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CA 328 mars 23

Dignité et papiers ! La résistance des migrant-es dans la « capitale parlementaire de l’Union européenne ».

mercredi 8 mars 2023, par OCL Reims


Strasbourg, un « carrefour » de la « Forteresse Europe »

S’il est bien un fantasme partagé par les bourgeoisies européennes et leurs classes politiques au sein de la « Forteresse Europe », c’est la peur de la « submersion migratoire » par « l’appel d’air » que l’extrême droite associe au mythe du grand remplacement (2). Il découle aussi d’une volonté autoritaire de domination et de contrôle sur les corps notamment des plus affaiblis, en somme d’un rapport de classe. Ce sont des éléments à avoir en tête pour comprendre la situation des migrant-es dans la « capitale parlementaire de l’Union européenne ». Ainsi, la question des migrant-es est un sujet sensible à Strasbourg, particulièrement au sein de la « gauche », autant du fait des intérêts de l’actuelle municipalité (EELV/PCF) vis-à-vis de cette problématique, que de la présence de nombreuses structures à caractère social (dont une partie importante est religieuse), mais aussi par la présence du Parlement et de la place géographique de l’agglomération (avec en plus la présence des ambassades).
Le profil des personnes migrantes sur Strasbourg et dans le Bas-Rhin est particulier. Il s’agit de migrant-es provenant en grande majorité des Balkans et de l’Europe de l’Est (Géorgiens, Albanais, Russes, Arméniens) (3). Pour elles et eux, Strasbourg est une « plaque tournante » dans leur parcours migratoire au sein du Grand Est - la troisième région d’accueil en France, un parcours semé d’obstacles dressés par les autorités françaises et la ville. En effet, le manque de places d’hébergement d’urgence et de moyens pour accueillir dignement les migrant-es est criant sur Strasbourg à la fois du fait de l’État et des politiques municipales. Ce sous-dimensionnement de l’aide par rapport aux besoins dure depuis des années et s’inscrit dans une politique du « mal accueil » (en plus d’un acharnement à ne pas prendre correctement en charge le « sans-abrisme ») décidé à la fois au plus au niveau de l’État mais aussi au sein des équipes municipales successives (4). La conséquence de ce manque d’hébergement chronique, c’est la multiplication des tentes et des camps, ainsi que de la répression qui va avec : dispositifs anti-campement, harcèlement policier, « lacérage » des tentes, mise en danger des enfants et de la vie des migrant-es, problèmes de santé, d’accès à l’eau, etc. Il s’agit de « fatiguer les corps et décourager les esprits » en « fragilisant l’existence », afin de décourager les migrant-es déjà présents sur le territoire, quel que soit leur profil (demandeurs d’asile, sans-papiers, etc.), de se « fixer » dans la rue ou tout simplement de rester, tout en incitant les autres à se tenir hors des frontières de l’Europe (5). Les campements de fortune sont le témoignage d’un contexte dramatique touchant la question du logement et plus spécifiquement de l’hébergement des migrant-es dans l’Eurométropole (hébergement d’urgence mais pas que).

Des campements au « camp de la place de l’Étoile »

Les campements (ou les squats comme l’actuel « squat Bourgogne ») ne sont pas une nouveauté dans l’histoire de la ville, à cause de ce qui est fait aux familles migrant-es sans hébergement, aux Roms qui ont été largement persécutés sous la mandature de Roland Ries, et aux sans-abris (6). Ainsi, peu avant l’arrivée de la pandémie de Covid-19, en l’espace de deux ans, c’est une douzaine de camps qui se font évacuer par la flicaille sur Strasbourg sans réelles solutions pérennes derrière (sauf pour quelques « rescapés »). C’est à la suite de ce harcèlement policier qui s’est accéléré sous l’ère Macron, puis de la mort d’un jeune Afghan en 2019, que deux grands squats sont ouverts, notamment celui qui fit trembler jusqu’à sa fermeture les anciens élus socialistes de la ville : l’Hôtel de la Rue (7). Pour clore ce rapide tour d’horizon historique, il est important d’avoir à l’esprit que la question du « sans-abrisme » arc-bouté à celle de l’accueil des migrant-es est une des raisons principales de la victoire de Barseghian aux dernières élections municipales de juin 2020. Les changements de municipalité ont suscité quelques espoirs au sein de la gauche, des premiers concernés et du monde associatif qui sont rapidement douchés. La maire ira jusqu’à garder les dispositifs « anti-fixation » mis en place par les socialistes (grilles, grillages, etc). Les quelques miettes lâchées, notamment pour calmer la tension et les électeurs, ne changent rien de fondamental à la situation des migrant-es (ou des sans-abris) (8). Seuls les Ukrainiens pour des raisons géopolitiques vont bénéficier -comme partout en France- de la solidarité à géométrie variable de la municipalité. Par conséquent, la question des campements, de l’hébergement d’urgence et des solutions pérennes, un temps éclipsée par la communication de la ville, la guerre et l’actualité sanitaire, tel un boomerang, revient sur le devant de la scène politique locale. Ainsi, c’est avec l’installation, au mois de mai 2022, d’une quinzaine de tentes de demandeurs d’asile dans un parc situé juste devant les locaux de la mairie de Strasbourg - le parc de l’Étoile - que va démarrer une des plus grosses crises politiques au sein du conseil municipal depuis la fin de l’existence de l’Hôtel de la Rue (9). En effet, contrairement aux autres fois et aux autres campements, ces migrant-es primo-arrivants vont décider de résister de façon plus frontale en s’installant dans un lieu « stratégique » pour dénoncer le sort qui leur est réservé.

