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Courant Alternatif 284 - novembre 2018

La grève des enseignants aux Etats-Unis

au printemps dernier

mardi 20 novembre 2018, par admi2


{{ETATS-UNIS La grève des enseignants au printemps dernier
pour défendre l'éducation publique

Une série d’arrêts de travail massifs, effectués en début d’année par des dizaines de milliers d’enseignants et de membres du personnel des écoles publiques, a eu lieu dans six Etats – d’abord en Virginie-Occidentale, puis en Oklahoma, au Kentucky, au Colorado, en Arizona et en Caroline du Nord. Retour sur un mouvement d’une ampleur qu’on n’avait pas vue depuis longtemps aux Etats-Unis.

Les médias ont qualifié cette grève de « révolte des Etats rouges » – une surprise pour eux, car la politique des républicains et du Tea Party dominait lesdits « Etats rouges » depuis au moins une décennie. [Rappelons que le terme « Etat rouge », employé pour la politique intérieure américaine, ne fait pas allusion aux communistes, ou plus généralement à la gauche du spectre politique, mais désigne depuis l’élection présidentielle de 2000 les Etats qui sont à majorité républicaine. NdT.] « Un printemps arabe pour les enseignants » fut le nom donné par un gréviste à ce soulèvement. Les travailleurs de l’éducation eux-mêmes l’ont baptisé « Red for Ed » [une traduction plus explicite serait « être rouge pour l’éducation »]. Cela fait référence aux personnels éducatifs des « Etats rouges », mais, surtout, cela indique à la fois leur indignation face à des années d’austérité draconienne et leur détermination à se défendre, eux-mêmes ainsi que leurs collègues du secteur public, et au nom de leurs élèves et de leurs communautés.
Les services publics aux Etats-Unis ont depuis longtemps été rognés par des politiques de grande austérité pour les masses et par la privatisation. Mais, après la grande récession de 2008 et la montée en puissance des républicains et du Tea Party aux élections de 2010, la « doctrine du choc » a été amplifiée. Une attaque accrue contre les travailleurs du secteur public, y compris les enseignants, a suivi. Cela a débuté par une « stimulation de l’entreprise privée », déclarée urgente, et effectuée par le biais d’allégements fiscaux essentiellement au profit des plus riches. Ensuite, comme les Constitutions des Etats exigent des budgets équilibrés (contrairement au gouvernement fédéral), les déficits budgétaires qui ont résulté de ces baisses de taxes ont servi de pilier à la diminution des budgets du secteur public, le tout combiné à une privatisation partielle de l’enseignement public au prétexte d’une « réforme de l’éducation ».
Les enseignants ont été les premiers à en connaître les conséquences désastreuses. Les griefs se sont accumulés : pénurie aiguë d’enseignants et de personnel ; nombre croissant d’élèves par enseignant ; hausse des heures de travail ; détérioration des écoles ; manuels inexistants ou périmés ; et même manque de bureaux, de chaises et de fournitures essentielles. L’austérité a gelé leurs salaires déjà bas, tandis que l’inflation, y compris l’augmentation du coût des soins de santé, réduisait leur pouvoir d’achat déjà limité. Certains ont été obligés d’avoir un second emploi pour payer leurs factures. D’autres ont dû faire face à des risques de changement dans leur pension de retraite.
Finalement, ils ne pouvaient plus accepter et ont refusé ces injustices intolérables. Leurs griefs ont alimenté les demandes faites aux vindicatifs politiciens républicains, dans les Etats qu’ils gouvernent, de rétablir les fonds pour l’éducation publique et de mettre un terme à la privatisation. Malgré les nombreuses restrictions légales sur les droits des travailleurs et des syndicats dans ces Etats, les enseignants ont commencé à s’organiser. Peu à peu, ils ont renforcé les liens entre les travailleurs de l’éducation et les communautés locales dans un mouvement de masse unifié, aidés en cela par leurs syndicats. Les séries successives d’actions collectives effectuées ont suscité un élan qui les a placés en première ligne dans la lutte contre l’austérité et les inégalités. Leur solidarité militante a permis de remporter des victoires importantes, et les revendications qui n’ont pas été pleinement satisfaites restent comme base des luttes encore en cours.

