tableau soit complet, n’oublions pas l’Eglise catholique qui, bien qu’elle ne soit pas un modèle en matière de politique progressiste, est en mesure de mobiliser ses fidèles. On se souvient du centre de Hanoi bloqué par des milliers de catholiques en 2008, lorsqu’ils réclamaient (à tort ou à raison) le retour d’un terrain à l’Eglise.
Les Vietnamiens possèdent en moyenne deux téléphones par personne et ont vite trouvé le chemin des réseaux sociaux. Depuis des années, en quelques instants, chaque incident notable se retrouve filmé et diffusé dans le monde entier.
Une mobilisation croissante
sur l’environnement
Ce sont aussi, de plus en plus, des problèmes liés aux questions écologiques qui mobilisent de larges pans de la population.
A la fin des années 2000, une importante campagne de protestation contre l’exploitation d’une mine de bauxite gérée par des compagnies chinoises, avec du personnel chinois, dans les hauts plateaux du Centre avait reçu le soutien du général Giap (2). Dans trois lettres, il indiquait que ces mines ruinaient l’environnement, déplaçaient les minorités ethniques, et que l’afflux de travailleurs chinois menaçait la sécurité nationale. Cela dans un contexte de crise entre les deux pays, en raison de la revendication par la Chine des îles Hoàng Sa et Truong Sa (Paracels et Spratleys), et qui se traduit par des attaques répétées de bateaux de pêche vietnamiens par la marine chinoise.
A l’heure du changement climatique, les inquiétudes liées à la montée du niveau de la mer, désormais inéluctable, sont une réalité pour presque la moitié des provinces bordant l’océan. Selon les estimations du gouvernement, le tiers du delta du Mékong, grenier à riz du pays, sera submergé dans les prochaines décennies si le niveau de la mer continue d’augmenter.
C’est sur cette toile de fond que les scandales liés à la pollution mobilisent largement les gens car, au delà des conséquences directes, il y a à l’origine des faits de corruption patents. Le cas Formosa est exemplaire en la matière.
La lutte contre la pollution
due à l’usine Formosa
Cette aciérie taïwanaise de production d’aluminium située dans la province de Ha Tinh (centre du Viêt Nam) est à l’origine de la plus gigantesque pollution de l’histoire du pays. Le 6 avril 2016, des dizaines de milliers de poissons morts sont retrouvés sur les plages de la province. Puis ce phénomène touche les trois autres provinces plus au sud et arrive aux environs de Hué, douze jours plus tard. La pollution s’étend alors sur 200 kilomètres de côtes. Plus de 100 tonnes de poissons empoisonnés sont ramassés, la perte des élevages est identique. Les fonds maritimes sont sinistrés, des tonnes de coquillages sont contaminés.
A la catastrophe environnementale s’ajoute une catastrophe sociale : la pêche est une des activités essentielles de cette région. Ce sont environ 263 000 personnes vivant de la production aquatique qui sont touchées. Les autorités n’ayant pas réagi avec célérité, malgré le caractère exceptionnel de la catastrophe, des manifestations se produisent en différents points du pays : Hanoi, Hô Chi Minh ville, Nha Trang, Vung Tau, Da Nang, Hue et Nghe An. Durant trois dimanches de suite, elles regroupent des milliers de personnes qui réclament la lumière sur cette affaire. Car l’usine Formosa avait déjà défrayé la chronique en 2015. L’effondrement d’un échafaudage avait fait 13 morts et 24 blessés parmi les travailleurs. Les conditions de travail et l’arrogance des responsables de la société furent alors mises en évidence.
A la même époque, il avait aussi été révélé que Formosa avait bénéficié des autorités locales d’un passe-droit illégal, à savoir une autorisation d’exploitation pour une période de soixante-dix ans, alors que la loi sur l’investissement du Viêt Nam stipule qu’un projet à participation étrangère ne doit pas durer plus de cinquante ans (Thanh Nien, 27 mars 2015). Cela explique donc la profonde inquiétude des Vietnamiens qui, connaissant les problèmes de corruption (reconnus par le gouvernement depuis des décennies), les a poussés à manifester pour réclamer toute la lumière sur cette pollution.
Trois semaines après le début de la catastrophe, le 27 avril, le ministre de l’Environnement affirmait que la pollution était due à une marée rouge et à des toxines générées par l’activité humaine. Affirmation aussitôt rejetée par la société vietnamienne de pêche. Dans le même temps, l’arrogance des dirigeants de l’usine jette de l’huile sur le feu. L’un d’eux déclare : « Vous ne pouvez pas tout avoir. Vous devez choisir entre les poissons, les crevettes ou une aciérie ultramoderne » et prétend que ce phénomène reste encore inexpliqué (Tuoi Tré, 26 avril 2016).
Le 4 mai 2016, les autorités annoncent l’interdiction de commercialiser les fruits de mer pêchés dans les 20 miles nautiques des autres provinces concernées. La veille encore, le ministère de l’Environnement affirmait que les fruits de mer de la région respectaient les normes de sécurité.
