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Le « déjà-là communiste » du Réseau salariat.

dimanche 13 avril 2025, par Courant Alternatif



Parmi les groupes militants révolutionnaires qui ne sont pas forcément des organisations politiques dans le sens classique du terme, il nous est arrivé de croiser le Réseau salariat. Pour en savoir un peu plus nous avons rencontré un de ses militants de Loire-Atlantique.

Peux tu nous dire ce qu’est le réseau salariat ?

C’est un réseau d’éducation populaire avec des gens dans toute la France. Initialement il s’agissait de populariser les idées de Bernard Friot, un sociologue et économiste qui a écrit un livre « Puissance du salariat » dans les années 2000. Dans ce livre il émet l’idée de la présence d’un « déjà-là communiste » à savoir qu’à travers les institutions actuelles du salariat on a déjà dépassé les stades primitifs du capitalisme.

Initialement le capital achète la force de travail sur le principe du tâcheronnage : tu es payé pour un travail précis, et une fois la tâche effectuée c’est fini. Le salariat introduit progressivement une rupture : on n’est plus payé à la tâche, mais en fonction d’un niveau de qualification requis pour le poste, quelque soit le poste, quelle que soit la production. Pour prendre un exemple concret : je suis soudeur au chantier, si aujourd’hui il n’y a rien à souder, ça ne va pas faire varier ma rémunération mensuelle. Donc la rémunération commence à être décorrélée de la tâche, certes pas complétement, mais ce n’est déjà plus le tâcheronnage. Et cette rupture s’accentue avec l’apparition des conventions collectives, qui transposent cette déconnexion de l’entreprise à l’ensemble d’une branche professionnelle.
Le déjà-là communiste, c’est ce passage d’un travail rémunéré à la tâche à une rémunération acquise en fonction de droits attachés à la personne. La grande question c’est comment on va plus loin, comment on va vers un statut du travail communiste.

Mais le salariat ne modifie en rien le rapport d’exploitation, d’où la vieille revendication de l’abolition du salariat dans le mouvement ouvrier. Peut on parler de communisme avec une persistance de l’exploitation ?

C’est vrai, ça n’abolit pas l’exploitation. Mais de fait on a commencé à donner un statut au travailleur, et c’est le travail lui même qui est producteur de richesse. La question c’est comment on va plus loin. Il ne s’agit pas de rendre au travailleur la maîtrise total du processus de production en revenant au statut de l’artisan qui a la maîtrise totale du procès de sa production et qui va trouver un débouché sur le marché pour payer son travail à sa véritable valeur. Ça c’est une vision primitive du communisme. Il s’agit d’obtenir un statut du travailleur qui soit au niveau de la division du travail. Le travail est déjà socialisé. On ne vit que grâce au travail des autres, comment on prend acte de cette réalité et comment on arrive à un statut du travail qui le prend en compte ?

Bernard Friot a montré que la sécurité sociale c’est un mode de production non capitaliste. On arrive à produire de la santé sans endettement, par subvention, par appropriation de la valeur produite par les cotisations sociales.
L’élément génial c’est la cotisation sociale. Ce n’est pas l’impôt. Faut pas dire on va taxer les riches, faut dire on va augmenter les cotisations sociales. Les cotisations sociales c’est de la socialisation de la valeur en répartition primaire. Ce n’est pas une collecte d’impôt qui est ensuite redistribué par l’État. La cotisation sociale c’est on prend toute la valeur produite, et une partie est mise dans une production commune. Ce qui est un mode scandaleux pour les capitalistes.

C’est ainsi que dans les années soixante on construit un hôpital par mois sans endettement, qu’on permet l’accès à la santé par conventionnement en créant une « monnaie marquée », la cotisation de sécurité sociale qui ne peut être utilisée que pour la santé. Ce qui permet une circulation de monnaie qui échappe à la logique capitaliste.
Les dernière décennies ont inversé complétement cette logique notamment avec la CSG ou le Plan Juppé et la détermination d’un budget national de santé qu’il faut respecter, alors qu’à l’origine ont estimait les besoins et ont adaptait les cotisations en conséquence.
Le réseau salariat travaille donc à partir de ces différents éléments, et notamment sur la question du statut du travailleur. Comment fait-on pour aller vers un salaire à vie, un statut de travailleur communiste avec la réappropriation des moyens de production et la démocratie pour les décisions.

