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CA 343 octobre 2024

Explosion sociale au Bangladesh :
un tour d’horizon pour comprendre

jeudi 10 octobre 2024, par Courant Alternatif

Le 18 juillet dernier, les images de manifestations réprimées violemment au Bangladesh crèvent les écrans et les unes des journaux de la presse internationale. Pendant quelques semaines, on va s’intéresser à ces étudiants qui luttent pour une histoire de quotas d’emploi dans la fonction publique… et dont l’agitation est telle qu’elle finira par provoquer la fuite et la démission de la première ministre, Sheikh Hasina, au pouvoir depuis 2009. Mais sitôt le « processus démocratique » relancé par la nomination d’un gouvernement intérimaire dans la première quinzaine du mois d’août, les projecteurs se sont détournés pour s’en aller scruter d’autres cieux plus vendeurs, laissant les remous populaires subséquents à cette agitation politique dans une ombre opportune.


Les travailleurs et les travailleuses du Bangladesh continuent de payer un lourd tribut à la colonisation qu’ils ont déjà subie : auparavant exploités pour la production de fibres - végétales surtout -, ils le sont maintenant pour la production de prêt-à-porter, ce qui les place parmi les forçats du monde moderne dans la division internationale du travail. Globalement, on ne se soucie guère de commenter leur situation politique et sociale… sauf quand leurs conditions d’exploitation éclatent au grand jour à la faveur d’un meurtre industriel de masse (l’effondrement du Rana Plaza en 2013 avait tué plus de 1000 travailleuses du textile) et que les grandes marques européennes (H&M, Mango, Benetton, Disney, Walmart, Carrefour, Auchan) doivent trouver comment se laver les mains des conditions de travail qu’elles imposent là-bas par la négociation des prix et l’imposition des délais de livraison.

On a eu envie de comprendre quelle était la situation sociale au Bangladesh, ce qui s’est joué lors des manifestations de masse étudiantes du « mouvement de juillet » et ce qui se joue maintenant dans les manifestations ouvrières qui se poursuivent toujours alors que nous terminons l’écriture de cet article. Petit tour d’horizon…

Contexte historique et politicien

Le territoire actuel du Bangladesh correspond à la partie orientale du Bengale (carte 1). Musulman depuis le XIIème siècle, le Bengale est intégré à l’empire moghol au XVIème siècle (en 1526) ; il passe ensuite sous domination Britannique, par l’intermédiaire de la Compagnie des Indes orientales, en 1757.    Dès la fin du XVIIIème siècle, la couronne Britannique crée des présidences lui permettant d’asseoir plus directement sa domination sur les « indes », dont la présidence du Bengale en 1773. Le Bangladesh fera donc partie de l’empire des indes britanniques jusqu’à leur partition au lendemain de la seconde guerre mondiale.
En 1947, deux nouveaux États indépendants sont créés : le Pakistan, à majorité musulmane, et l’Inde, à majorité hindoue (carte 2). Le Bengale se fait saucissonner au passage : son territoire historique est divisé en deux, sa partie occidentale intégrée au territoire indien, et sa partie orientale intégrée au Pakistan, drôle de pays formé alors de deux territoires distants de 1700 km. Le Pakistan oriental, futur Bangladesh, perd au passage Calcutta, le seul port en eau profonde de ses côtes, nouvellement intégré au territoire de l’Inde, ce qui limitera significativement ses possibilités d’échanges commerciaux indépendants.
Le Bangladesh actuel (carte 3) a une existence d’état indépendant depuis 1971, année de la guerre dite de « libération nationale », ayant impliqué la ligue musulmane Awami du Pakistan oriental -qui deviendra la ligue Awami (LA), parti de la première ministre Hasina chassée au mois d’août dernier- à la tête de milices bengalies (aidées militairement par l’Inde) face à l’armée Pakistanaise et ses relais politiques au Pakistan oriental (appelés collaborateurs). La guerre aura duré 9 mois, causé entre 1 et 3 millions de morts et fait 8 à 10 millions de réfugiés.   

