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CA 328 mars 2023

L’expérience des comités de résistance dans le mouvement révolutionnaire soudanais

mercredi 22 mars 2023, par Courant Alternatif

Sudfa (« Coïncidence » en arabe) est un média participatif créé par un groupe d’ami-e-s et militant-e-s soudanais-e-s et français-e-s pour porter dans le monde francophone les voix de la révolution soudanaise. Notre objectif est de partager ou traduire des articles écrits par des personnes soudanaises, ou co-écrits par des personnes soudanaises et françaises, sur l’actualité et l’histoire politiques, sociales et culturelles du Soudan et la communauté soudanaise en France.


*** Des comités de quartier formés en résistance à la dictature de l’armée soudanaise

Au Soudan, la résistance au coup d’État militaire du 25 octobre 2021 est principalement menée par les « comités de résistance », ou « comités de quartier ». Ces organisations locales autogérées, présentes dans l’ensemble du pays, regroupent des femmes et hommes de tout âge, et même des enfants. S’ils existent sous leur forme actuelle depuis trois ans, en réalité, l’histoire des comités de résistance remonte au soulèvement de septembre 2013. Le Soudan était sous le contrôle du dictateur militaire Omar El-Béchir, qui réprimait fermement toute opposition depuis le coup d’État qui l’a mené au pouvoir en 1989. En 2013, une contestation sans précédent depuis le coup d’État émerge des universités de la capitale : c’est le mouvement « Girifna », ou « On en a marre ». L’originalité de ce mouvement, outre son usage novateur des réseaux sociaux, est de n’être lié à aucun parti politique. Mais cette mobilisation est confrontée à une violence extrême de la part des services de sécurité du dictateur El-Béchir, qui fait en moins de deux semaines plus de 200 mort-e-s. Suite à cette violence inouïe, les révolutionnaires soudanais-e-s sont contraint-e-s de changer de stratégie. La centralité du mouvement dans la capitale avait facilité la répression : l’idée émerge alors chez les militant-e-s de retourner chacun-e dans leur quartier ou village d’origine pour former des organisations autonomes, afin de constituer un mouvement plus diffus, plus ancré au sein de la population locale et donc moins identifiable par les services de sécurité.

Discussion publique organisée par le comité de résistance du quartier populaire de Janoub Al­Hizam à Khartoum, décembre 2021.

Dans certains quartiers, les comités de résistance émergent sous une forme explicitement politique, avec pour objectif d’organiser des manifestations et soutenir le renversement du régime. Dans d’autres quartiers, ils se forment pour contrecarrer les « comités populaires », instance créée par le régime pour s’insinuer dans les politiques locales et chercher à détruire toute forme de démocratie par le bas. Enfin, dans d’autres endroits, ils se constituent avant tout comme structure d’entraide et de solidarité de quartier face à la crise économique que traverse le pays depuis des années (par exemple, en 2020 à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, les comités de résistance du quartier d’Arkawit à Khartoum ont mis en place une clinique ouverte où toutes les femmes pouvaient venir se soigner gratuitement et faire gratuitement des analyses médicales, ainsi que des distributions de serviettes hygiéniques et des ateliers d’information sur le cancer du sein). Dans certains cas, les comités de résistance sont parvenus à récupérer les biens communs arrachés par le régime précédent, telles que les places publiques qui avaient été vendues à des patrons et investisseurs proches du pouvoir. Alors que le régime menait une politique de division sur des bases racistes, les militant∙e∙s des comités de résistance travaillent au quotidien à créer du lien entre les habitants du quartier pour reconstruire un climat social de paix.
L’important travail de terrain réalisé par les comités de résistance leur a valu la confiance des habitant∙e∙s des quartiers. Petit à petit, la confiance et le soutien que leur ont témoignés les habitant∙e∙s leur ont donné l’enthousiasme d’étendre ce rêve à la nation toute entière. Ils ont alors lancé le hashtag « Hanabniho », qui signifie « nous le reconstruirons », sous-entendu le pays.

*** Un rôle central dans la révolution de 2018 et la période de transition

Dans la révolution de décembre 2018, les comités de résistance jouent un rôle central, en organisant les manifestations dans différents quartiers. Après la chute d’Omar El-Béchir en avril 2019, ils restent constamment actifs, en essayant de maintenir une pression sur les élites politiques pour protéger les acquis de la révolution. Dans le même temps, ils essayent de reconstruire ce que le régime précédent avait détruit, désintégrant le tissu social et la vie culturelle dans les quartiers (notamment par la fermeture des cinémas et des centres culturels, et la mise en vente de leurs locaux). Ils organisent également de nombreux événements politiques pour soutenir les intérêts de la révolution, dans l’objectif de construire un pays pour tout le monde : des conférences sur l’avenir de la démocratie au Soudan, ainsi que des ateliers d’auto-formation politique. Ils participent à créer des syndicats de femmes et d’étudiant∙e∙s, profitant de l’espace de liberté accordé par la révolution.
Alors que le pays en transition est frappé par une inflation destructrice, et en proie à des fluctuations démentielles de la valeur de la monnaie (la livre soudanaise), ces comités de quartier s’attellent à lutter à leur échelle contre la petite corruption en constituant des équipes d’« observateurs et observatrices du marché » qui veillent à ce que les commerçant∙e∙s ne fassent pas monter leurs prix en profitant de la pénurie de certaines ressources et donc de la misère des habitant∙e∙s. Sur les réseaux sociaux, on peut ainsi voir dans plusieurs villes des photos de jeunes gens qui campent dans les boulangeries pour vérifier que les boulangers ne monopolisent pas de stocks de farine dans l’espoir de vendre leur pain beaucoup plus cher les jours de pénurie. Dans le village d’Al-Hilalia (Etat de Gezira), en octobre 2019, les comités de résistance portent plainte contre un boulanger qui vend de la farine périmée à tout le quartier.

