Essai sur la confessionnalisation et la racialisation de la question sociale
mercredi 6 décembre 2017, par
C’est le titre du livre de Nedjib Sidi Moussa paru en janvier dernier aux éditions Libertalia.
Nous avons invité ce dernier aux rencontres libertaires organisées par l’OCL cet été, pour nous présenter son livre qui touche de près à cette question de la racialisation et, au bout du compte, du post-modernisme (voir le débat rapporté dans CA avec Renaud Garcia il y a juste un an). Voici son intervention. A la suite un compte rendu du débat qui a suivi l’intervention de Nedjib
Intervention de Nedjib
La genèse du livre
L’idée du livre est venue d’une discussion avec un ami concernant le surprenant impact politique et médiatique du livre d’Houria Bouteldja qui avait déclenché une petite polémique l’année dernière et qui s’est poursuivie depuis. Nous étions en plein état d’urgence, à la suite des attentats, sans oublier le débat sur la déchéance de la nationalité ou l’« affaire » Kamel Daoud. Comme il y avait des questions sur lesquelles je réfléchissais depuis des années et que je ne me retrouvais pas dans ce que je lisais alors, cela m’a donné envie d’écrire sur ces thèmes. Ce copain m’a mis en contact avec les éditions Libertalia et c’est ainsi qu’après une discussion passionnante avec l’équipe éditoriale, on s’est mis d’accord sur un projet de livre. De toutes les façons, étant donné la sensibilité du sujet, je ne me voyais pas le publier ailleurs que dans une telle maison d’édition. Composé durant l’été 2016, il est possible que certaines choses auraient été écrites un peu différemment un an après et nécessité quelques précisions.
A l’époque, comme beaucoup d’autres, je me sentais pris en étau entre deux discours dominants et caricaturaux qui n’avaient pas le même poids selon les milieux dans lesquels on se situait et qui étaient, pour aller vite, d’un côté les discours dits « intégristes républicains » ou « laïcards » sur tout ce qui touche de près ou de loin l’islam, les musulmans, les immigrés, et de l’autre le discours en réaction, la posture dite « islamo-gauchiste » qui pose beaucoup plus de problèmes.
Ces discours ne sont pas relayés par les mêmes médias ni par les mêmes organisations… On ne peut pas sous-estimer l’influence et la portée, dans les milieux radicaux, intellectuels et militants, du discours dit « islamo-gauchiste ». Il ne faut pas occulter non plus le fait que l’on traverse une période réactionnaire qui instrumentalise les discours sur l’identité, comme Nicolas Sarkozy l’a fait, mais pas uniquement : l’extrême droite identitaire en a fait elle aussi son cheval de bataille. Il y a donc une vague identitaire, nationaliste qu’on subit avec plus de vigueur depuis des années, associée à un puissant courant clérical, religieux. Face à la stigmatisation des immigrés d’où qu’ils viennent – et en particulier du monde arabo-musulman – il y a eu dans les milieux intellectuels et militants la volonté de réagir – de bonne foi d’ailleurs –, à travers des actions de solidarité avec les migrants ou en organisant des marches antiracistes. Sauf que ces initiatives ne se réfèrent plus aux arguments classiques tels qu’utilisés les décennies précédentes mais s’expriment, désormais, au nom de la lutte contre l’islamophobie.
En partant de l’analyse selon laquelle les « musulmans » sont stigmatisés en raison de leur religion et de leurs pratiques, ces militants antiracistes ont utilisé cette notion-là, l’islamophobie (la lutte contre…), sachant que depuis quelques années des associations, souvent communautaires, se sont constituées – exclusivement ou prioritairement – autour de cette cause. Cette question a aussi été mise à l’ordre du jour au plan international par l’Organisation de la coopération islamique qui regroupe des Etats qui, pour le dire vite, ne sont pas particulièrement portés vers l’émancipation individuelle et collective de leurs propres ressortissants, notamment en matière de liberté de conscience (comme beaucoup d’autres Etats).