Depuis l’indépendance, le pays alterne entre démocratie bourgeoise plus ou moins autoritaire et régimes militaires. La ligue Awami dirige le pays de 1970 à 1975 : en 1970, avant la guerre, le parti avait en effet gagné les élections au Pakistan oriental, ce qui avait amené l’armée pakistanaise à décréter l’état d’urgence et à envahir le pays et avait conduit la LA à prendre la tête du soulèvement pour l’indépendance. Elle a un programme socialiste à ses débuts, mais le rideau de fumée se déchire dès son accession au pouvoir, quand son chef, Sheikh Mujibur Rahman -père de Sheikh Hasina- se met    à gouverner sur un mode autocratique, en interdisant les autres partis et la plupart des journaux. En 1975, il fait face à une rébellion impliquant des généraux communistes : elle sera écrasée dans le sang. Cela mènera in fine à son propre assassinat et à celui de l’ensemble de sa famille (excepté ses deux filles, hors du pays au moment des faits) par un groupe de généraux.

La loi martiale est décrétée en 1976 par le général Ziaur Rahman, qui détruit physiquement l’aile gauche de la Ligue Awami, puis une seconde fois en 1982 par le général Ershad.

Depuis les années 1990, ce sont deux partis principaux qui se tirent la bourre : le Parti Nationaliste du Bangladesh (PNB) avec pour première ministre Khaleda Zia (l’épouse du général Ziaur Rahman) ; la ligue Awami (avec Hasina à sa tête) qui, quand elle revient au pouvoir, le fait sous forme d’un parti bourgeois auquel ne reste plus grand-chose du vernis socialiste initial. Les apparences de démocratie craquent souvent, au point qu’en 2001, puis en 2006, les élections sont organisées sous l’égide de gouvernements intérimaires. La LA est au pouvoir depuis 2009, avec 4 élections « gagnées » par Hasina, dont la dernière en janvier 2024. Durant ces quinze dernières années, la ligue Awami a étendu son influence sur l’administration de l’État, le système judiciaire et l’armée, en nommant ses membres comme fonctionnaires.

Contexte économique et social

Les commentateurs de ce monde relèvent régulièrement que l’augmentation du PIB du pays a été importante ces dernières décennies… en oubliant opportunément un paradoxe : le nombre de personnes pauvres (disposa nt de moins de 1,90 dollar par jour) ne cesse d’augmenter (1). Entre 2016 et 2020, il est ainsi passé de 24 à 35%. Il semblerait que la croissance ne profite pas à tout le monde…

Cette augmentation de PIB s’est faite aux dépens d’une main d’œuvre bon marché, dans le secteur du prêt-à-porter (employés au nord-ouest de Dacca, dans les provinces de Gazipur, Ashalia et Savar), du démantèlement naval (concentré à Chittagong) ou de l’élevage intensif de crevettes, ainsi que dans l’exportation de main d’œuvre au Moyen-Orient (essentiellement des femmes envoyées pour servir comme domestiques, dont beaucoup finissent par revenir à cause de l’exploitation et des sévices subis là-bas, sans un sou en poche).

Alors qu’à la période de la colonisation britannique et pakistanaise, l’exploitation de la force de travail des bangladais était tournée autour de la production de coton, de laine, de chanvre, de jute et d’indigo, c’est assez récemment, après son indépendance et sous le régime du général Zia, que l’économie du pays a été concentrée sur l’exportation de prêt-à-porter : en 1978, il n’y avait que 9 manufactures exportatrices, quarante ans plus tard il y a 6876 unités de production. En 2020, le prêt-à-porter représente 87 % des exportations du pays et 17 % du PIB, emploie officiellement 3 à 4 millions de travailleuses -et 10 millions de plus selon les estimations concernant le secteur informel-, qui se paient des journées de 10 ou 12h de travail quotidien, 6j/7 officiellement et souvent 7j/7 quand il s’agit de terminer des commandes (2).