Entre le marteau de la préfecture et l’enclume de la ville

Peu à peu ce nouveau campement va grossir et recevoir le soutien des riverains, des associatifs, ainsi que des militants politiques. Jusqu’à plus de 200 personnes dont des Afghans vont y vivre. (10). Dans la foulée de l’agrandissement du camp, des réunions vont se mettre en place pour organiser la solidarité, afin de visibiliser plus ouvertement (par des manifestations, des conférences de presse, des rassemblements, etc.) cette situation intenable, le harcèlement des flics et la « politique du chiffre ». Un petit collectif de soutien finit -bon gré mal gré- par voir le jour et se met à pointer ouvertement du doigt les responsables. Suite à ces mises en cause publiques, la ville et la préfecture se renvoient la responsabilité dans un jeu cynique de ping-pong pour essayer de dépolitiser au maximum leurs « exactions » contre les migrant-es. D’ailleurs, l’objectif de la mairie de Strasbourg dans cette affaire a été de ne pas se faire accuser de participer à la politique dissuasive mise en place par l’État tout en y participant. Malgré cette mascarade, les soutiens avec l’aide d’une partie des migrants du camp de l’Étoile réussissent à mettre en évidence sur la place publique l’inaction municipale, ainsi que le tout répressif de la préfecture -hors de l’ouverture d’un gymnase pour éviter des morts sous les fenêtres du centre administratif. Certaines personnes proches des milieux politiques tentèrent bien de jouer une petite musique, comme quoi la municipalité verte fait comme elle peut, que l’on est trop sévère ou trop critique, que la faute en revient seulement à l’État. Tout cela visait soit à défendre les forces politiques présentes dans l’équipe municipale, soit découlait d’une vision naïve des politiques migratoires françaises et européennes. En réalité, les élus strasbourgeois n’ont fait que s’aligner sur la politique nationale anti-asile en ne s’opposant pas aux politiques gouvernementales. De même, il est clair qu’une partie de cette clique est « acquise à la logique de « l’appel d’air » et cherchent ainsi à dissuader et à freiner l’arrivée des migrants en rendant les conditions de vie sur les campements plus difficiles » (11), alors que l’on sait que les dispositifs d’aides sont saturés, car sous-dimensionnés. La vice-présidente de l’Eurométropole lors d’une rencontre avec une représentante des migrant-es du camp ira jusqu’à dire : « Mais pourquoi avoir quitté votre pays, si vous saviez comment on allait vous accueillir ». On comprend mieux pourquoi finalement les quelques rencontres entre les représentants de ville et le collectif de soutien du camp seront à couteaux tirés et qu’il n’en est rien ressorti de concret hors de la salubrité publique. La municipalité se permettra à la fois d’humilier les migrant-es du camp de l’Étoile en ne prenant pas en compte leurs revendications et tentera de    marginaliser, voire d’effacer le rôle des soutiens non institutionnels. Au final, il s’agit pour la ville comme pour la préfecture de participer à la dissuasion des aspirations à la migration, de gérer des « flux » et non d’ouvrir des bâtiments vides pour y héberger les migrant-es ou les plus précaires. D’ailleurs, il est malheureux que le collectif de soutien n’est pas tiré de bilan de ses actions, notamment de celui de ne pas avoir réussi à imposer un rapport de force en ouvrant un squat politique pour aider les familles migrant-es de l’Étoile. Les migrant-es du camp finiront par ouvrir eux-mêmes plusieurs « lieux de vie » pour éviter d’être triés par les autorités. Le camp va durer 8 mois et subir 2 évacuations : en juillet 2022 (pour le feu d’artifice), puis une réinstallation et sera finalement totalement évacué le 5 décembre 2022 (pour le marché commercial de Noël). Le jour de l’évacuation définitive, seules 48 personnes sont présentes dans les tentes, la moitié d’entre elles tenue dans l’ignorance de leur destination est envoyée en centre de retour volontaire pour finalement retourner à la rue (12).