Cette notion d’islamophobie est, selon moi, porteuse d’énormes ambiguïtés. D’abord parce qu’elle ne fait pas la distinction entre les « musulmans » réels et présumés et qu’il s’agirait d’une défense des personnes au nom de leur religion alors qu’on ne sait pas forcément s’ils sont croyants ou pratiquants – et qu’on n’a pas à le savoir… L’autre problème est que cela semble autoriser dans certains milieux des alliances avec des organisations religieuses, souvent réactionnaires ou qui sont tout simplement des relais de formations intégristes situées de l’autre côté de la Méditerranée. Cela pose la question de savoir ce que l’on défend et avec qui on le fait. C’est donc un enjeu stratégique que de ne pas être pris dans des combats qui interviennent en dehors de toute perspective émancipatrice et qui légitiment nos adversaires voire les renforcent. A mon sens, il convient d’éviter des alliances pour le moins suspectes et malheureuses, comme il y en a eu parfois dans les luttes anti-impérialistes.
Mon propos, dans le livre, était donc de souligner les problèmes posés aux militants révolutionnaires par ce concept d’islamophobie, entre autres. Et non de trancher entre le bien et le mal.
La thèse centrale est que, d’un côté, on assiste à l’accumulation ou la combinaison d’attaques et discours racistes dans la société, les médias dominants, les partis de gouvernement, des services de l’Etat. Et que, d’un autre côté, il existe aussi des entrepreneurs communautaires – leur ambition étant de devenir des petits chefs – qui ont besoin d’une communauté, imaginaire à l’origine, qu’ils sont en train de construire de concert avec l’Etat au nom de la paix sociale.
Tous ces éléments, combinés à la pratique de certains militants situés à « la gauche de la gauche », conduisent à la fabrique, à la production d’un nouveau sujet politique que j’appelle le Musulman avec un M majuscule comme s’il s’agissait d’une sous-nationalité, un peu comme cela existait dans l’ex-Yougoslavie ou dans l’Algérie colonisée. Mais je ne crois pas que ce processus fabrique des croyants ou des pratiquants au sens propre. On est plutôt en train d’assister à la création d’un sous-groupe, interclassiste, aux contours flous, qui correspond à plusieurs phénomènes : en partie à la dynamique de l’immigration en France, surtout maghrébine, puisque derrière ce Musulman qui alimente tant de fantasmes, qu’ils soient positifs ou négatifs, se cache bien souvent le Maghrébin, l’Arabe et l’Algérien en particulier pour des raisons historiques propres à la France. Or il se trouve que ces descendants d’Algériens, qui pour certains ont fait des études supérieures, ou ont accédé à des postes de direction dans la fonction publique, dans le secteur entrepreneurial, etc., font naître une couche petite bourgeoise. Cette composante de l’immigration, qui, historiquement, avait un lien privilégié avec la classe ouvrière, s’est progressivement détachée de ce groupe social et a, pour partie, d’autres ambitions. Certains sont aspirés par les états-majors politiques, d’autres jouent la carte de la tradition, de la religion, des origines grâce au paradigme de la « diversité », cette boîte de Pandore ouverte sous Sarkozy et dont Rachida Dati était un symbole.
Tout cela s’articule autour du fait que l’idée de l’existence de classes sociales aux intérêts distincts – et en particulier d’une classe ouvrière – s’est largement démonétisée, pour des raisons idéologiques et sociologiques. La disparition d’un discours sur la classe – et surtout de classe – a autorisé l’émergence d’une parole davantage portée sur la culture, la religion et l’identité. Cela a constitué une fenêtre d’opportunité pour cette fabrique du Musulman, à partir du moment où les identités deviennent solvables et permettent des débouchés pour telle ou telle marchandise. Tout cela constitue un marché économique et politique, comme lors des dernières élections, avec l’émergence de micros partis qui se réfèrent plus ou moins directement à la religion même si, heureusement, pour l’instant ils n’ont que peu d’écho. Paradoxalement, ils essaient de capter des voix dans les milieux où l’on s’abstient le plus, dans les milieux populaires frappés par le chômage et qui rejettent souvent les professionnels de la représentation. Cela traduit une volonté de créer un sujet politique sachant que les conditions pour que cela se transforme en électorat conséquent ne soient tout à fait réunies. Du moins pour le moment.
