jeudi 6 janvier 2005, par
Prévisible depuis des mois, le retour de la tension en Côte d’Ivoire, fait de nouveau la « une » des journaux. C’est d’autant plus le cas que les « patriotes » de Laurent Gbagbo ont franchi un pas de plus en s’en prenant à des Français résidents en Côte d’Ivoire. Cependant, paradoxalement, ce flot médiatique qui dénonce aujourd’hui ouvertement la réalité du régime de terreur instauré par le Front populaire ivoirien, pourrait jouer en sens inverse, en focalisant le ressentiment antifrançais qui existe dans ce pays comme ailleurs dans d’anciens territoires colonisés par la France.
Un retour de flammes qui couvait depuis un moment
En janvier 2003, les accords de Marcoussis prévoyait un partage du pouvoir entre le parti au pouvoir, les partis d’opposition et les rebelles des « Forces nouvelles » établis à Bouaké ; ils comportaient aussi la remise en cause de certains aspects les plus controversés de l’ivoirité en ce qui concerne notamment l’accès à la nationalité et la révisions des lites électorales ou encore les conditions d’éligibilité pour la présidence de la république. Mais malgré la signature d’accords complémentaires à Accra au Ghana l’été dernier, le processus était mort-né. Le gouvernement d’union nationale s’est réuni de temps en temps à Yamoussoukro. Mais en fait le vrai pouvoir était à Abidjan où le régime Gbagbo a développé des structures parallèles, notamment des milices, qui agissaient en toute impunité . La législation ivoiritaire qui devait être modifiée ne l’a pas été . De l’autre côté, le désarmement des combattants ne s’est pas produit. De plus, du côté des « forces nouvelles » du MPCI, la division s’était installée avec des affrontements armés qui s’étaient terminés par la victoire des partisans de Guillaume Soro le porte-parole politique de la rébellion au détriment de son chef militaire qui vit en France depuis plus de deux ans déjà. Gbagbo en a profité pour se réarmer en achetant notamment les fameux bombardiers Sukhoï qui ont fait mouche sur les forces françaises à Bouaké. Il n’y avait pas besoin d’être grand devin pour voir qu’un nouvel affrontement était à l’ordre du jour.
La force Licorne encore davantage prise aux pieges de ses contradictions
L’armée française ne pouvait pas ignorer cela. Déjà, avant l’épisode du bombardement du 6 novembre, l’armée ivoirienne avait effectué des incursions en zone rebelle. Avant donc cet événement, il y avait une sorte de scénario qui se dessinait où la supériorité sur le terrain qui s’inversait en faveur d’Abidjan au détriment de Bouaké risquait se traduire en termes politiques. Mais ce qui est venu changer la donne, c’est évidemment le fait que l’aviation ivoirienne a bombardé des positions françaises en tuant neuf militaires. Il est encore trop tôt pour savoir s’il s’agit d’un accident ou d’une manipulation censée profiter à un acteur ou à un autre. En tout cas, à partir de là, les événements se sont enchaînés : la destruction de la flotte ivoirienne, les manifestations des « patriotes » et les tirs de l’armée française sur ces manifestants. Au départ, lorsque l’armée française est intervenue, le prétexte invoqué était celui qui a toujours couvert les interventions françaises en Afrique depuis des décennies : la protection des ressortissants français. Ensuite, la force Licorne a obtenu le mandat onusien pour maintenir un cessez-le feu entre les factions en présence. Enfin, au cours de ces événements, elle s’est livrée à des opérations de « maintien de l’ordre » - comme on dit dans le jargon sécuritaire - , notamment autour de l’aéroport et autour de l’hôtel Ivoire. Et on connaît globalement le résultat même si les versions et les bilans divergent : il y a eu des tirs à balles réelles des morts et des blessés par dizaines ! Plus récemment le commandant des forces françaises qui ont tiré sur les « patriotes » à Abidjan a livré une version pour le moins surprenante de ces journées de novembre à Abidjan : les chars de l’armée française seraient arrivés par erreur devant le palais présidentiel ivoirien ce qui aurait alimenté la rumeur d’une tentative de l’armée française de destituer Gbagbo (Libération du 10 décembre 2004). Que cette version soit vrai ou fabriquée, elle est déjà révélatrice de l’enlisement français en Côte d’Ivoire qui peut tout à fait être comparé avec celui des Américains en Irak.. Mais que peut-on encore savoir de ce qui se passe réellement sur le terrain alors que de chaque côté la propagande bat son plein ?