A l’automne 2023, des manifestations massives dans ce secteur luttaient pour obtenir une augmentation du salaire de base pour faire face à l’inflation (7 % en 2022 et de 10 % en 2023) et le faire passer de 8000 takas (60€) à 23 000 takas (172€). En février 2024, celui-ci a été revu à 10 000 takas (75€)... Pour donner une échelle de ce que ces sommes représentent : en 2023, le loyer mensuel d’une maison d’une pièce était de 5 000 à 6 000 takas. Évidemment, l’ensemble des travailleurs indépendants, précaires, en « free-lance », ne sont pas concernés par ces augmentations de salaires.

La main d’œuvre du secteur est composée à 90% de femmes, émigrées des campagnes avec l’espoir de renvoyer de l’argent chez elles et dans les faits incapables de le faire en raison des conditions de vie en ville (loyers trop chers pour des surfaces trop petites). Avec la concentration du travail dans les villes et l’afflux de 300 000 personnes chaque année dans la seule ville de Dacca, elles se transforment en vastes bidonvilles, dans lesquels les travailleurs sont 20 % à déclarer ne pas avoir accès à un couchage et à des sanitaires.

Quant aux conditions de -mort au- travail, d’après une recension faite par Lutte ouvrière, « Depuis 1990, au moins 31 accidents meurtriers ont eu lieu dans les usines textiles du pays, majoritairement des incendies, tuant plus de 1 700 personnes ; et encore s’agit-il d’une estimation basse, l’État ne publiant pas de statistiques sur le sujet ».

Des manifestations pacifiques du mois de Juin à l'explosion de {July 36

L’origine du soulèvement vient de la décision, prise par le gouvernement d’Hasina le 5 juin 2024, de rétablir le système des quotas dans l’emploi public (abrogé en 2018, suite, déjà, à des révoltes étudiantes) réservant 30 % des postes de la fonction publique aux membres de la famille des héros de la guerre d’indépendance de 1971 - une façon de privilégier ses soutiens. Sachant que les quotas de postes réservés ne concernent pas que cette catégorie : 10 % des postes sont réservés aux femmes, 10 % pour les districts en fonction de la population, 5 % pour les minorités ethniques, 1 % pour les personnes handicapées. Cela laisse donc 44% de postes pourvus « au mérite ». Le mouvement de protestation a démarré dans les universités de Dacca dès le 6 juin, et ce malgré le fait que cette situation ne concerne en réalité que très peu de personnes : sur l’année 2022, 1 710 postes étaient ouverts au Bangladesh Civil Service pour… 350 000 candidats à l’examen d’entrée (3).

Après une interruption de quelques semaines au mois de juin pour les vacances, le mouvement a repris début juillet sous la bannière « Students Against Discrimination ». Le gouvernement en place, persuadé que l’agitation était organisée par le parti d’opposition, le Parti nationaliste bangladais, a procédé à des arrestations massives de figures du mouvement, d’étudiants et dirigeants du PNB ainsi que de manifestants (11 000 arrestations au total). Pourtant, s’il est vrai que l’ensemble des syndicats étudiants se sont impliqués, le mouvement en tant que tel s’est dit non affilié et a notamment pris ses distances vis-à-vis du PNB, dont il ne partageait à priori pas les vues sur la question des quotas : les revendications des étudiants étaient l’abrogation du système des quotas existant pour les emplois gouvernementaux, la création de quotas « justes » pour les minorités et les handicapés, la révision de la loi instaurant un maximum de 5% d’emplois réservés, alors que le discours du PNB était clairement réactionnaire et s’intéressait surtout à critiquer la part de postes réservés aux minorités ethniques, aux femmes et aux handicapés.