A ce propos, on peut citer un exemple significatif de ce flou entourant la figure du Musulman. L’enquête publiée en septembre 2016 par l’institut Montaigne, intitulée « Un islam de France est possible », fut diversement commentée par la presse soit pour s’en alarmer (en raison du nombre de musulmans qui préfèrent la Charia aux lois de la République) soit pour s’en réjouir (puisque ces musulmans apparaissent finalement très républicains dans leur majorité)… Mais les journalistes et commentateurs n’ont pas examiné comment a été constitué l’échantillon qui a servi à l’enquête. On s’aperçoit pourtant, en lisant la partie méthodologique, qu’on a interrogé des personnes se disant musulmanes, ce qui est cohérent, mais aussi des individus de culture musulmane ou ayant un parent musulman. On voit donc qu’il s’agit d’une définition assez large de ce que ce seraient ces « musulmans » dont on parle tant ! Que fait-on alors des agnostiques, athées, libres penseurs, non pratiquants qui se fichent de la religion, qui ne veulent pas se déterminer par rapport à des croyances réelles ou supposées, et qui, après les attentats terroristes, ont subi un discours affirmant qu’il existe une bonne interprétation de l’islam compatible avec le « vivre ensemble », avec la mise en avant de religieux rassurants, la défense d’institutions « représentatives », etc.
Ces points-là montrent les impasses de la démarche de ceux qui se sont engagés – parfois avec sincérité – dans la lutte contre l’islamophobie parce qu’elle abandonne toute critique de la religion au nom d’une conception particulière – souvent différentialiste – de l’antiracisme.
Le livre fait aussi écho à toute une série de débats qui ont eu lieu dans les milieux intellectuels et militants sur la question de la « race ». Ce terme est revenu en force par le biais de l’intersectionnalité et des approches universitaires qui essaient d’appréhender l’articulation des oppressions avec les notions de classe, de genre et donc de « race », sachant qu’en France la « race » a une signification assez particulière qui ne correspond pas forcément au contexte américain où le terme est utilisé à tous les niveaux dans les conversations savantes ou militantes.
Je suis résolument critique de l’usage qui est fait de cette « importation », de la réutilisation de cette notion de « race », notamment en raison des dérives que l’on a pu connaître dans un passé plus ou moins récent.
Cette réémergence a accompagné des pratiques dans des cercles dits radicaux et dont la presse s’est fait l’écho l’année dernière, comme lors de la mobilisation contre la loi Travail avec cette initiative « non mixte racisée » à l’université Paris VIII. Des personnes qui se définissent comme « non-Blanches » se sont mises à compter les étudiants qui prenaient la parole dans l’Assemblée générale en fonction de leur apparence, de leur couleur de peau. Constatant qu’il y avait une surreprésentation de paroles « blanches », ces individus dits « non-Blancs » ont pris l’initiative de discuter entre eux, sur cette base, afin de savoir quelle stratégie adopter pour dépasser cette situation qui leur paraissait donc problématique. S’en sont suivis une polémique médiatique et un texte de soutien à cette démarche par des enseignants-chercheurs de Paris VIII appuyés par des syndicalistes, militants, etc. Ces signataires affirmaient jouir d’un « privilège » – puisqu’ils se présentaient, eux, comme « Blancs » – et que cette initiative « non mixte racisée » était, selon eux, le meilleur moyen de s’émanciper.
Or, pousser cette démarche au bout amènerait à la ghettoïsation complète de la société, de ses classes populaires, sachant que de larges pans le sont déjà, notamment à Saint-Denis, sans parler de cette attitude que l’on pourrait qualifier de « paternalisme à rebours » chez certains segments de la « gauche de la gauche ». Alors qu’on pensait qu’on allait nous laisser un peu tranquilles avec ces pratiques (le camp décolonial en était une autre illustration), la polémique a resurgi au printemps avec le festival afro-féministe Nyansapo à l’initiative du collectif Mwasi. Mais, comme pour les autres polémiques médiatiques, on passe à côté des enjeux centraux.
Sur le site du Mwasi, ces afro-féministes revendiquent l’usage de la notion d’« afrodescendants ». Intuitivement, on pourrait penser que cela renvoie aux personnes qui ont des parents originaires d’Afrique. Mais leur définition, qui renvoie au site « Une autre histoire », ne correspond pas à cela, elle est beaucoup plus… chiffrée. En fait, il s’agirait des personnes dont au moins 6,25 % du total de leurs ancêtres sont nés en Afrique sub-saharienne ; selon cette conception, ce seuil entraînerait une incidence sur le phénotype, l’apparence ou éventuellement la culture de ces « afrodescendants ». Or, on mesure le problème que soulève la légitimation de l’organisation selon le pourcentage de ses ancêtres puisque cela ne remet aucunement en cause l’obsession identitaire qui parasite le combat émancipateur dans lequel je m’inscris.