Le mouvement Red for Ed pourrait bien ouvrir de nouvelles voies de résurgence pour un mouvement syndical américain ravagé par des décennies d’offensives contre les travailleurs. La dernière salve de cette offensive a frappé peu après la vague de grèves. En juin, la majorité de droite de la Cour suprême américaine, dans l’affaire dite « Janus contre l’AFSCME », a annulé un précédent de quarante et un ans en exigeant que la loi nommée « right to work » (littéralement « droit au travail ») soit appliquée dans le secteur public à l’échelle nationale. Avant, celle-ci était utilisée ou non dans la législation de chaque Etat. (Cette loi restrictive et antisyndicale, faite pour diviser les travailleurs, remonte aux années 1940, lorsque les Etats du Sud – les anciens Etats esclavagistes – l’ont utilisée pour maintenir un système de ségrégation raciale par la myriade de lois connues sous le nom de « Jim Crow »). Cette décision a fortement réduit les ressources financières des syndicats du secteur public. « Une expression grotesque et erronée », explique l’historien Steve Fraser, parce que « plutôt que de garantir l’emploi, [ces lois « droit au travail »] interdisent de fait aux syndicats de négocier des accords collectifs, en exigeant que tous les travailleurs en bénéficiant contribuent aux coûts de leur représentation sur le lieu de travail. »
Paradoxalement peut-être, dans les Etats où l’émergence de Red for Ed a eu lieu, de telles lois antisyndicales de « droit au travail » existaient déjà. En outre, note Fraser, « dans tous ces Etats, la loi interdit – ou limite fortement – le droit de grève pour les enseignants (ainsi que d’autres fonctionnaires) ». Pourtant, cela n’a pas empêché les éducateurs de se retirer en masse de leur travail dans des actes de solidarité collective.

Des décennies d’attaques
à travers la réforme de l’éducation »

Avant de décrire la montée du mouvement Red for Ed, un peu d’histoire est nécessaire. Plus précisément, l’histoire d’une attaque de plusieurs décennies contre les éducateurs du service public et leurs syndicats. Les politiciens des deux principaux partis, soutenus par des entreprises intéressées, ont cherché non pas une éducation équitable, universelle et de qualité pour tous les étudiants, ni un échange ouvert de connaissances et de pensée critique, mais au contraire le transfert des deniers publics dans leurs poches.
Pour faire avancer leurs ambitions, les « réformateurs » ont tenté d’exploiter les inégalités existant de longue date dans l’enseignement public « K-12 » – c’est-à-dire de la maternelle (ou kindergarden en anglais) à la douzième année, soit les élèves âgés de 5 à 18 ans. L’une de ces inégalités est bien sûr le financement. Plus de 90 % des fonds destinés aux écoles publiques K-12 proviennent des impôts de l’Etat et des collectivités locales, moins de 10 % du gouvernement fédéral, et par conséquent il existe des écarts de financement importants entre les diverses communautés. Pour ne prendre qu’un exemple, en 2016, les dépenses des écoles publiques K-12 par élève se sont montées à 7 600 dollars en Arizona, contre 22 400 dollars à New York, un écart qui dépasse de loin celui du coût de la vie. Et, dans l’Etat de New York, les écoles riches ont dépensé en moyenne 23 000 dollars par étudiant, contre 17 200 dollars dans les districts pauvres.
Les 10 % des familles les plus riches aux Etats-Unis, qui possèdent plus des trois quarts du patrimoine, financent largement les meilleures écoles publiques locales grâce à l’impôt foncier. Si tel est leur souhait, elles peuvent également choisir de payer des frais pour des écoles privées d’élite afin d’éduquer leurs enfants, et elles le font souvent. L’éducation pour ces familles – de même que la nourriture, les soins de santé, le logement, les transports, les soins aux enfants et aux personnes âgées, les loisirs, la sécurité personnelle – est une véritable abondance. En revanche, quatre Américains sur dix ne sont pas en mesure de couvrir une dépense imprévue de 400 dollars ou plus sans recourir au prêt ou à la vente de certains de leurs biens, selon une enquête économique annuelle de la Banque centrale américaine. C’est généralement le cas pour les communautés urbaines et rurales qui subissent une myriade d’effets présents et passés d’exploitation, de précarité, d’exclusion sociale et de désinvestissement ; où les écoles fournissent parfois le seul repas nutritif quotidien à des enfants dont la sécurité pour se rendre à l’école et en revenir n’est pas assurée. Là où le prélèvement des impôts est insuffisant pour soutenir les écoles locales, celles-ci dépendent alors des moyens redistribués par le gouvernement au niveau de l’Etat. Ces revenus de l’Etat, s’ils sont diminués ou détournés par des politiques d’austérité et/ou de racisme systémiques, exacerbent les manques au regard des besoins des écoles, des familles et de leurs communautés.