À partir du 11 juillet, le mouvement s’est heurté à la répression policière et dès le 15 juillet, à des actes de rétorsion de membres étudiants de la ligue Chhatra du Bangladesh (aile étudiante de la ligue Awami). Au final 600 personnes sont mortes des suites des affrontements entre manifestants ou des altercations entre manifestants et police ou armée entre le 15 juillet et le 5 août. Face à l’intensité de la répression, d’autres secteurs se joignent à la lutte dès la mi-juillet, dont le syndicat des médecins et certains secteurs du textile. Le 3 août, le mouvement des étudiants annonce une « revendication en un point » (one-point demand) à savoir la démission d’Hasina et de son gouvernement, tout en appelant à un mouvement global dit de « non-coopération » totale (avec la ligue Awami au pouvoir) (3) à partir du samedi 4 août. Ce mouvement implique de ne plus payer les taxes, les factures ; de maintenir fermées les institutions publiques, ainsi que les lieux d’étude ; le boycott d’évènements gouvernementaux ; la cessation du travail dans les usines et les ports ; la mise à l’arrêt des transports publics ; la fermeture des restaurants, hôtels, boutiques de luxe ; le maintien des hôpitaux, pharmacies, services d’ambulances (etc.) et l’ouverture des échoppes de 11h à 13h. Cet appel sera entendu par de vastes pans de la classe ouvrière : le samedi 4 août les manifestations et blocages sont massifs (et la répression, la plus violente de cette période : 97 personnes meurent ce jour-là). Une marche sur Dacca est appelée le 5 août pour obtenir la démission de la première ministre… qui fuit en hélicoptère vers l’Inde, et donnera sa démission dans les jours suivants. La date du 5 août entre dans les mémoires sous l’expression July 36...

Les suites de la révolte : le leurre de la démocratie

Au lendemain de la fuite de la première ministre, l’armée a convié les responsables des partis non discrédités (PNB et Jamaat-e-Islami) à former un gouvernement provisoire. Muhammad Yunus est nommé conseiller principal de ce gouvernement intérimaire, à la tête d’une équipe composée de 17 personnes (bureaucrates, officiers militaires à la retraite, avocats, universitaires, 2 leaders étudiants…). Ce débouché, constituant une sorte « d’assainissement » de la démocratie représentative, ne peut que nous paraître décevant après l’agitation de l’été que d’aucuns qualifient de « révolution de juillet », mais comment s’en étonner ? Les revendications du début du mouvement étudiant étaient celles de personnes souhaitant leur intégration à la classe moyenne, quant à celles qui ont émergé plus tardivement, à savoir de « dégager » les chefs, ne peuvent conduire qu’à les remplacer par d’autres, soi-disant plus vertueux, et ne sont pas porteuses de perspectives émancipatrices.
Il nous paraît important de dire deux mots de Yunus… et de sa Grameen Bank, fameux organisme de crédit issu d’un partenariat « social » avec Danone, dont l’ambition n’est rien de moins que de « régler la pauvreté » en donnant accès au crédit aux pauvres afin qu’ils créent eux-mêmes les conditions de leur exploitation (5), et, au passage, se faire du bénéf’ avec un vernis social. Bref. Il n’arrive pas à la tête du gouvernement par hasard, c’est un intermédiaire tout trouvé entre les firmes occidentales et le patronat Bangladais pour pouvoir continuer le « business as usual » : gérer l’exploitation des travailleurs au mieux des intérêts des capitalistes. C’est vers les patrons du prêt-à-porter, ceux qui dirigeaient déjà le pays avant le soulèvement (6) et qui continueront de le diriger à n’en pas douter, que Yunus s’est tourné en premier lieu pour « reconstruire » l’économie (7)…
Quant aux futures élections, les étudiants ont déclaré qu’ils créeraient un nouveau parti. Mais quoi qu’il en soit, les deux partis traditionnels s’y affronteront en espérant capitaliser sur le discrédit de la LA. Le PNB bien sûr, qui canalise la contestation des différentes mobilisations des dernières années et a déjà profité de l’agitation pour organiser deux meetings depuis le départ d’Hasina et le Jamaat-e-Islami qui n’a encore jamais eu l’occasion de se discréditer lui-même au pouvoir.