Les autorités, par la voix du ministre de l’Environnement Tran Hong Ha, reconnaissent ne pas voir réagi avec la célérité nécessaire face à cette catastrophe (Thanh Nien, 29 avril 2016).
Le 28 juin, après une enquête menée par une centaine de scientifiques, le gouvernement reconnaît enfin la responsabilité de l’usine Formosa dans la pollution. La société fait alors des excuses publiques et annonce qu’elle versera 500 millions de dollars de dédommagements aux provinces sinistrées.
Les manifestations ne cessent pas, mais elles sont suivies de multiples arrestations et de violences policières au point que cela a conduit la Fédération internationale des droits de l’Homme (et la LDH en France) à s’en inquiéter, dans une lettre ouverte qu’elle a adressée au Président Hollande à la veille de sa visite au Viêt Nam en septembre 2016.
Un an après la catastrophe, lors de nouvelles manifestations de pêcheurs, plusieurs arrestations ont eu lieu. A cette occasion, la police a arrêté Hoang Duc Binh, un activiste accusé d’avoir « troublé l’ordre public et abusé de sa liberté démocratique pour porter atteinte aux intérêts de l’Etat ». Depuis, une autre « activiste » a été arrêtée : Tran Thi Xuan, 41 ans, accusée d’« activités visant à renverser l’administration populaire », selon l’article 79 du Code pénal – un article de loi à la formulation vague, mais susceptible de déboucher sur la peine de mort.
Les mouvements écologiques
à Hanoi
Parmi les autres scandales liés à l’environnement, citons les coupes sauvages et le trafic de bois précieux. Ces activités nécessitent des moyens techniques considérables mais également des complaisances ou des complicités tout aussi importantes, car elles ne peuvent passer inaperçues.
Le mouvement de sauvegarde des arbres à Hanoi (The Trees Movement [3]) a ainsi mobilisé sur des préoccupations environnementales. C’est une réaction citoyenne face à la décision arbitraire des autorités locales d’abattre des milliers d’arbres, souvent anciens et massifs, le long des rues de la ville. Outre le fait de constituer une atteinte à l’identité de cette ville et à la nécessité de conserver des lieux ombragés, la décision par ces autorités de procéder à de tels abattages n’a jamais été très claire. Les protestations et les manifestations se sont heurtées là encore à la répression et aux intimidations. Des accusations de manipulations venues de l’étranger ont été proférées à l’encontre des protestataires.
Enfin, Hanoi est maintenant sous une nappe de pollution pendant une grande partie de l’année, ce qui pose de nouveaux problèmes sanitaires importants. Dans plusieurs villages, selon la presse, les habitants présentent des taux de cancer exceptionnellement élevés, probablement en raison de la contamination par le plomb dans l’approvisionnement en eau. Selon The Economist, deux tiers des eaux usées industrielles s ‘écoulent dans les lacs et les rivières.
Jusqu’à présent, la plupart de ces contestations sont restées sectorielles, mais les questions liées à l’environnement pourraient être fédératrices dans la mesure où elles ont un impact sur la vie quotidienne et concernent la santé de l’ensemble de la société, et non pas l’une ou l’autre de ses composantes.
Au moment de terminer cet article, on apprend une nouvelle hécatombe massive de poissons dans la province de Quan Ngai. Les poules et les canards des fermiers alentour sont morts après en avoir mangé (Tuoi Tre News, 23 octobre 2017)
Quant à Vo Kim Cu, qui, en tant que chef de la province de Ha Tinh, a été directement responsable de la signature de documents illégaux ayant facilité les opérations de Formosa (y compris celle qui a permis à l’entreprise de décharger les eaux usées ayant entraîné la mort des poissons), il avait été renvoyé de tous les postes du gouvernement, y compris celui de chef du parti et de Président de la province de Ha Tinh. En avril, il avait même démissionné de son poste de délégué de l’Assemblée nationale pour « raisons de santé »… Mais il vient d’être nommé vice-président d’un conseil chargé de renforcer l’efficacité économique des coopératives nationales, grâce à une directive signée par le Premier ministre. Comme l’indique le quotidien Tuoi Tre du 8 septembre, « le public se demande pourquoi un fonctionnaire ayant fait preuve de tant de négligences a pu être nommé à un autre poste de présidence ».
La réponse n’est pas encore parvenue aux intéressés.
Dominique Foulon
(1) Sur ces émeutes de 2014, lire : « La situation sociale vietnamienne : une lutte des classes qui ne poserait pas la question du pouvoir ? » – http://indomemoires.hypotheses.org/15104
(2) Vo Nguyên Giap, général vietnamien vainqueur de Dien Bien Phu en 1954. Bien qu’il ait souvent été en désaccord avec les différents gouvernements, sa popularité a toujours été grande dans le pays. Il est décédé en octobre 2013 à 102 ans.
(3) Voir Grassroots Environmental Activism in an Authoritarian Context : The Trees Movement in Vietnam.