Au delà des souvenirs que nous laisse Gérard Lagorce ("Gégé"), il y a des traces écrites, principalement dans le Courant Alternatif des années 1980 sur les luttes des sidérurgistes du bassin de Longwy dont il partageait les combats et qu’il signait sous le pseudonyme de "Hagar Dunor".
Ces textes et articles ont été ensuite réunis dans un livre aux éditions Acratie, Longwy 82-88, autonomie ouvrière et syndicalisme, Hagar Dunor et compagnie, 1990.
Mais avant les années 83-84, il y avait déjà eu l’année 1979. C’est l’époque du « Denain, Longwy, nous montrent le chemin ! » consécutif de l’annonce du Plan Davignon, avec à la clé une vague de 21 750 licenciements programmés en l’espace de 18 mois, principalement dans ces deux bassins de la sidérurgie nationale.
C’est à cette époque que Gérard prend contact avec l’OCL, groupe dont il se sent le plus proche (il était déjà abonné à Front Libertaire des luttes de classes, journal qui a précédé Courant Alternatif).
C’est là où je le rencontre pour la première fois, à Paris, dans le local de la rue des Vignoles que nous avions à l’époque. Ce devait être en décembre de 1979, il venait voir sa famille pour les fêtes de fin d’année qui vivait je crois encore du côté de Nanterre, et profitait du déplacement pour « voir les camarades ». On a eu une discussion toute une soirée. Je n’en est pas un souvenir très précis, mais seulement deux qui me restent. Le premier, la très bonne connaissance qu’avait Gérard de la situation sur Longwy, sur les différentes usines qui formaient le complexe industriel, sur l’absurdité de fermer des ateliers, des équipements qui avaient connu des investissements récents, tout neufs, sur les diverses composantes de la lutte, le poids des syndicats à tel ou tel endroit, etc. Et un autre souvenir fugace, un point de conjoncture qui disait en gros qu’il fallait bien enregistrer le reflux du mouvement, qu’on en était à ce qui ressemblait au début d’une défaite inéluctable avec de très maigres concessions. À Denain, l’arrêt de la production était retardé d’une année jusqu’à l’été 1980. À Longwy, le volume des licenciements pour l’année 1979 est diminué de 25 % et la cokerie qui devait fermer serait maintenue.
Le coup de force qu’avait constitué la marche des sidérurgistes du 23 mars à Paris (et malgré l’appui d’environ un millier d’autonomes et autres révoltés) n’avait servi à presque rien ; à Longwy comme à Paris ou ailleurs, la rage le disputait à l’abattement. La CGT avait voulu tout contrôler, du coup ceux de Denain n’étaient pas venus très nombreux. Ceux de Longwy s’étaient frités avec le SO du Livre CGT à Paris. Bref, c’était la merde.
Dans une large mesure, l’État venait d’inventer la « gestion sociale » des restructurations. Une prime de départ de 50 000 francs de l’époque pour accepter de partir "volontairement". Des centaines, des milliers de travailleurs ont accepté dans les mois qui ont suivi.
Mais, cette « gestion sociale » des restructurations n’était pas la même pour tout le monde. Pour les seuls ouvriers immigrés, nombreux dans la sidérurgie, cette prime était en effet assortie d’une condition : pour l’obtenir, ils devaient quitter le territoire national, après avoir empoché en plus la prime de 10 000 francs, dite le "million Stoléru" (à l’époque, on parlait encore couramment en « anciens francs », 10 000 « nouveaux francs » correspondaient à un million d’anciens), du nom du secrétaire d’État de Giscard d’Estaing, notez bien le titre, « chargé des travailleurs manuels et immigrés ».
A cette époque, Gérard est militant à la CFDT, alors, mais plus pour longtemps, sous influence d’une nouvelle gauche « autogestionnaire », plus combative et plus "lutte des classes" et moins nationaliste que la CGT, plus à la page de la modernité capitaliste et plus influencée par les idées de Mai.
Mais cela ne dura pas. On est à un moment de bascule. La CFDT se recentre rapidement. A Usinor-Dunkerque, la section, très influencée par l’extrême gauche, est dissoute par la direction confédérale. Dans le bassin de Longwy, Gérard et des dizaines de militants et d’adhérents quittent la CFDT et, avec d’autres (de la CGT dont des responsables locaux et des non-syndiqués), se rassemblent au tournant des années 1980 dans un regroupement autonome qui s’appellera bientôt « Longwy 79-84, même combat ! » lorsqu’il passera à l’action, intervenant sur l’ensemble du bassin de Longwy-Villerupt en multipliant les opérations coup de poing, dont la mise à sac de la permanence du député socialiste du coin et l’attaque de la mairie communiste de Longwy, dans un moment où le PCF reprenait en main une CGT qui localement commençait à lui échapper.
….
Ces dernières années, Gérard fréquentait toujours – mais un peu moins activement à mesure que son état de santé se dégradait – l’Union Locale CGT, qui était devenue pour lui depuis près de trois décennies son espace privilégié de socialité, d’entraide, de camaraderie et de lutte. Cette structure, assez peu formelle, est restée longtemps un lieu vivant, ouvert, où les militant.e.s de retrouvaient régulièrement, discutaient, aimaient chahuter et rigoler et décidaient ensemble des initiatives à prendre ou à soutenir, ou encore le coup de main qu’il fallait donner à un copain en galère. Aujourd’hui encore, cette UL reste un de ces lieux de résistance qui parvient à subsister non sans difficultés : la seule véritable référence organisée localement, incontournable en termes d’initiatives politiques et de mobilisations sur le bassin de Longwy, que ce soit sur les luttes anti-racistes, bien sûr pour les mobilisations contre la réforme des retraites ou la contestation radicale du projet d’enfouissement de déchets radioactifs à Bure, dans le département voisin de la Meuse.