Mon discours n’est pas de nier qu’il existe des discriminations. De nombreuses personnes sont victimes de discriminations – à l’embauche, au logement, au loisir – en raison de leur faciès, patronyme, nationalité, religion (réelle ou présumée). C’est une réalité que je connais. Mais la question est plutôt de savoir comment on combat cela et si l’on pense qu’en raison de la lutte contre l’« islamophobie » – mais aussi contre la guerre ou l’impérialisme –, il faudrait aller jusqu’à s’allier aux islamistes ? Je ne le pense pas. Est-ce qu’on va combattre le racisme en légitimant des modes d’organisation qui vont se baser sur le pourcentage de ses ancêtres ou sur la religion ? Cela mènerait à une impasse totale.
Au sujet des laïcards
Je ne mets pas sur le même plan des organisations comme l’UFAL et Riposte laïque, ou des personnes comme Henri Peña-Ruiz et Caroline Fourest. Fourest s’est complaisamment glissée dans le rôle de la lesbienne-laïque sur les plateaux de télévision contre Tariq Ramadan qui, lui-même, endossait le rôle de porte-parole hétérosexuel-musulman des banlieues françaises alors qu’il n’a rien à voir avec l’immigration ouvrière. En fait, on avait là deux figures télégéniques faciles à opposer, comme dans un combat de catch, mais qui constituaient, comme souvent, de fausses alternatives. Ce que l’on appelle les « laïcards » ont bien peu de choses à voir avec la laïcité. En fait, peu de groupes se battent aujourd’hui encore sur le terrain de la laïcité sauf sans doute la Libre pensée qui, elle, défend de son point de vue la séparation de l’église et de l’Etat, la loi de 1905, etc. Ce qui n’est pas du tout le cas de Manuel Valls et consorts, qui, quand ils prétendent parler de laïcité, trouvent là le prétexte pour stigmatiser certaines personnes mais sans jamais défendre des principes pourtant simples comme « argent public à école publique » ! La laïcité, en soi, ne constitue pas une agression contre certains individus plutôt que d’autres – c’est un compromis historique – mais c’est la manière dont elle est présentée dans les médias dominants, dont elle a été réappropriée par des courants de droite (extrême) et dénigrée par les religieux de toutes obédiences. On nage en pleine confusion. Or, en restant sur le terrain du rejet épidermique de ces « laïcards » beaucoup de militants de la « gauche de la gauche » – qui ne sont pas tous anticléricaux ou matérialistes – en ont profité pour jeter le bébé avec l’eau du bain.
Il ne s’agit pas de polémiquer avec le PIR, le Mwasi ou autres mais plutôt de se demander comment il se fait que ces organisations qui, pour le moment ne regroupent qu’un nombre assez restreint de personnes, bénéficient d’un écho médiatique et d’un soutien politique si importants, y compris chez des militants que l’on peut rencontrer dans certaines luttes. Pourquoi des révolutionnaires, des camarades a priori, en viennent à accorder du crédit à ces gens-là, à les soutenir et à agir de concert avec eux ? On n’a peut-être pas vu venir les choses de manière très claire ces dix ou quinze dernières années, et se sont ajoutées à cela des formes d’opportunisme politique liées à une certaine perte de repères, au confusionnisme ambiant. En effet, pourquoi des marxistes et des libertaires en viennent à participer à des événements politiques ou signer des appels aux côtés d’islamistes et de racialistes ? Cela entretient un climat de confusion totale et renvoie au fait qu’il n’y aurait plus trop de perspectives immédiates, que les révolutionnaires sont découragés, que nous ne sommes pas très nombreux, que le rapport de forces est en notre défaveur, qu’on en prend plein la gueule par l’Etat et les patrons… Alors, selon certains, on devrait essayer de trouver un espace malgré tout, tenter de se faire entendre même sur les terrains les moins favorables, grappiller des voix pour ceux qui se présentent encore aux élections… Se pose alors la question de l’existence d’une gauche anticapitaliste d’un point de vue organisationnel quand on constate la perte d’audience des partis trotskistes lors des dernières consultations ou la chute de leurs effectifs.
