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CA 328 mars 2023

FÉMINISTES ! Luttes de femmes, Lutte de classes

Suzy Rojtman (Dir). Editions Syllepse. 11-2022

dimanche 19 mars 2023, par Courant Alternatif

Ce livre tombe à pic dans un moment où le féminisme a le vent en poupe à travers de multiples collectifs, suscitant aussi de nombreux et parfois houleux débats. Voilà donc un titre bien pensé et qui va droit au but : oui le féminisme et la lutte des classes s’accordent très bien !


*** Histoire d’un mouvement et d’un courant

Retour donc sur un aspect essentiel de l’histoire du mouvement foisonnant des femmes nées après 1968, en 1970 avec le MLF, en France et Outre-Mer jusqu’à nos jours, mais si peu écrit et pensé. L’intérêt aussi de ce récit à la fois concret et analytique est sa forme collective puisque Suzy Rojtman a fait appel à une trentaine de contributrices féministes du courant dit « lutte de classes », engagées dès 1970 sur le terrain des luttes d’entreprises et de toutes les causes féministes, certaines universitaires, connues ou pas, et la plupart toujours là !, « Des sources inestimables » selon Suzy.
Ce livre s’appuie aussi sur trois colloques organisés en 2010 et 2018 par le Collectif National pour les Droits des Femmes, dont Suzy est la porte-parole. Le dernier colloque abordait : « où en sommes-nous du féminisme lutte de classes et antiraciste, la consubstantialité, l’intersectionnalité, et le retour aux origines ».   
Les trois premières parties du livre sont chronologiques : la décennie 1970, la tendance lutte de classe de 1981 à 1995, puis de 1995 à nos jours, cela permet de se resituer dans le temps, de découvrir les groupes femmes de quartier et d’entreprise, les grèves notamment dans les banques, à Renault, aux Chèques postaux, à Lip, à l’hôpital avec les infirmières, dans l’immigration, parmi les populations colonisées ou ex-colonisées.
Le récit revient évidemment sur la formidable lutte unitaire pour le droit fondamental à l’avortement avec le MLAC dès 1972 (jusqu’à son remboursement en décembre 1982) notamment dans les entreprises, mais aussi sur d’autres questions d’importance comme le Collectif féministe contre le racisme, le Collectif féministe contre le viol, les droits des lesbiennes trop longtemps ostracisées - malgré le groupe Les Gouines rouges et les écrits de Monique Wittig dès 1969 -, les initiatives marquantes comme la Maison des femmes à Paris, les États généraux sur les femmes dans le travail, la lutte contre l’extrême-droite.
On re-découvre aussi différentes coordinations sur ces thèmes, la place complexe des syndicats et des partis dont certains mettront un certain temps à prendre la mesure de l’incontournable féminisme, puis le creux institutionnel des deux septennats de Mitterrand pendant lesquels le mouvement lutte de classes a assuré la continuité des luttes.
N’oublions pas la presse féministe florissante, souvent à l’initiative de certaines organisations d’extrême-gauche impliquées dans le mouvement (dont la LCR, Révolution ! Le PSU) : Le Torchon brûle, Les Cahiers du féminisme, Questions féministes (lancée par Christine Delphy) et d’autres.   
Le livre nous replonge aussi dans le mouvement social de l’hiver 1995 contre une réforme des retraites avec des cortèges féministes très importants, sur fond de paralysie des transports et des centres de tri (clin d’œil d’actualité !). Et c’est la naissance du CNDF (Collectif National pour les Droits des Femmes) en janvier 1996, avec des Assises nationales début 1997 réunissant 2000 femmes pour établir une plate-forme revendicative très complète. Un chapitre important du livre relate ses différentes positions et actions sans occulter les divergences notamment concernant le voile, ou le système prostitutionnel. Dès 1997, les journées intersyndicales femmes voient le jour chaque année à partir du travail en commun du CNDF et des syndicats (surtout CGT et Groupe des Dix puis Solidaires). La Marche mondiale des femmes initiée au Québec en 1998 aura un fort retentissement en France et en Europe dès 2000. Plus proche de nous, les luttes des assistantes de vie scolaire et celles des femmes Gilets Jaunes sont aussi relatées.