Par exemple aujourd’hui on travaille à l’idée d’une sécurité sociale de l’alimentation avec une transposition des même principe au secteur alimentaire : des cotisations, du conventionnement, une agriculture sans dette par du subventionnement, une propriété d’usage des moyens de production. Pour faire vite, les terres n’appartiennent plus aux agriculteurs qui deviennent salariés pour 2000 euros par mois, ils doivent vendre leur production dans des magasins conventionnés pour être payés grâce à une carte de la sécurité sociale de l’alimentation, ou une partie spécifique de la carte vitale.
Avec un tel système tous le monde à accès à l’alimentation, ce n’est ni la banque alimentaire ni la charité, c’est un système commun. Les paysans sortent de l’endettement individuel, et la société a un levier global pour une transformation de l’agriculture en fonction de l’utilité sociale et des enjeux environnementaux. Cela ne sort pas de n’importe où, et une AMAP préfigure déjà ce type de fonctionnement possible : tu cotises, tu ne connais pas la production que tu reçois ou que tu produis, tu n’es pas payé à la tâche et le paysan a un revenu qui est garanti. Et derrière il y a aussi des questions de démocratie, du type d’agriculture, de quelle terre on subventionne, il y a toutes ces questions qui sont posées.

Sur la transition énergétique et écologique par exemple, il y a un groupe de travail dans le réseau salariat. Un des groupes thématique est sur une sécurité sociale de la transition. On sait que l’on va devoir fermer des industries, celles qui sont polluantes, celles qui produisent trop de CO2... Si aujourd’hui tu dis qu’on ferme les industries dégueulasses, les travailleurs sont contre et c’est normal. Les capitalistes font de la merde, mais c’est les salariés qui payent les pots cassés en perdant leur gagne pain. En revanche si tu as une sécurité sociale de la transitions, avec les entreprises qui alimentent une caisse pour la transition qui garanti la continuité des salaires le temps de la reconversion, tu obtiens l’adhésion des salariés.

Alors oui se sont des systèmes partiel, mais il existe un groupe qui réfléchi sur un système global de répartition communiste, mais il va falloir un autre niveau de rapport de force.
L’idée c’est d’arriver à un statut global de travailleur communiste généralisé, c’est à dire que chacun est titulaire de sa propre qualification qui détermine et garanti son salaire permanent, indépendamment de sa fonction.
De fait tu n’es plus dépendant d’un patron. Tu peux avoir des collectifs de travail qui décident eux-mêmes de leur production et de leur façon de produire. Cela implique de la coordination pour articuler les niveaux de production et de division du travail.

Tout ça se discute dans les groupes thématiques du réseau, avec des propositions qui évoluent constamment. Par exemple initialement Bernard Friot défendait l’idée d’un salaire à vie, lié à des cotisations à 100%, soit la socialisation de la totalité du P.I.B. Ce qui ne tient pas, car le PIB c’est aussi la vente des entreprises, et tu risques un effondrement. Ça pose tout un tas de problème, qui ont été soulevés par des gens qui ne sont pas forcément des économistes, et c’est ça aussi qui est intéressant. Et la question du salaire à vie a évolué vers une réalisation par création monétaire.

Tu parles de non-économistes, Peux tu nous dire qui on trouve dans ce réseau salariat ?

On y trouve pas mal de profs, des syndicalistes, des chômeurs... Quand je vais aux rencontres à Nantes je peux y croiser quelqu’un des impôts, un informaticiens. Donc des personnes très variées, mais plutôt issues des classes moyennes. Ce n’est pas un réseau d’entre soi de spécialistes des discussions autour de tel aspect de la pensée de Marx. Il s’agit d’élaborer des réflexions et des propositions qui peuvent être très facilement réappropriées par le plus grand nombre. Par des conférences gesticulées par exemple. Chaque groupe thématique produit des écrits, avec des synthèses régulières. Ce qui fait que c’est une pensée dynamique et vivante, avec une élaboration collective.

Ce n’est pas le groupe des adorateurs de Bernard Friot. Ses idées sont discutées et remises en cause, et globalement le réseau salariat lui échappe. Ce réseau est un vrai intellectuel collectif. Les groupes thématiques fonctionnent avec des réunions téléphoniques toutes les semaines qui débouchent sur les écrits. Il y a des rencontres régulières, et il y a un conseil de coordination du réseau qui veille au bon fonctionnement pour éviter les phénomènes de chefferie et de prise d’influence ou de pouvoir. Il y a tout un travail et un véritable bouillonnement.