Les propagandistes de la « réforme de l’éducation » ciblent les syndicats des enseignants des écoles publique K-12. Leur objectif est la privatisation sous deux formes. La première, des vouchers (chèques éducation) financés par les fonds publics et versés à l’école choisie, est un objectif de longue date de la droite religieuse, qui tente d’affaiblir la séparation juridique entre l’Eglise et l’Etat. Ces chèques compensent les coûts pour les familles des frais de scolarité des écoles religieuses privées de la maternelle à la fin du secondaire, qui ont historiquement été la principale alternative aux écoles publiques dans les quartiers urbains les plus pauvres.

La seconde forme de privatisation est celle des charter schools qui reçoivent des fonds publics mais fonctionnent indépendamment du système scolaire public. Le journaliste et militant Micah Uetricht a écrit dans Strike for America : Chicago Teachers Against Austerity (En grève pour l’Amérique : les enseignants de Chicago contre l’austérité, Verso, 2014) que les charter schools sont « le véhicule privilégié de la réforme néolibérale de l’éducation… parce qu’elles permettent aux opérateurs de recevoir des financements publics, mais aussi d’éviter les syndicats d’enseignants ou les règles de base sur la divulgation de la façon dont elles dépensent leur argent ». Les normes nationales en matière d’éducation, transformées en un mécanisme axé sur des mesures visant à discipliner et à punir les écoles publiques « défaillantes », ont également joué un rôle essentiel. Des tests standardisés incessants pour les élèves déterminent le financement de l’école, qui est « basé sur les résultats » ; et si une école « échoue », les enseignants peuvent être licenciés ou l’école fermée. Cela se produit de manière disproportionnée dans les quartiers pauvres et non blancs. Chicago notamment a été un champ de bataille sur la privatisation et l’austérité. Des instituteurs mobilisés, élus pour diriger le syndicat des enseignants de Chicago (CTU) en 2010, avaient promis de se défendre et de s’organiser efficacement pour le faire. Ils ont démocratisé les syndicats, mobilisé les membres, noué des liens étroits avec les parents, lutté pour les préoccupations des communautés locales et mené une grève historique en 2012. Cette lutte, entre autres, a fourni des leçons cruciales aux activistes du mouvement Red for Ed et au-delà.

Ces leçons sont cruciales, car les travailleurs sont confrontés à un appareil politique d’extrême droite, hautement coordonné et richement financé, à savoir l’American Legislative Exchange Council (ALEC). Un groupe de milliardaires radicaux de droite menés par les frères Koch (1) finance cet ALEC ainsi qu’un réseau allié de groupes de réflexion, le State Policy Network (SPN). Des politiciens de droite se réunissent régulièrement, par l’intermédiaire de l’ALEC, avec des lobbyistes d’entreprise et des idéologues du SPN pour élaborer des stratégies visant l’adoption de lois « modèles » dans les Etats et les collectivités locales. L’ALEC et SPN font quant à eux partie d’une énorme machine politique au service des frères Koch, qui est notamment derrière le Tea Party et les intérêts les plus réactionnaires des entreprises américaines. A la suite de la prise de contrôle républicaine de nombreux gouvernements d’Etats en 2010, leur programme consistait à imposer des lois sur le « droit au travail » pour affaiblir les syndicats ; réduire les impôts pour étrangler le secteur public ; privatiser les services publics ; éliminer les protections sociales et environnementales ; supprimer et redistribuer les droits de vote pour en priver les pauvres, les minorités et ceux qui ont été emprisonnés.