On vit ici ! On reste ici !

Suite à l’évacuation du 5 décembre, une partie des familles présentes à l’Étoile se retrouve placée dans un hôtel de la périphérie avec d’autres familles migrantes qui y sont déjà logées depuis août 2022. Le groupe associatif Coallia, le profiteur de misère qui administre le lieu, est sous le feu des critiques des personnes qui y vivent depuis plusieurs mois de façon déplorable. Celles-ci subissent la promiscuité, l’exiguïté des chambres, les coupures d’électricité ou de chauffage, les brimades des travailleurs sociaux et des vigiles présents sur place, la surveillance du courrier, le constant harcèlement policier pour les inciter à quitter le territoire, les OQTF qui pleuvent pour les terroriser… Les familles décident de se coaliser avec le soutien de quelques militants de la solidarité qui étaient déjà actifs au parc de l’Étoile, en collectif, afin de se faire entendre face aux autorités pour obtenir leurs régularisations et un hébergement digne ; une large partie d’entre-elles prises dans un « dédale administratif » sont en France depuis des années avec leurs enfants scolarisés (13). Une dynamique de mobilisation perce avec une première manifestation ce 4 février dernier qui voit la présence des familles des premiers concernés et pas simplement des militants -une nouveauté dans le paysage strasbourgeois- embarrassant par là non plus la municipalité, mais la préfecture et Coallia qui se mettent à fliquer les familles de l’hôtel ; l’objectif de ces chiens de garde étant de les inciter à partir pour éviter les problèmes qui vont avec les évacuations forcées et le soutien politique. Dans la continuité, un petit rassemblement est organisé devant la préfecture le 18 février pour dénoncer la future loi Darmanin. Gageons que ce soit-là le début d’un futur mouvement d’auto-organisation de tous les migrant-es sur Strasbourg.

No human is illegal !

Vincent (OCL-Strasbourg)

Notes :

1 : Atlas des migrants en Europe, Armand Colin, 2017, p 22.
2 : L’insoutenable "Forteresse Europe", Bernard Ravenel, Confluences-Méditerranée n°5, 1993 ; Atlas des migrations, Éditions Autrement, p 40-43.
3 : S’y ajoute notamment des Afghans et des Syriens, des Erythréens et des « migrant-es européens », Franceinfo 02/10/2019, « Strasbourg : les campements de migrants se multiplient, l’hébergement d’urgence ne suit pas » ; Laureline Coulomb, « Les migrants européens vieillissants dans les rues de Strasbourg », Hommes et migrations, 2015.
4 : La « migrantisation du sans-abrisme », ASH-Les numéros juridiques, 2022, p 16-18.
5 : Vivre sous la menace, les sans-papiers et l’État, Stefan Le Courant, p 88 et p 90.
6 : La Feuille de Chou, 12/12/2014 « Noël à Strasbourg : Le chef de la mission Rom de la Ville demande l’expulsion d’une dizaine d’enfants [...] » ; L’Alsace, 16/11/2017, « le campement de la rue des Cannoniers évacué » ; Rue89 Strasbourg, 03/01/2013, « La vie en suspens des habitants du squat Bourgogne ».
7 : Critiqué de toute part, parfois pour de bonnes raisons, souvent pour des raisons douteuses, l’Hôtel de la Rue a permis à 136 personnes d’avoir des solutions pérennes, rapport d’activité 2021, Caritas Alsace, p 34.
8 :    La ville se targue de façon démagogique de bien accueillir quelques afghans arrivés suite à la prise du pouvoir par les talibans. Reporterre, 28/08/2021.
9 :    Rue89 Strasbourg, 31/05/2022.
10 : France bleu, 26/10/2022.
11 : Babels, enquêtes sur la condition migrante, 4è édition, 2022, p 707 et p 657-706.
12 :    Rue 89 Strasbourg, 06/12/2022.
13 :    Rue 89 Strasbourg, 01/02/2023.

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