Les suites de la révolte : grèves dans la plupart des secteurs de l'industrie

Si la colère des étudiants s’est assagie (ceux-là allant jusqu’à manifester pour demander l’interdiction de toute activité politique des étudiants, des professeurs et des syndicats sur le campus de l’Université de Dhaka – ce qui a été obtenu le 20 septembre (8)), la combativité ouvrière, elle, n’est pas retombée. Comme quoi les travailleurs ne se reposent pas sur les lauriers de ce gouvernement provisoire pour les défendre et entendent obtenir gain de cause par eux-mêmes. Depuis la mi-août, un mouvement de grève traversant les différents secteurs secoue le cocotier de l’exploitation capitaliste. Morceaux choisis :

  • 13 août : 380 travailleurs de Synovia Pharma PLC on fait un sit-in pour obtenir… 31 mois d’arriérés de salaire.
  • 14 août : des travailleurs du textile au chômage ont bloqué des routes à Tongi, demandant du travail et l’égalité d’embauche entre hommes et femmes (9).
  • 15 août : Anoxara Dress Makers Ltd. des travailleurs ont occupé la route en face de leur usine pour demander le paiement d’arriérés de salaires. En même temps, des travailleurs de la Opso Saline Ltd à Barishal ont cessé le travail et occupé leur usine pour demander une augmentation de salaire et le droit de s’associer syndicalement.
  • 16 août : 3 000 travailleurs du Coton, de la Naheed Cotton Mills Ltd. à Tangail ont occupé l’autoroute Dhaka-Tangail pour demander une augmentation de leurs salaires.
  • 18 août : des travailleuses des technologies de l’information ont occupé la rue devant la résidence de Yunus pour demander la fonctionnarisation de leurs postes de travail. Elles font partie d’un programme qui facilite l’accès à ces métiers aux femmes des zones rurales. Toujours le 18 août, des centaines de travailleurs de la sécurité des réseaux de chemin de fer ont envahi le bâtiment de leur administration : ils ont enfermé le reste de leurs collègues à l’intérieur, et ont formulé une demande en « un-point » : la fonctionnarisation de leurs postes de travail.

Saut dans le temps (faute de place) : au mois de septembre, la situation ne s’est pas apaisée. Grèves, occupations d’usines, blocages de route sont presque quotidiens...

  • 10 septembre : des travailleurs du secteur de l’industrie textile, ainsi que des travailleurs virés (dismissed workers) et des chômeurs ont organisé le blocage de grands axes routiers, demandant l’égalité d’embauche entre hommes et femmes (9). Le mouvement s’est étendu au secteur de la production pharmaceutique et alimentaire.
  • 11 septembre : le syndicat des patrons du textile a déclaré que 129 usines du prêt-à-porter seraient fermées le lendemain, après que les travailleurs soient descendus dans la rue pour demander de meilleures conditions de travail.
  • 17 septembre : les infirmières à travers tout le pays ont manifesté afin de demander que l’ensemble des postes de direction du Conseil des infirmières et sages femmes soit occupés par des travailleuses de la profession et non par des bureaucrates (en réponse au choix du gouvernement intérimaire de maintenir un bureaucrate au poste de greffier). Toujours le 17 septembre, 31 usines de prêt-à-porter de la zone de Gazipur ont fermé en raison de manifestations de milliers de travailleurs (dont 15 selon le régime patronal « pas de travail, pas de paie », défavorable aux ouvriers. Dans 4 d’entre elles, les travailleurs ont réussi à entrer tout en refusant le travail, ce qui est à priori plus favorable pour réclamer le paiement des salaires). Des travailleurs de Veritas Pharmaceuticals Ltd. ont présenté une demande en « neuf points », dont l’augmentation des salaires.

La plupart des grèves, des actions de blocage de route ou d’usine semblent spontanées et ne pas émaner des directions syndicales. Il semble que ce soient en majorité des chômeurs ou des travailleurs virés de leurs usines qui soient à l’initiative de beaucoup des actions de sabotage ou d’occupations d’usines.
C’est une situation nouvelle en comparaison des précédents grands mouvements de grève, dont le mouvement massif de grèves dans le secteur du textile de l’automne 2023 pour l’augmentation des salaires, qui avait vu la fermeture de 600 usines de prêt-à-porter, l’incendie de certaines d’entre elles, des blocages de routes, mais dont l’organisation était très clairement assumée par le PNB... en amont des élections de Janvier 2024 (il militait dans le même temps pour l’instauration d’un gouvernement intérimaire pour la tenue des élections).