Les professeurs de la
Virginie-Occidentale se soulèvent

Lorsque le gouvernement de la Virginie-Occidentale (V-O), contrôlé par le Parti républicain, a visé à nouveau les travailleurs du secteur public au début de 2018, il a dû faire face à un soulèvement inattendu. Le gouverneur Jim Justice, un baron milliardaire du charbon et l’homme le plus riche de l’Etat, a offert une augmentation salariale de 1 %, même pour les enseignants des écoles publiques de la V-O dont les salaires sont au 48e rang parmi les 50 Etats américains. Le gouverneur a également exigé que la crise financière de la caisse d’assurance maladie des employés publics de la V-O soit « résolue » en ponctionnant plus encore les travailleurs sans garantir pour autant l’avenir du fonds de retraite. Les politiciens ont prétendu que c’était tout ce que l’Etat pouvait se permettre, feignant d’ignorer comment, ces dernières années, ils avaient réduit les impôts pour les riches et octroyé des concessions à des sociétés en dehors de l’Etat de la V-O pour l’extraction du gaz et du charbon, ce qui diminue de fait les taxes perçues par l’Etat de la V-O. Par conséquent, les recettes des caisses de l’Etat avaient chuté de plus de 400 millions de dollars par an.

Les représentants des trois syndicats d’employés des écoles publiques K-12 ont exprimé de fortes objections. Ces organisations étaient cependant davantage axées sur la politique et le lobbying que sur la mobilisation, car il n’existe dans le cadre juridique aucune possibilité de négociation collective pour les enseignants de la V-O, aucun droit légal de grève, et le législateur a adopté une législation sur le « droit au travail » en 2016. Pendant ce temps, des groupes d’enseignants ont lancé et organisé des manifestations, utilisant les réseaux sociaux. Tous les mercredis matin, ils ont appelé à des walk-in [sorte de rentrée collective, NdT] dans les écoles : les enseignants, le personnel et les parents – tous portant des T-shirts rouges et/ou des pancartes faites à la main – se sont rassemblés à côté des établissements scolaires et sont rentrés ensemble dans les écoles en chantant. Les protestations se sont rapidement propagées. Et 20 000 travailleurs de l’éducation dans l’Etat ont rejoint la page Facebook du mouvement. Ils se sont informés et entretenus sur des événements en développement rapide, ont débattu et voté sur la formulation de revendications collectives, et sont convenus de stratégies pour faire avancer leur cause commune. Les syndicats soutenaient pleinement les décisions, tout en reconnaissant qu’elles émanaient des enseignants et des travailleurs scolaires mobilisés. L’amplitude des manifestations est allée en augmentant.
L’intransigeance des politiciens a eu pour conséquence l’emploi de l’option finale à la fin du mois de février. Une loi antigrève existait bien, mais aucune loi ne peut faire disparaître l’histoire des luttes menées par les mineurs, qui continue d’inspirer les habitants de la Virginie-Occidentale (la « bataille de Blair Mountain » en 1921, soulèvement armé d’environ 10 000 mineurs en V-O, reste le plus grand soulèvement ouvrier de l’histoire des Etats-Unis). Ce fut la première grève dans la fonction publique à l’échelle de l’Etat depuis 1990. La force du mouvement à la base, avec l’appui des syndicats, présentait un front unifié formidable. Les grévistes et les soutiens ont organisé des activités de garde d’enfants, et distribué de la nourriture à ceux qui auraient autrement reçu des repas gratuits à l’école (un enfant sur quatre vivant en dessous du seuil officiel de pauvreté). Des rassemblements majeurs ont convergé sur la capitale de l’Etat à partir de la mi-février.
Le 7 mars, après neuf jours intenses de grève, le mouvement Red for Ed a remporté des victoires importantes et mis fin à sa grève historique. Les enseignants et le personnel des écoles recevraient une augmentation de salaire de 5 %, et pas seulement pour eux. Tous les employés de la Virginie-Occidentale auraient un pourcentage égal d’augmentation de salaire, une victoire remportée après que la grève eut été prolongée par les enseignants, qui ont refusé une offre selon laquelle les autres employés de l’Etat auraient reçu un pourcentage moindre. De plus, ils ont obtenu un gel de leurs cotisations d’assurance et la création d’un groupe de travail étatique pour trouver des solutions à la crise de l’assurance maladie. Ils ont également arrêté l’expansion des charter schools, ainsi qu’une mesure antisyndicale qui était en préparation et qui aurait fait en sorte que les membres du syndicat optent chaque année pour que les cotisations soient retirées des chèques de salaire. Cependant, les législateurs ont rejeté les demandes du mouvement en faveur de ressources éducatives supplémentaires, financées par des impôts plus élevées pour les riches, ou une imposition renforcée des entreprises du secteur énergétique pour faire face à la crise du financement de l’assurance maladie. Ces luttes continuent donc encore.