Du bon usage de la propagande en temps de crise
Cet épisode ivoirien aura au moins eu l’avantage de nous montrer que quoiqu’on en dise, avec la diversification des chaînes, le développement de l’internet, etc. on n’est jamais très loin de la « voix de la France » de l’ORTF des années 60, dès lors que c’est l’Etat français qui est en cause sur le plan international. Alors que la version officielle était d’abord que les soldats français n’avaient pas tiré, toutes les chaînes de grande audience ont refusé de passer les images de la Radio télévision ivoirienne qui montraient le contraire. Ce n’est que quelques jours plus tard que l’on a pu les voir sur la Cinq (« Arrêt sur images »), alors que la nouvelle version du ministère de la Défense était désormais que les soldats de Licorne avaient fait usage de leurs armes en état de « légitime défense ». Du côté ivoirien, la RTI est désormais clairement aux mains des fidèles de Gbagbo, mettant fin à l’équilibre de façade qui existait avec le gouvernement issu de Marcoussis (Guillaume Soro avait le titre de ministre de l’Information). C’est donc clairement un outil de mobilisation « patriotique » qui - comme toutes les télévisions dans ce type de circonstances - a passé en boucle les images des morts ivoiriens par les tirs de l’armée française (dont celles de cette jeune fille décapitée qui a été l’objet d’une polémique franco-ivoirienne). De plus, les journaux d’opposition (24 heures, Le Patriote...) ont eu leurs locaux incendiés par les milices afin de les faire taire. Cela s’était déjà produit en septembre 2002 mais la nouveauté c’est que désormais les média français en parlent. Car ce qui frappe encore une fois, c’est le regard sélectif et amnésique de ces média français : - le régime de Gbagbo est montré du doigt dès lors qu’il s’en prend à des Français mais il a pu depuis des mois et des années se livrer à toutes sortes d’exactions en lançant ses « escadrons de la mort » et ses « corps habillés » contre les opposants ivoiriens ou les étrangers africains des pays voisins. Il y a dans ce regard insistant de nos medias sur les « violences antifrançaises » un relent d’apartheid : les assassinats, les viols, les tortures qui ont frappé les uns depuis des mois semblent n’avoir jamais existé face aux violences somme toute bien inférieures qui ont visé des ressortissants français. En se focalisant sur des images de victimisation des Français et en ignorant les autres morts, les media français donnent du grain à moudre aux « patriotes » de Côte d’Ivoire... En intronisant Gbagbo comme un sorte d’ennemi public n° 1 de la France en Afrique, Chirac lui donne paradoxalement le beau rôle aux yeux de pas mal de monde en Côte d’ivoire mais aussi ailleurs en Afrique.
Toujours l’impasse politique
D’un côté, sur le plan international, le régime de Gbagbo paraît isolé. Alors qu’il y a quelques mois Guy Labertit, le « Monsieur Afrique « du PS s’activait encore en vue d’organiser un soutien au régime Gbagbo, désormais le voilà condamné au silence. Emmanuelli a essayé de défendre Gbagbo au lendemain de l’attaque de la base française, en mettant en doute le fait qu’il puisse être à l’origine de celle-ci puisqu’il n’y avait pas intérêt selon lui. Mais patriotisme oblige, le PS est obligé de se ranger sur la position de Hollande qui a décrété le régime Gbagbo « infréquentable ». Pour autant, le FPI fait toujours partie officiellement de l’Internationale socialiste mais peut-être pas pour très longtemps, surtout si à la prochaine crise, le régime devait être débordé par les jeunes « patriotes » et leur leader charismatique Charles Blé Goudé... Le régime Gbagbo paraît davantage isolé avec le vote de sanctions à l’ONU prévoyant un embargo sur les armes ou encore une limitation des déplacements de certains responsables ivoiriens. Il l’est aussi en Afrique mais moins qu’il n’y paraît malgré les prises de positions de l’Unité africaine et du sommet francophone de Ouagadougou. Ainsi, il est soutenu en Afrique de l’Ouest par la Guinée ou encore la Mauritanie. De plus, le régime Gbagbo a noué des relations du côté d’Israël (qui lui fournit des conseillers et des techniciens) et il a aussi des liens avec certains milieux évangélistes américains ! Plus généralement, c’est tout le système impérialiste de la France en Afrique qui est en crise. On peut l’expliquer par des raisons géopolitiques et économiques : l’Afrique depuis les années 90 n’a plus la même valeur « stratégique » que dans les décennies précédentes. Mais en même temps, un retrait français massif serait le signe d’un échec insupportable. Et puis, sur le terrain, il y a des gens qui malgré la crise et la guerre continuent de bien gagner leur vie... La mission conduite par Thabo Mbeki est un signe peut-être annonciateur de cet échec français puisque son propos à consister à reprendre ce qui n’a pu être mis en application dans les accords de Marcoussis imposés par la France. Le premier signe tangible de cette visite a été le vote du 17 décembre à l’Assemblée nationale d’une modification de la loi sur la nationalité ainsi que de la loi électorale qui permettrait désormais la candidature de Alassane Ouattara. D’autres échéances sont prévues notamment en matière de désarmement mais pour le moment, on peut se demander si ce processus a plus de chance que le précédent initié par les accords de Marcoussis... Dans l’immédiat, la question qui est aussi posée est celle de la transition politique et de la réalité du pouvoir : le calendrier qui prévoyait l’organisation d’élections pour l’année 2005 est désormais caduc. Certains comme le président sénégalais Wade propose un gouvernement de transition avec des « technocrates » ce qui serait un moyen de mettre sur la touche Gbagbo. Evidemment, ce dernier ne l’entend pas ainsi. Il espère sans doute reprendre le double jeu qu’il a mené avec un gouvernement d’union nationale pour la façade et un pouvoir de fait fondé sur le contrôle de l’appareil répressif et de l’appareil de propagande qu’est la RTI. Du côté des rebelles soutenus par le régime Compaoré, la nouvelle donne paraît plus favorable sur le plan international. Toutefois auprès de la population, ils courent le risque de passer pour des protégés des Français et du régime de Ouagadougou... Malheureusement, force est de constater le conflit ivoirien ne semble pas près d’être résolu sur le fond.
Commentaire personnel sur l’appel entre autres par la CNT et Alternative libertaire : cet appel a le mérite de dire clairement que dans cette affaire ivoirienne l’Etat français fait davantage partie du problème que de la solution ! Cela dit, il y a des points du texte qui ne sont pas très clairs, notamment la référence aux seuls accords d’Accra III (signés l’été dernier) alors qu’ils ne sont que le complément des accords de Marcoussis. Pourquoi ne pas reprendre la critique de ce processus formulée par certains Ivoiriens qui jugent que ces politiciens ivoiriens se sont discrédités depuis des années et que ce processus de négociation a laissé de côté les organisations de la « société civile » qui ont aussi leur mot à dire sur l’avenir de la Côte d’Ivoire ?
Pascal - Bordeaux