Ce qui m’a encore surpris, ce sont les réactions de certains lecteurs du livre de la porte-parole des « Indigènes » qui semblaient découvrir son discours alors qu’en fait, sur la plupart des questions, il y a eu très peu d’évolution depuis leur émergence en 2005. Je renvoie, à titre d’exemple, à un entretien publié dans la revue Nouvelles questions féministes, en 2006, où l’on pouvait lire que « les Blancs ne pourront plus entrer dans un quartier comme c’est déjà le cas des organisations de gauche ».
Au sujet
des discriminations
Les discriminations pèsent sur les personnes qui en sont victimes, au quotidien. Cela peut amener à la fatigue, au découragement et favoriser l’audience de nos adversaires religieux ou racialistes. Je soutiens tout pas en avant qui permettrait d’améliorer – ou transformer – ce quotidien, dans le travail, la formation, les loisirs, etc. Bien sûr, ces luttes contre les discriminations ne sont pas révolutionnaires en elles-mêmes, loin de là, mais je ne peux pas les négliger ni les mépriser. La différence entre toi (Pierre) et moi, c’est que tu penses que les individus sont discriminés à cause de leur religion. Je pourrais citer les résultats d’une enquête publiée récemment montrant que les personnes d’origine maghrébine étaient davantage discriminées sur le marché locatif et que le phénomène s’aggravait si elles n’étaient pas fonctionnaires par exemple. Nous sommes loin du terrain religieux.
Pierre a parlé des mobilisations pro-palestiniennes en signalant qu’il y avait une réticence, une absence de jonction avec les quartiers populaires qui auraient leurs propres slogans (qu’on ignore d’ailleurs) et qui ne viendraient pas aux manifestations auxquelles il participe. Or ce constat n’est pas très surprenant et cela révèle surtout que les motivations de certains sympathisants autoproclamés de la cause palestinienne ne sont pas très « politiques » ou alors à l’opposé des miennes. La question consiste plutôt à savoir ce que l’on fait d’un certain courant antisioniste qui reprend à son compte les vieilles thèses antisémites relayées par l’extrême droite islamophile et dont la portée est loin d’être négligeable.
Personnellement, les gens qui à Gaza ou ailleurs font la chasse aux libres penseurs, aux homosexuels, aux syndicalistes et qui s’opposent à la mixité, ces gens ne sont pas mes amis… Il faut admettre que, dans ce contexte, il est difficile de critiquer les dogmes religieux, le nationalisme, etc., mais ce n’est pas une raison pour ne pas le faire. Et notre soutien doit aller à ceux qui sont réprimés pour avoir osé exprimer ces choses dans les pires conditions, peu importe par quel Etat, par quelle police ou par quelle armée.
Nedjib Sidi Moussa
DEBAT
Voici un résumé des échanges qui ont suivi.
La critique du livre d’Houria Bouteldja et du PIR
Le rejet des positions exprimées dans le livre d’Houria Bouteldja (H. B.) Les Blancs, les Juifs et nous a été unanime. Un camarade considère que c’est la concurrence entre les victimes qui est mise en avant, une façon de toujours parler de « eux » et « nous », qui est le plus insupportable. Par ailleurs, H. B. s’autoproclame représentante des « racisés » en prétendant que la race est le seul clivage aujourd’hui. Le livre est-il antisémite ? Les avis sont plus partagés sur cette question : certains ne pensent pas qu’il le soit véritablement, d’autres qu’il l’est fondamentalement et que c’est même là l’objet premier du livre.
Constat est fait que H. B. justifie et accepte le racisme dès lors qu’il s’exprime chez des opprimés : finalement, que les gens s’entre-tuent chez les prolétaires elle n’en a rien à faire. Pour elle, les Blancs sont un groupe homogène – ouvriers et patrons réunis – qui a des privilèges.