Le soulèvement s’étend
à d’autres Etats

Dans d’autres « Etats rouges », les employés de l’éducation publique primaire et secondaire ont suivi de près la mobilisation en Virginie-Occidentale. La situation était aussi désastreuse en Oklahoma, après une décennie de gouvernement uniquement républicain qui décima les services publics et enrichit encore les plus riches. Etablie dans leur intérêt, une série de réductions importantes sur les impôts – portant sur la production d’énergie, sur les revenus personnels et les gains du capital, ainsi que sur la suppression des taxes foncières – a entraîné une chute de 25 % des recettes d’exploitation de l’Etat. Il en est résulté une réduction du financement de l’éducation publique parmi les plus fortes du pays – 1 milliard de dollars –, qui a entraîné l’ouverture de nombreuses écoles de l’Oklahoma sur seulement quatre jours par semaine au lieu de cinq. Les salaires moyens des enseignants, qui n’avaient pas reçu d’augmentation de salaire depuis onze ans, se situaient en queue du classement par Etat. Avec un système pénitentiaire privatisé et un taux d’incarcération parmi les pires aux Etats-Unis et dans le monde, l’Oklahoma a dépensé deux fois moins par élève que par détenu.
Le collectif auto-organisé Oklahoma Teachers United (OTU) [les enseignants unis d’Oklahoma] a lancé des revendications collectives pour obtenir des salaires plus élevés et rétablir le financement de l’éducation, avec des menaces de grève si les demandes n’étaient pas satisfaites par les législateurs. En quelques jours, plus de 14 000 employés de l’éducation ont rejoint son réseau social. Le syndicat d’enseignants, lui-même affaibli par les lois antisyndicales, a soutenu le soulèvement pendant que l’OTU dirigeait et dynamisait la mobilisation des enseignants et du personnel scolaire dans tout l’Etat. Le 2 avril, des milliers d’entre eux ont défilé, se sont rassemblés et ont entamé un arrêt massif de travail qui a fait fermer les principaux établissements scolaires. Les législateurs ont menacé de licencier les grévistes, mais ceux-ci les ont mis au défi de le faire en raison de la pénurie d’éducateurs (de nombreux enseignants ont quitté l’Oklahoma pour enseigner ailleurs ou ont quitté la profession). Neuf jours plus tard, un accord a été conclu : les enseignants recevront des augmentations d’environ 5 000 dollars par an, les employés de l’école environ 2 500 dollars, et des ressources supplémentaires seront attribuées aux écoles. Malgré la résistance continue de nombreux enseignants de l’OTU, les responsables syndicaux ont soutenu l’accord pour mettre fin à la grève. Le syndicat reconnaît que cet accord ne remplit pas totalement les objectifs du mouvement. Mais il a également mis l’accent sur la préparation des prochaines batailles électorales – un tiers des sièges de législateurs seront renouvelés en novembre dans l’Etat de l’Oklahoma –, où les enseignants sont un défi pour les représentants républicains en poste.
Le soulèvement des éducateurs s’était déjà étendu au Kentucky. Les législateurs de cet Etat avaient passé une loi qui a radicalement changé le système de pension de retraite de ses employés, mettant en péril les prestations de retraite. Furieux, le 30 avril, des milliers d’enseignants se sont mis en arrêt maladie, ce qui a fait fermer presque toutes les écoles. Un juge a ensuite statué que la législature avait agi de manière inconstitutionnelle, et une version améliorée du projet de loi sur les retraites a été adoptée, ainsi que le versement de 85 millions de dollars supplémentaires de fonds pour l’éducation. Dans le Colorado, des milliers de travailleurs de l’éducation se sont rassemblés fin avril pour réclamer une augmentation des dépenses par élève afin d’arriver au niveau de la moyenne nationale, grâce à des mesures visant à combler un déficit annuel de 800 millions de dollars pour l’éducation. En Caroline du Nord, le 16 mai, une grève de 20 000 enseignants et de leurs soutiens ayant des demandes similaires a fait fermer 40 établissements scolaires dans tout l’Etat.