Le fait qu’il n’y ait pas de leaders identifiables et que les syndicats soient en retrait mène l’Association des fabricants et exportateurs de vêtements du Bangladesh (Bangladesh Garment Manufacturers and Exporters Association, BGMEA) – syndicat patronal- et ses relais médiatiques à alléguer que l’agitation dans les usines de prêt-à-porter n’est pas le fait de travailleurs du secteur, à trier les « vrais » manifestants (travailleurs) des « faux » profitant de l’agitation et à s’interroger sur la direction véritable du mouvement. Là où on pouvait les attendre, certaines organisations syndicales s’illustrent par le rôle de co-gestion de la crise et participent également à répandre l’idée que les ouvriers ne sont pas à l’origine des grèves, mais qu’elles sont dues à des éléments extérieurs à la classe ouvrière, exhortant les ouvriers à passer par elles pour entamer un « dialogue multilatéral » et les forces de l’ordre « à réprimer cette anarchie » (10)… Le BGMEA a pour l’instant refusé toute forme de concession face à la colère de la rue.

Alors, ce n’est peut-être pas l’anarchie, mais gardons l’œil sur ce qui est de toute façon plus qu’un frémissement de la classe ouvrière et espérons que les bangladais poussent plus loin encore leur avantage dans les prochaines semaines.

Jolan

Sources : Dndf, site de Lutte ouvrière, Dhaka Tribune, CISO, Le Monde...

Organisations syndicales
La spécificité du Bangladesh est que la plupart des syndicats sont affiliés : chaque parti politique national a sa propre confédération syndicale dont il se sert dans ses manœuvres politiciennes. Même si elles se nourrissent des conditions de travail terrible, la massivité des grèves est donc à relativiser en fonction des échéances politiques. Elles sont souvent organisées par le parti dans l’opposition à des fins de déstabilisation de la vie politique. Tant le PNB que la LA ont utilisé la grève comme outil politique lors de leur alternance depuis les années 90.
En 1977, le gouvernement Zia a introduit un système d’enregistrement obligatoire des syndicats, toujours en cours, imposant un seuil de participation de 30% des employés pour pouvoir former un syndicat dans une usine. Il leur est donc difficile d’exister dans les grandes manufactures, et encore plus indépendamment d’un parti politique. Il en existe cependant plusieurs (dans le prêt-à-porter : Bangladesh Garment Workers Unity Council, BGWUC ; Council for Garment Workers Struggles, CGWS, ...)
Face à ces organisations ouvrières, le BGMEA, syndicat des patrons du prêt-à-porter est en revanche très organisé et tient dans les faits le pouvoir politique.

NOTES
(1) Le PIB/hab serait autour de 1500 €/an.
(2) Les chiffres concernant l’industries du textile, son poids dans l’économie, ainsi que la description des conditions de travail proviennent du rapport : L’industrie du vêtement au Bangladesh (…), produit par le Centre international de solidarité ouvrière (CISO), écrit par Judith Kohl.
(3) Chiffres à mettre en regard également du nombre d’étudiants : 4 millions d’étudiants inscrits dans l’enseignement supérieur en 2020, sur 170 millions de personnes habitants le pays.
(4) Comme un écho volontaire au mouvement du même nom qui avait opposé les bengalis au pouvoir Pakistanais en 1970, avant la guerre d’indépendance.
(5) Voir l’excellente critique de son bouquin sur le site d’Inprecor en tapant « Yunus et la Grameen Bank »
(6) Jusqu’à la dissolution de l’assemblée en Août 2024, 30 % des patrons du prêt à porter étaient députés… 10 % des députés étaient patrons dans l’habillement.
(7) Sur le site du Dhaka tribune, chercher « prof yunus urges garment industry to aid in »
(8) Toujours sur Dhaka tribune, chercher « DU bans all forms of political activities »
(9) Et non ! Il ne s’agit pas d’une lutte féministe… des hommes sont à la tête de cette demande « d’égalité » car dans plusieurs industries, les employeurs prennent plus volontiers des femmes, illettrées pour 70 % d’entre elles au Bangladesh, ignorantes de leurs droits (car émigrées des campagnes) et réputées plus dociles.
(10) Sur Dndf : voir l’article du 6 septembre 2024 sur le Bangladesh

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