On entend souvent dire que les propos inacceptables du Parti des indigènes de la République (PIR) et/ou de H. B. – comme ceux sur le viol dans les cités, sur l’homosexualité ou contre le féminisme – sont le fruit d’une évolution plus que douteuse qui s’est effectuée progressivement. Pourtant, comme l’a souligné Nedjib Sidi Moussa dans son intervention, il n’y a en fait eu que très peu d’évolution car les choses les plus inacceptables ont été exprimées par eux dès 2005.
Toutes ces questions autour de la racialisation et de l’intersectionnalité, la confusion entre lutte et religion, auraient pu se cantonner à un débat universitaire tel qu’il existe aux Etats-Unis – et, en France, demeurer un simple outil politicien utilisé par une gauche cherchant désespérément à offrir des choses à gagner à des gens qui ne votent plus pour elle. Une gauche qui n’est plus en mesure de promettre la moindre amélioration des conditions de vie, qui veut la paix sociale mais n’a plus rien pour l’acheter, et qui tente de se reconfigurer sur la question de l’identité. Mais les choses n’en sont pas restées là. Même la plupart des critiques faites au PIR ont utilisé en grande partie son langage, et parfois ses analyses. Le terme de « racisé », par exemple, ne se discute plus, et il est admis sans que l’on sache sur quoi se fonde la délimitation entre une « race » et l’autre : sur les 6,25 % minimum de sang colonisé ? Sur l’apparence, sur l’accent ?
Comment et pourquoi ces thématiques ont-elles pénétré et été reprises dans des espaces qui, normalement, s’occupent de la transformation sociale, et dans lesquels on a pu évoluer et/ou on évolue encore ?
L’effacement d’un discours de classe révolutionnaire
Nous sommes dans une période où, dans les luttes comme dans la société en général, l’élaboration de perspectives révolutionnaires est chose plutôt rare. Quand on évoque une grille d’analyse de classe, on est souvent considéré comme des ouvriéristes qui fantasment sur les grandes usines et qui ne comprennent rien aux évolutions depuis quarante ans, comme des staliniens même ! On apparaît comme des ovnis si on parle de révolution. Qui parle de classes à l’heure actuelle ? Peu de gens. Il y a bien quelques figures sympathiques comme Poutou à la télé, mais dans les boîtes, dans les quartiers il y a très peu de révolutionnaires qui s’y réfèrent.
La conséquence, c’est que les milieux révolutionnaires se sont sentis déconnectés du prolétariat et privés de leur sujet révolutionnaire. La tentation a été d’en recréer d’autres un peu mythifiés : on a alors fabriqué de nouvelles luttes, par exemple sur la question des exclusions… Mais, en fait, ce ne sont pas des luttes réelles mais des dynamiques de regroupement politique qui tentent de se mettre en place avec d’autres organisations politiques qu’on autoproclame comme les représentants de ces victimes-là, par exemple celles et ceux qui sont victimes de l’islamophobie en France. On leur accorde des rôles substitutifs de représentants de franges du prolétariat.
Il s’agit ni plus ni moins que de la recherche d’une nouvelle figure de classe. Cela se produit se produit chaque fois que la lutte des classes baisse en intensité et que des groupes se retrouvent orphelins de leur raison d’être. Cette recherche a marqué bien des périodes et des mouvements, de la Gauche prolétarienne à l’ « autonomie » – parisienne ou italienne –, ou au négrisme, etc. Maintenant, c’est le postmodernisme qui fournit le matériau pour inventer de nouvelles figures de remplacement.
Les milieux révolutionnaires sont passés d’une lutte contre l’exploitation à une lutte contre les discriminations. A la lutte des classes s’est peu à peu substituée la lutte des places. La discrimination positive, par exemple, veille à ce que toutes les communautés existantes (ou à inventer) aient autant de places à tous les étages de la hiérarchie sociale, dans la bourgeoisie comme dans le prolétariat, alors que notre objectif est qu’il n’y ait plus du tout de rôles à distribuer, même équitablement !
Nos bases politiques, communistes et libertaires, se sont construites historiquement sur la reconnaissance de la division de la société en classes, ce qui implique que les luttes que nous menons avec des gens se structurent sur la base d’un intérêt commun, et non d’un soutien à telle ou telle cause liée à une partie de la population ou simplement par humanisme. Le système capitaliste arrive à maintenir, à développer sa domination en fractionnant et en divisant celles et ceux qui devraient être unis contre elle. Si tous les gens qui ont réellement intérêt à la mort du capitalisme se donnaient la main, cela fait longtemps qu’on serait sortis d’affaire. La question des discriminations est importante parce qu’on a tendance à aborder cette question comme une élément de division à l’intérieur du peuple, barrant ainsi la route à une expression commune.