Gérard n’était pas un syndicaliste, ni dans l’âme, ni dans la pensée, mais plutôt un partisan lucide d’une autonomie ouvrière possible, avec une bonne dose de pragmatisme. Et s’il utilisait l’outil syndical comme d’autres instruments, c’était, faute de mieux, surtout pour rendre possible un type d’organisation ouvrière à un niveau interprofessionnel qu’il privilégiait par dessus tout et qu’il considérait comme la base élémentaire du combat de classe. Pour lui, cela participait en quelque sorte à la formation de communautés ouvrières en lutte sur une base territoriale, où tout le monde se brassait, se mêlait et faisait de la solidarité une attitude concrète, une manière d’être permanente et quasi instinctive ; travailleurs de l’industrie, cheminots, intérimaires, chômeurs, précaires, travailleurs plus garantis des services publics, enseignants…, Lorrains de souche et immigrés de toutes les latitudes et de toutes les générations, très nombreux dans le bassin…
La dernière fois que j’ai vu Gégé, c’était il y a un an environ, en mars 2022, chez lui, dans sa maison à côté de Longwy, en compagnie d’un camarade de la région et de sa fille. Je l’avais vu l’année précédente, peu après la levée des restrictions de circulation dues au Covid.
Sa santé était déjà bien déclinante. Mais, entre deux séjours à l’hosto, « ça va bien » comme il essayait de nous faire croire, « ça ira mieux », prophétisait-il en levant bien haut sa (nième) bouteille de bière belge, geste accompagné d’un très sonore « Á la sociale ! ».
Il ne baissait pas les bras. Sa volonté de lutte était intacte. Sa curiosité pour les choses du monde restait très aiguë. On pouvait parler de tout avec lui, les nouvelles techniques dans la gestion du travail, la GPA, les bio-technologies, les transformations du capitalisme, les dernières saloperies que faisait la CAF du coin pour emmerder les allocataires, les mutations démographiques et sociales rapides de son environnement immédiat du fait de l’installation de milliers de riches « travailleurs frontaliers » de la finance européenne dans toutes les communes alentour (on est juste à côté de la frontière avec le Luxembourg),... même si on ne pouvait pas s’empêcher de remarquer chez lui de courts moments de lassitude, heureusement assez vite remplacés par de la saine colère ou un gigantesque éclat de rire…
Il me revient un souvenir de nos dernières rencontres. En déconnant, et après avoir ingéré quelques bières bien savoureuses, on se demandait quel était notre vœux le plus cher. Alors que je le savais pourtant très antireligieux, anticlérical, il avait dit : « que la classe ouvrière aille au paradis, elle l’a bien mérité ». Cela faisait bien sûr référence au film italien de 1971 (avec Gian Maria Volontè).
C’était sans doute du deuxième degré, et on déconnait en sortant ce qui nous passait par la tête, mais il y avait dans sa répartie quelque chose de l’ordre du salut à trouver enfin et pour toujours, de la part de quelqu’un qui, pourtant pas ouvrier lui-même (il exerçait comme psychologue, salarié dans un centre médico-psychologique), n’avait eu de cesse de côtoyer les familles ouvrières dans le cadre de son boulot et de batailler une grande partie de sa vie dans ce milieu, dans cet univers, sur un territoire façonné par la quintessence de l’industrie lourde (associée aux mines de fer et de charbon), née au XIXème siècle, développée au cours des trois premiers quarts du XXème, où la classe ouvrière avait été si nombreuse, était devenue si hégémonique socialement, si présente partout qu’elle avait donné jusqu’à son histoire et son identité à ce bassin, à cet archipel d’usines, d’ateliers et d’enclaves semi-urbaines entourées de champs de céréales, et par voie de conséquence à l’ensemble de ses habitants.
Avec Gégé, au-delà de sa personne, on bénéficiait d’une fenêtre privilégiée sur ce monde ouvrier du fer et de l’acier dont il connaissait absolument tout (l’histoire et les histoires, les techniques de fabrication, les luttes, la composition ouvrière de telle ou telle boîte, la géographie sociale du bassin….), un monde aujourd’hui largement englouti, mais où subsiste encore des traces bien vivantes, des lieux habités, des maisons, des écoles, des personnes (et non des fantômes) qui se battent pour vivre mieux, dignement, comme ils peuvent.
Ciao Gégé, l’ami, le camarade.
J-F
Le 3 avril 2023
_ _ _ _ _ _
Documents publiés récemment de ou sur Gérard Lagorce (alias Hagar Dunor)
Le témoignage laissé par Gérard d’une journée particulière à Longwy, le 1er mai 1979.
Lundimatin, 2 mai 2022
https://lundi.am/1er-mai-1979-La-CF...
Et puis, il n’y a pas si longtemps, il y a eu cette interview, où il raconte, sur une page du mensuel CQFD, un peu de son parcours politique, depuis le lycée de Nanterre des années 1960 et le groupe anarchiste de la ville, puis sur la fac, avant et pendant mai 68 (il a fait partie du mouvement du 22 mars), jusqu’à l’Union Locale CGT de "Longwy-Longuyon-Villerupt", qui sera resté jusqu’à la fin son principal point d’ancrage dans la lutte sociale.
CQFD : Janvier 2021
https://cqfd-journal.org/Une-Longwy...