Mais ce que j’ai trouvé le plus intéressant en arrivant dans ce réseau c’est que maintenant le communisme je sais ce que c’est et je sais comment on y arrive. Ce n’est plus une abstraction, mais c’est vraiment le communisme comme mouvement réel de sortie de l’état actuel. Ce n’est pas la table rase et le petit matin du grand soir. C’est un mouvement réel. Par exemple il y a une réflexion sur la question du marché et de la consommation. Et on ne perd jamais de vue la question de la constitution d’un rapport de force.

Les publications dont tu parles on les trouve où ?

Il y a beaucoup de publications internes, mais il y a aussi des livres publiés, par exemple celui sur la sécurité sociale de l’alimentation [1] Il y a un livre en cours d’écriture sur la revendication du « salaire à vie ». Le terme salaire à vie est impropre d’ailleurs, il est utilisé pour populariser le concept, mais c’est plutôt un statut communiste du travailleur dont il est question. En étant titulaire de son salaire, comment on va pouvoir se réapproprier notre travail. C’est profondément anticapitaliste, car on n’a pas besoin d’avance de capital, on a besoin uniquement de salaires.
C’est un stade de la réflexion. Le capital c’est de la production, donc on a uniquement besoin de producteur. C’est là où le salaire à vie se distingue du revenu garanti. Le revenue garanti on te donne un salaire pour que tu puisse consommer. Le salaire à vie c’est un statut qui permet une véritable appropriation du travail.

Ce que tu développes ce sont surtout des propositions économiques. Est-ce que cela s’articule avec des questions politiques ?

Il y a beaucoup de réflexions autour de la démocratie, des échanges qui ne sont pas forcément aboutis. On part bien sûr de bases d’autogestion, mais on ne peut ignorer l’impératif de délégation, donc comment éviter des concentrations de pouvoir et des systèmes de chefferies ? C’est ce qu’on réfléchi autour des systèmes de coordination, avec le principe du tirage au sort par exemple qui est préférable au vote. Ça pose tout un tas de question. Il y a des gens dont le métier sera de coordonner, qui seront payés pour ces tâches de coordination. Comme ne pas recréer une caste de professionnels de la politique ? D’où le tirage au sort. Qui permet aussi de mettre tout le monde en responsabilité. Chacun est bien sûr responsable de son travail, mais tous doivent être responsable du collectif.
Ce qui va à contre courant complet du salariat dans le capitalisme, où le travail est en fait une déresponsabilisation des individus. Pas tant du fait de la division du travail, mais parce que tu troques salaire contre travail : on te dit quoi faire. C’est comme ça que des gens peuvent produire des armes. Si tu es en responsabilité, tu maitrise le sens de ton travail et apparaissent des questions que tu ne soupçonnais pas.

Par exemple on a eu pas mal d’échange avec la coopérative SCOP-TI qui a été monté par les ouvriers de la boite des thés Éléphants après des mois de luttes. Ils t’expliquent au départ toute la difficulté d’être en responsabilité. Il y a bien sûr des rapports nouveaux avec des clients, des fournisseurs, mais ne serait ce qu’au niveau du temps de travail ce n’est plus la même chose. Ce n’est plus un rapport délégataire. Tu deviens responsable de ta production. S’il faut charger un camion, et que c’est l’heure et que tu as fini ta journée, ben faut quand même charger le camion... Donc ça implique un type d’organisation, de rotation sur les tâches, de structurer une spécialisation, et tout ça sans recréer de hiérarchies...

Tout ça débouche sur des questions qu’on ne soupçonne pas au départ. Par exemple si les gens sont détenteurs de leur salaire y aura-t-il des volontaires pour être éboueurs ? Est-ce qu’il ne faut pas accepter une différenciation salariale, de 1 à 3 en fonction de l’utilité sociale, en valorisant ceux qui feraient des tâches ingrates mais nécessaires au collectif ? Ou alors est-ce qu’il faudrait préférer un rotation des tâches avec un service pour la collectivité distinct du travail régulier ? Faut-il instituer un partage des corvées ou une rémunération différenciée en fonction de la pénibilité ?
Tout ça se discute et se réfléchi. La hiérarchie salariale de 1 à 3, c’est de 1800 à 5000 euros si on veut donner des chiffres. D’autres vont défendre une égalité salariale avec un partage des tâches pénibles. Friot pour sa part défend la hiérarchie salariale en ce qu’elle permet d’influer sur les choix des individus. On manque d’infirmière, en valorisant leur rémunération, on va orienter les individus vers les choix nécessaires pour la société, mais en laissant la liberté de choix. Ce qui vaut mieux que la solution autoritaire de dire tu feras ceci ou cela, car la nécessité fait loi.