Cette évolution vers la désignation ethnique ou religieuse de fractions du prolétariat vient de loin. On se rappelle qu’en 1983, lors de la grève aux usines Talbot de Poissy, le Premier ministre socialiste Pierre Mauroy a désigné et fustigé les grévistes comme étant des musulmans et, à l’époque, il n’y a pas eu de riposte sur ce terrain de la part des syndicats. Les choses se sont ensuite progressivement envenimées. Les tenants du pouvoir se sont aperçus qu’avec les difficultés du capital ils avaient besoin de diviser encore plus sur cette base, et ç’a été alors d’autant plus facile pour eux que les tentatives d’injecter du socialisme, de la lutte des classes, dans les mouvements de libération étaient défaites dans les ex-pays colonisés. Aux Etats-Unis, certains « penseurs » ont estimé qu’il était important, dans le monde occidental, de développer des orientations capitalism friendly dans les mouvements sociaux qui ne manqueraient pas d’apparaître. Des actions ont été mises en avant, de l’argent a été balancé, et il est intéressant de voir que certains des émetteurs des luttes contre les discriminations ont parfaitement accompagné cette tendance à la communautarisation de la société : la porte-parole de Stop le contrôle au faciès (association financée notamment par la fondation Soros aux Etats-Unis) et de la lutte contre l’islamophobie est issue d’un lycée de « quartier » et a pu bénéficier d’une discrimination positive à son entrée à Sciences Po.
En fait, ce qui se passe actuellement n’est rien d’autre que l’habit neuf d’une vieille canaille, le réformisme.
La culpabilisation/victimisation
Un autre élément unanimement évoqué dans le rejet des thèses émises par H. B., les « racialistes », le PIR, etc., c’est l’utilisation de la culpabilisation comme carburant pour une pratique politique, surtout lorsqu’il s’agit d’une culpabilité découlant de ce qu’on n’a pas choisi d’être ou d’avoir : une couleur de peau, un sexe, une nationalité, un lieu de naissance, etc.
On pense à la pression sur les femmes musulmanes pour qu’elles ne trahissent pas leur « camp » ; à la culpabilité d’être blanc, occidental, homme ; d’avoir été un faux anticolonialiste ; d’avoir, comme exploité occidental, bénéficié de la colonisation…
De plus en plus, on voit dans les réunions de certains milieux, l’obligation de dire d’emblée ce qu’on est individuellement, d’où on vient, plus que ce qu’on pense politiquement. Comprendre les mécanismes de domination devient le préalable à la lutte. Or dans la réalité, dans une boîte par exemple, les luttes ne commencent pas ainsi, pas sur les origines des gens mais sur ce qui les unit.
Evidemment, une conséquence de cette posture qui tente de s’imposer comme une obligation politiquement correcte, c’est de faire de l’opprimé une simple victime, alors que ce que nous voulons c’est que, par la lutte, il cesse d’être une victime.
« Ce qui est terrible dans cette “racialisation”, déclare un camarade qui a grandi dans une cité, c’est que, outre la concurrence victimaire, ce sont toujours des identités défensives qui sont issues de l’extérieur ; on t’assigne à une place, tu t’y mets, tu la défends et tu veux la valoriser. Moi, je refuse de me désigner en tant que victime de l’Histoire. »
La récupération
des luttes anticoloniales
On se rappelle que la droite des mouvements tiers-mondistes, les mouvements panafricains, dans les années 50-60, ont toujours utilisé la question des identités pour avancer politiquement, et tenter par là même d’éradiquer les tentatives d’« injecter de la lutte des classes ». La récupération par le PIR et ses amis des luttes anticoloniales va dans le même sens, ça devient vraiment une récupération des mémoires. « Leur identification à Fanon ou même aux Black Panthers, c’est du sabotage ! » Ils appauvrissent la question du colonialisme en le réduisant à une question de race et en évacuant le fait que c’est d’abord s’emparer de territoires pour asseoir une domination, de forces de travail et de matières premières… Le racisme n’est en rien un but en soi. C’est un outil utilisé et provoqué à seule fin de, encore une fois, séparer les prolétaires colonisés des prolétaires autochtones.