L’Arizona, l’épicentre de l’attaque menée par la politique
des frères Koch

La plus grande mobilisation inspirée par les enseignants de la Virginie-Occidentale a eu lieu dans l’Etat « rouge profond » [c’est-à-dire très républicain et très influencé politiquement par le Tea Party, NdT] de l’Arizona, où des réductions d’impôt de 4 milliards de dollars ont grevé le budget de l’Etat et étranglé le secteur public au cours de la décennie. La réduction de 1,1 milliard de dollars du budget consacré à l’éducation publique a été parmi les plus fortes du pays. Les dépenses par élève ont baissé de 14 %. La taille des classes a pu atteindre 40 élèves par enseignant. Les salaires médians des enseignants étaient les plus bas du pays après ajustement pour tenir compte du coût de la vie. Rebecca Garelli, professeure de sciences et ancien membre de la CTU qui a fondé et aidé « les éducateurs unis d’Arizona » (AEU, pour Arizona Educators United), a résumé les forces auxquelles le mouvement était confronté : l’Arizona est l’épicentre du financement de la politique menée par les frères Koch, l’épicentre des charter schools, des vouchers et des privatisations du secteur public ».
Au début de mars, l’AEU organisait un nombre croissant de walk-ins sur le modèle de ceux de la Virginie-Occidentale. Parmi les principales demandes du mouvement figuraient le rétablissement du financement de l’éducation publique au niveau de 2008 et une augmentation de 20 % des salaires de base pour les éducateurs et le personnel non enseignant, afin qu’ils soient alignés sur les Etats voisins. Le 20 mars, des milliers de personnes ont participé à des rassemblements, le syndicat des enseignants de l’Arizona soutenant pleinement le mouvement.
Le 10 avril, le gouverneur multimillionnaire de l’Arizona, Doug Ducey, et ses alliés du Parti républicain, qui contrôlent la législature, ont proposé une augmentation salariale de 2.% pour les enseignants, une hausse de 65 millions de dollars pour le budget de l’éducation, et encore plus de privatisations. Le lendemain, plus de 100 000 enseignants et soutiens se sont mobilisés dans 1 100 écoles de l’Arizona.
Le gouverneur a aussitôt abandonné sa ligne dure, les titres des journaux faisant état de sa promesse d’une augmentation de 20 % pour les enseignants d’ici à 2020 et de 371 millions de dollars pour l’éducation au cours des cinq prochaines années. Quoique reconnue comme une concession importante, sa proposition ne prévoyait pas d’augmentation de salaire pour le personnel non enseignant, et aucun impôt pour financer le plan – contrairement à ce que demandait le mouvement afin de ne pas nuire aux familles et aux personnes à faible revenu [car si aucun impôt n’est créé pour financer l’augmentation des dépenses de l’éducation, il y aura des restrictions sur les budgets d’aides de l’Etat pour compenser, NdT]. Lorsque l’AEU a organisé une enquête sur une page privée de Facebook, les trois quarts des 57 000 travailleurs des écoles publiques qui ont participé au mouvement ont rejeté la proposition et soutenu une grève qui devait commencer le 26 avril. Les écoles de l’Arizona ont fermé leurs portes ce jour-là tandis que 75 000 enseignants, membres du personnel scolaire et soutiens se rassemblaient dans la capitale de l’Etat. Il s’agissait de la toute première grève à l’échelle étatique menée par des éducateurs du primaire et du secondaire de l’Arizona. Le 1er mai, le gouverneur a modifié ses propositions, qui ont servi de base à un budget adopté par la législature. Les enseignants et professeurs sont retournés au travail le 3 mai.
Les dirigeants de l’AEU ont identifié les principaux résultats positifs de la grève : plus de 400 millions de dollars de financement supplémentaire pour l’éducation au lieu de 65 millions de dollars ; une augmentation de salaire de 10 % au lieu de 2 % ; et la suppression du risque que la législature fasse des coupures dans d’autres programmes d’aides publiques afin de financer l’augmentation des salaires. « Le fait que ce mouvement ait forcé en huit semaines un gouvernement de droite à faire des concessions est un sacré événement », a déclaré Garelli. Elle a souligné que le mouvement s’opposait au budget car il ne restaure pas les autres 700 millions de dollars de fond consacrés à l’éducation (le manque entre les 400 millions revenus au budget de l’Etat et les 1,1 milliard de réductions opérés sur les dernières années). « Nous allons y retourner et nous battre pour obtenir cet argent... pour nos enfants et nos collègues, car ils ont été laissés de côté... » Aujourd’hui, l’AEU et le syndicat des enseignants font porter leurs efforts sur une initiative de vote à l’échelle de l’Etat visant à rétablir le reste du financement par des impôts sur les riches.