Ce qui me plait également dans le réseau salariat c’est la modestie. Ça pousse très loin, mais il n’y a pas de prétention à des solutions toutes faites, c’est des exemples et des propositions, sans prétentions ni promesses politiques. Friot par exemple est au parti communiste, mais il ne supporte pas Roussel et sa logique étapiste : on construit le parti, on s’attaque au pouvoir d’État, on avance vers le socialisme, et après viendra le communisme... Pour Friot on regarde ce qui est déjà là, et comment on peut faire mieux et plus, en estimant les rapports de force et en jaugeant les questions tactiques. Il ne suffit pas de dire tout se fera par les mouvements sociaux et rien par les élections. Par moment le rapport de force passe aussi par la question électorale. Tout ne se passe pas non plus au niveau national, on peut mettre en place des choses localement, au niveau des communes ou des terres communales, comme cela se fait déjà dans certaine commune sur la question de l’alimentation pour approvisionner la cantine de l’école dans certaines municipalités...
C’est l’exemple du conseil départemental de Dordogne qui coordonne des producteurs bio pour approvisionner les cantines scolaires, en intégrant un programme de formation des cuisiniers pour qu’ils conçoivent leurs repas avec des produits locaux et de saison, ce qui est une forme de réappropriation de leur travail. Et ça marche.

Tu as parlé a plusieurs reprises de construction de rapport de force. Je suppose que ce n’est pas uniquement par les conférences gesticulées que vous pensez l’instaurer ?

Non bien sûr, même si la popularisation de nos idées par ce type d’action n’est pas à négliger. Le rapport de force on le travaille surtout avec les organisations syndicales, et les membres du réseau salariat se retrouvent à la CGT et à SUD pour l’essentiel. Le rapport de force c’est faire avancer ses idées, que ce soit dans les syndicats ou les partis politiques, et diffusé également par des écrits, des films, des podcasts, avec une percée médiatique qui commence à être effective.

Propos recueillis à St-Nazaire en octobre 2024

Le Réseau salariat par le réseau salariat :

Réseau salariat est une association d’éducation populaire qui réunit des travailleuses et des travailleurs de tous horizons : salarié·es d’associations, d’entreprises et de la fonction publique, syndicalistes, mais encore retraité·es, entrepreneuses et entrepreneurs, chômeuses et chômeurs, parents et étudiant·es.
Notre objectif est de prolonger, diffuser une pensée révolutionnaire orientée vers l’appropriation collective des moyens de production (aussi bien industriel que sanitaire, culturel, éducatif...) et l’octroi à toutes et à tous d’un salaire à vie.
Contre le capitalisme, le marché du travail et la propriété à but lucratif (que nous distinguons de la propriété d’usage), nous voulons notamment continuer et étendre les expériences révolutionnaires de la cotisation sociale et du salaire à vie. La cotisation finance en effet des pensions et des soins de santé libérés de la propriété lucrative et montre qu’il n’y a nul besoin d’accumulation financière pour financer l’investissement. Le salaire à la qualification du secteur privé, le grade de la fonction publique, la pension des retraités montrent quant à eux que l’on travaille mieux, et pour faire des choses plus utiles, quand on est libéré du marché du travail. Nous pouvons nous appuyer sur ces anticipations pour poser au cœur des droits politiques notre capacité, individuelle et collective, de créer la valeur économique sans employeurs ni prêteurs.

Comment comptons-nous y arriver ?

En mobilisant, dans sa richesse et sa diversité, la boîte à outils de l’éducation populaire.
Réseau-Salariat s’inspire de l’expérience massive et de long terme d’un déjà-là révolutionnaire. En effet, des pratiques collectives de travail et de production alternatives au système capitaliste sont pratiquées au quotidien par les fonctionnaires, les parents, les retraité.e.s, les chômeur.e.s ...
Des pratiques qui sont systématiquement soit passées sous silence, soit dévalorisée par l’idéologie capitaliste. Réseau salariat se veut un espace de partage et de diffusion de ces pratiques révolutionnaires et de leur transformation sous la forme de savoirs collectifs et militants.
Et parce que ces savoirs doivent être accessibles à tou·te·s, nous utilisons les outils de l’éducation populaire pour les transmettre.

Notes

[1REGIME GENERAL. Pour une sécurité sociale de l’alimentation. De Laura Petersell et Kévin Certenais (militant.es et membres de l’association d’éducation populaire Réseau Salariat) Riot éditions. 120 p. St-Etienne - 2022. 10 €, épuisé. pdf en accès libre sur le site de l’éditeur, réédité depuis par les Éditions syndicalistes.

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