La montée d’une beurgeoisie
Les fils et filles des deuxième et troisième générations issus de l’immigration postcoloniale ont naturellement suivi le même chemin que les immigrés italiens, espagnols ou portugais avant eux : installés définitivement, ils ont sécrété une petite bourgeoisie entrepreneuriale ou artisanale qui a considéré que, sur la base de leur origine, il y avait des choses à gagner alors que, dans les faits, les traits de leur identité d’origine tendaient à s’estomper. Lorsque l’identité révolutionnaire était forte, il y avait des gens qui affirmaient avec raison leurs origines, leur culture, mais il n’y avait pas ce truc de négocier avec l’Etat. L’identité et la culture sont devenues un business pour gagner sa place.
Il s’est créé différents petits groupes de pression, majoritairement de la petite bourgeoisie, issus de l’immigration qui se sont mis à faire leur beurre autour de cette question de l’identité et du postcolonialisme.
Il y a plein de gens issus de l’histoire coloniale qui ont déjà leur place dans cet Etat, ils sont déjà installés et justifient cette place par le biais de leur histoire familiale, politique, liée à la colonisation.
Il y a quelques années, ces organisations avaient besoin de l’extrême gauche pour exister, car elles étaient combattues par une partie de la gauche ; aujourd’hui, c’est l’inverse : ce sont les milieux révolutionnaires, gauchistes, qui ont besoin de ces officines pour pouvoir exister.
Combattre le racisme…
par l’antiracisme ou
par la lutte des classes ?
Trouver le créneau qui permet d’attaquer les religions (toutes, et non seulement l’islam) tout en étant solidaires de celles et ceux qui sont discriminés sur des critères religieux nécessite de prendre en compte le fait que les actes et les discours n’ont pas le même sens selon le contexte politico-social dans lequel ils s’inscrivent. Aujourd’hui, si des gens mettent le feu à une mosquée, cela n’a pas le même sens que quand des anarchistes mettaient le feu à des églises au début du XXe siècle. Et ce n’est pas une question de religion différente ! Dans le premier cas, il s’agira très certainement d’un acte raciste que nous devons combattre ; dans le second, d’un geste anticlérical que nous pouvons approuver.
Au moment de l’affaire Dreyfus – qui était un militaire, un bourgeois comme on ne les aime pas, qui pratiquait une religion dans laquelle on prie tous les jours pour n’être pas une femme… –, il fallait pourtant le défendre et, à l’époque, les libertaires qui ne le pensaient pas se sont trompés.
Le terme d’« islamophobie » est, de notre point de vue, très mal choisi car nous-mêmes haïssons l’islam au même titre que toutes les religions. La question est d’exprimer ce rejet de la religion sans tomber dans le panneau que nous ont tendu ceux qui veulent que derrière la critique de la religion se cache un rejet global d’une catégorie de la population que l’on affuble ainsi d’une religion malgré elle.
La question de l’islamophobie, du bien contre le mal, a été lancée par Bush. Du côté du bien, une partie de l’islam, celle des monarchies pétrolières (en 1923, le partage du monde a eu lieu en leur faveur) même si elles ont créé Daech. Aujourd’hui, pourquoi est-ce contre l’islam que ça se tourne ? Sans doute parce que, dans une large partie de l’Occident, les musulmans sont plutôt des dominés et parce qu’il est devenu politiquement incorrect de dire « sale Arabe » alors que « sale musulman » est beaucoup plus facile. En France, parmi les diverses variétés de la gauche, tant qu’il s’agissait d’attaques frontales racistes contre les « Arabes », ça ne passait pas, mais dès le moment où ça a été des attaques sur la nature de l’islam et sur le fait que l’islam était incompatible avec la république, c’est passé en masse. C’est venu d’une gauche qui a sombré dans l’exclusion. Les Caroline Fourest, les Valls et Cie, Riposte laïque…
Une camarade considère que cette perméabilité aux théories « racialistes » que nous constatons autour de nous est un des problèmes qui vont nous revenir dans la figure dès qu’on l’aura laissée s’installer.
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