*** Des débats abordés de front

La quatrième partie du livre, après avoir abordé l’influence du mouvement féministe aux États-Unis, aborde les questions épineuses, complexes et récurrentes dans le mouvement féministe dont celles de l’intersectionnalité opposée au féminisme universaliste avec un autre angle de vue possible, notamment celui de Danièle Kergoat. L’autrice réfléchit sur la pertinence de la notion de « lutte des classes » pour se réemparer du concept de féminisme universaliste et de celui de consubstantialité : en prenant en compte de façon centrale les rapports sociaux de sexe imbriqués aux rapports sociaux de classe pour une réelle émancipation, car « additionner » simplement les dominations ne permet pas de penser les révoltes des dominé.es.
Un autre chapitre interroge de façon pertinente et précise « la revendication d’une pornographie féministe, subversion ou soumission à la domination masculine ? » avec le regard du féminisme universaliste s’interrogeant sur le glissement de la pornographie à la pornographie féministe. Celle-ci serait un moyen de modifier une vision dégradante, une sexualité violente, comme norme sociale chez les jeunes, tout en la présentant comme une question d’égalité et d’autonomisation des femmes pour favoriser la libération sexuelle, s’inscrivant dans un registre libertaire. Mais pour le féminisme universaliste qui constitue le fil directeur de ce livre, « la pornographie féministe contribue à l’extension de l’industrie dont elle dépend » et s’interroge sur la capacité illusoire de « cette pornographie à promouvoir une sexualité égalitaire et altruiste ».

En pré-conclusion, faut-il « réduire les enjeux du féminisme à une revendication de liberté individuelle, de choix individuels quitte à renoncer à un projet d’émancipation sociale et de réduction globale des inégalités ? »
Le principe d’égalité est un préalable à la liberté et comme idéal pour le féminisme universaliste, alors que le féminisme relativiste pose le principe de liberté individuelle comme préalable et idéal. Pourtant les inégalités sont construites par le système économique et culturel, entretenues par les classes sociales, les privilèges, les stéréotypes et rendent la liberté individuelle illusoire dans ce cadre.

*** Conclusion

La conclusion générale du livre revient sur les débuts du mouvement avec une forme d’autocritique de certaines illusions suite à 1968, un questionnement d’un vide de la théorie marxiste concernant la place des femmes, vide qui a largement été comblé depuis, car les féministes lutte de classes ont largement évolué, ont bousculé leurs organisations. Et malgré les difficultés, des victoires ont été remportées notamment sur l’avortement, la construction de collectifs féministes unitaires et pérennes, le dévoilement des violences sexistes, la prise en compte et la défense des combats pour les droits des femmes au travail. À noter cependant le manque d’investissement pour l’écologie.
Aujourd’hui, une nouvelle vague de forces féministes jeunes recompose le mouvement féministe : #MeToo, #BalanceTonPorc, Noustoutes, de nouveaux groupes locaux, les Colleuses, notamment sur la question des violences en pointe des luttes féministes, mais peinant à obtenir du concret efficace, dévoilant le poids immense de l’idéologie patriarcale au sein de la justice. Même si le patriarcat est largement pointé à de nombreux niveaux, les mobilisations sont plus difficiles au travail, les préoccupations sociales sont rarement prioritaires dans le mouvement en général, la division n’arrangeant rien. La grève féministe internationale du 8 mars (au travail salarié et à la maison) proposée au départ par le mouvement unitaire On Arrête Toutes et impliquant les syndicats, a du mal à prendre depuis 2016 mais pourrait surgir comme en Espagne à l’occasion de la énième contre-réforme des retraites de 2023.

Fab

Suzy Rojtman (Dir). Editions Syllepse. 11-2022- 358 pages dont 12 de documents et photos.

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