Les comités de résistance de Khartoum présentent leur proposition de charte au palais présidentiel lors de la manifestation du 27/02/22.

*** Le fer de lance de la contestation depuis le coup d’État du 25 octobre 2021

Suite au coup d’État du général Al-Burhan le 25 octobre 2021, qui met fin au processus de construction démocratique post-révolution de 2018, les comités de résistance deviennent les fers de lance du mouvement de contestation. Pendant huit mois, ils organisent les cortèges et lancent les appels à manifester, allant défiler dans les rues les veilles de rassemblements pour appeler la population à descendre manifester. Un grand nombre de leurs membres compte parmi les 116 mort-e-s et 7000 blessé-e-s au cours des manifestations de 2022. Mais malgré l’extrême violence de la répression, le régime a été incapable de mettre fin à leur activité, grâce à leur organisation décentralisée en réseau, répartis dans toutes les villes et tous les quartiers du Soudan. Dans la seule capitale Khartoum, il existe des dizaines de comités de résistance indépendants.
Alors que les différents partis politiques ont tenté de les récupérer, les comités de résistance ont continué à s’organiser par la base, en coordination (par ville, puis par région, et enfin au niveau national) et en refusant d’être associés à un parti politique. Ils ont adopté dès le premier jour du coup d’État le slogan des « Trois Non » : « Pas de partenariat, pas de négociation, pas de marchandage (avec l’armée) ». Les coordinations des comités de résistance ont maintenu cette position jusqu’à aujourd’hui, refusant de s’allier avec les partis politiques qui aujourd’hui, négocient à nouveau un accord de paix avec les militaires. Ils incarnent ainsi la mouvance la plus radicale du mouvement de désobéissance civile.

*** « Le pouvoir au peuple » ou la construction démocratique par le bas

Pourtant, leur rôle ne se limite pas à l’organisation des manifestations. Devant le constat que les militaires continuent de s’accrocher au pouvoir malgré la contestation massive de la population, les comités de résistance ont également tenté de se structurer pour élaborer une proposition politique civile qui soit une alternative crédible au gouvernement militaire. Ainsi, dès janvier 2022, plusieurs comités ont commencé à travailler sur la rédaction d’une « Charte Révolutionnaire pour le pouvoir du peuple », pour proposer les bases d’une nouvelle constitution civile. Le 6 octobre 2022, les deux chartes ayant émergé des comités de résistance sont enfin unifiées dans une seule proposition commune.
Cette charte propose la formation d’un corps législatif fédéral qui commence dans les conseils locaux, puis municipaux, puis au niveau des régions et enfin de l’État fédéral. Elle envisage que ce soit ce corps législatif qui désigne ensuite la branche exécutive du gouvernement. Ce modèle renverse complètement l’approche traditionnelle, pyramidale, de la classe dirigeante, quelle que soit son étiquette politique. En attendant que ce modèle soit adopté au niveau politique, les comités de résistance essayent de le mettre en pratique sur le terrain.

A Khartoum, une révolutionnaire surveille une des barricades construites par les comités de résistance lors des manifestations contre le coup d’État, novembre 2021.

*** Quelle place dans la politique soudanaise aujourd’hui ?

Aujourd’hui, alors que les partis politiques civils et les militaires sont en train de conclure un nouvel accord qui permettra aux militaires de se maintenir au pouvoir, les comités de résistance sont parmi les seules organisations politiques qui rejettent cet accord. Après plusieurs années de place centrale dans le mouvement révolutionnaire, leur rôle fait débat au sein des membres : faudrait-il qu’ils se constituent en parti ou organisation politique ? Ou doivent-ils rester toujours « en-dehors » de la politique institutionnelle, et continuer à faire pression sur les partis politiques pour pousser à plus de radicalité ? Pour l’instant, c’est plutôt cette seconde option qui semble se dessiner.
Dans tous les cas, il est important de noter que depuis le coup d’État d’octobre 2021, les discours politiques et médiatiques sur le Soudan ignorent systématiquement le rôle des comités de résistance comme acteurs politiques au Soudan. Depuis un an et demi, les médias étrangers écrivent que les manifestations contre le coup d’État sont organisées par l’Association des Professionnels Soudanais ou les Forces pour la Liberté et le Changement – deux organisations politiques issues de la révolution de 2018 mais qui ont été discréditées par deux années de collaboration avec les militaires suite à la révolution, et qui n’ont plus aucune base politique réelle ni aucun lien avec la rue. Le représentant de l’ONU au Soudan et les ambassades étrangères ont pourtant insisté pour mettre en place des accords de paix entre civils et militaires avec les Forces pour la Liberté et le Changement comme principal interlocuteur représentant la société civile soudanaise. Cela révèle la manière dont les politiques internationales cherchent à ignorer les mouvements issus de la base et représentant réellement la volonté populaire – d’autant plus quand celle-ci aspire à un changement radical.

Article écrit par le collectif « Sudfa »

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Notes
1 - A Khartoum, une révolutionnaire surveille une des barricades construites par les comités de résistance lors des manifestations contre le coup d’État, novembre 2021.

2 - Discussion publique organisée par le comité de résistance du quartier populaire de Janoub Al-Hizam à Khartoum, décembre 2021.

3 - Les comités de résistance de Khartoum présentent leur proposition de charte au palais présidentiel lors de la manifestation du 27/02/22.

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