Des leçons réapprises

Les sociologues Bowles et Gintis ont écrit dans Schooling in Capitalist America (« La scolarité dans l’Amérique capitaliste », paru en 1977) que « le système éducatif, peut-être plus que toute autre institution sociale contemporaine, est devenu le laboratoire dans lequel des solutions concurrentes aux problèmes de la libération individuelle et de l’égalité sociale sont testées, et l’arène dans laquelle se disputent des luttes sociales ». Au cours des deux dernières décennies, la « solution concurrentielle » capitaliste a tenté d’éliminer ces luttes dans le système éducatif. Elle essaie de le faire par le biais de l’austérité, de la privatisation et de la normalisation imposée grâce à des tests normalisés assortis de sanctions en cas de non-respect ou de mauvais résultats. Il s’agit d’une attaque contre l’éducation publique menée par des intérêts privés, porteurs d’idéologies à la fois très à droite et néolibérales, et qui visent, au-delà, la société civile et la démocratie elle-même.
En réfléchissant aux luttes menées à Chicago par le CTU, Uetricht en décrit les enjeux. « Un système éducatif privatisé régressera inévitablement sur de nombreux principes supposés fondamentaux de l’éducation publique : éduquer tous les enfants de la société – peu importe qui ils sont et d’où ils viennent –, développer une pensée critique et offrir une éducation ouvertement humaniste, et cela de façon créative, plutôt que de perfectionner des compétences avec un enseignement par cœur et des tests standardisés. En ignorant ces principes, tout ce qui reste du contrôle démocratique dans les écoles publiques sera éliminé. Les écoles serviront à former les futurs travailleurs pour que leurs futurs patrons accumulent les profits. » On pourrait constater que, pour beaucoup de gens, cette sombre vision des choses est déjà la réalité.
Dans les semaines qui ont suivi le soulèvement des travailleurs de l’éducation et la décision antisyndicale de la Cour suprême dans l’affaire Janus, l’écrivain et activiste Bryce Covert, parmi d’autres, a insisté sur le fait qu’une leçon avait été réapprise : « Nous allons devoir à nouveau être audacieux. Nous avons vu une version de ce à quoi pourrait ressembler l’avenir dans les grèves des enseignants de cette année. Comme l’a montré la dynamique de ces grèves, lorsque les travailleurs sont acculés, leur désir d’aller au-delà des limites habituelles de l’action acceptable se renforce. En Virginie-Occidentale, en Oklahoma, en Arizona et au Kentucky, où les enseignants ne sont pas légalement autorisés à faire grève, ils ont quitté les salles de classe et obtenu des augmentations pour eux-mêmes et pour d’autres employés de l’Etat. Les enseignants ont eu un large soutien public en luttant non seulement pour eux-mêmes, mais pour tous les employés du secteur public des différents Etats. Il y a une leçon à en tirer : nous devrons nous soutenir les uns les autres, sinon nous tomberons tous. » C’est une leçon fondamentale dans la pratique de la résistance qui permet de renforcer les luttes – de la bataille de Blair en 1921 en passant par la grève de la CTU en 2012, jusqu’au mouvement Red for Ed en 2018, et même au-delà.

Roland Samuels, Lyon et Chicago
(trad. OCL Lyon)

(1) Charles et David Koch sont les propriétaires de Koch Industries (production de pétrole et de gaz, de produits chimiques, et de produits en papier), la deuxième plus grande entreprise privée des Etats-Unis. Leur père, Fred Koch, était l’un des cofondateurs du groupe d’extrême droite John Birch Society.

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