vendredi 11 avril 2025, par
Ce numéro s’ouvre avec une photo dystopique, une vue d’artiste illustrant le flicage que subissent les Ouïghours au moyen de la reconnaissance faciale à l’aide de la Vidéosurveillance algorithmique (VSA) opérée par le gouvernement chinois à leur encontre. Quoi de plus indiqué pour ouvrir un dossier de critique de l’informatisation de la société ? On aurait beau jeu en effet de dénoncer la VSA comme un moyen neutre mis entre de mauvaises mains totalitaires, le gouvernement chinois en l’espèce... Notre démocratie ne nous en protège pas plus : après avoir testé son usage sur le territoire français pour les JO de cet été, le gouvernement vient de prolonger la possibilité de son usage jusqu’en 2027... la voilà donc autorisée de fait. A nous les joies des arrestations préventives et autres surveillances ciblées pour « réduire la criminalité en centre-ville » [1]. La VSA n’est pas plus une dérive du numérique que ne l’est la transformation des salariées de France Travail en assistantes de la machine (voir l’article « Salariées de France Travail : "nous sommes devenues le SAV de la machine" » en page 19). L’une comme l’autre procèdent d’un projet de société, se déployant par les moyens d’un état au service des industriels, projet auquel nous nous opposons fondamentalement (voir l’article « Écran Total : résister à l’informatisation de nos vies c’est s’opposer au grand projet industriel du capital » en page 28).
Une technologie numérique pas plus neutre que les autres
Chaque génération emporte avec elle son lot de débats sur la "technologie". Pour rester dans le champ du numérique, d’aucuns précédemment se sont demandé s’il fallait se passer du minitel, d’un ordinateur, d’internet, d’un téléphone personnel comme aujourd’hui l’on se pose la question de l’usage du smartphone ou de l’IA (voir l’article « Qu’est-ce que l’IA » en page 30). Mais il s’agit moins, au fond, de trier entre une technologie ou une autre, de s’en passer individuellement ou collectivement, que d’amener du débat, tant il est généralement convenu qu’elles soient neutres et que leur déploiement aille de soi. Face à celui-ci, « les utilisateurs que nous sommes sont placés devant le fait accompli, le débat n’ayant jamais eu lieu, car la technologie n’est pas censée être politique » [2]
Pourtant la mise en place d’une nouvelle technologie emporte avec elle des rapports sociaux. Comme nous le dit Tomás Ibáñez (dans son paragraphe « Pas de deux entre Biopouvoir et Pandémie » page 26), l’humain est un être profondément artificiel - ce qui n’est qu’un constat, certainement pas un jugement de valeur - dans le sens que nous avons été capables de moduler jusqu’à l’expression d’une partie de nos gènes par l’interaction avec certains de nos artefacts culturels. Connaissant cette propriété, on peut cependant s’inquiéter de ce que l’IA fera à la cognition humaine, ou, sur un autre plan, ce que la googlisation du monde produit sur la connaissance, quand le processus d’apprentissage en lui-même devient obsolète (voir l’article « Ce que le google fait au monde » en page 32).
Le totalitarisme qui vient
Et donc : quel monde est-ce que l’informatisation de la société fait advenir ? Tomás Ibáñez (voir l’article « La fulgurante construction d’un totalitarisme » en page 23) nous invite à nous questionner sur l’avènement d’un totalitarisme d’un genre nouveau, s’appuyant sur un sentiment d’insécurité entretenu par un accès généralisé aux catastrophes en cours à l’échelle globale, répondant à une demande de contrôle d’une partie de la population face à cette anxiété et permis par l’informatisation. Un totalitarisme qui développerait par exemple des moyens algorithmiques de gestion des populations (tel le grand fichier compilant les données de 10 millions de précaires du territoire français qu’est en train de créer France Travail, voir page 21), gérés par le privé, ce qui lui permettrait de reporter moyens humains et matériels sur sa fonction de contrôle, de surveillance et de répression.
L’informatisation porte aussi en elle un projet d’automatisation qui répond au « fantasme millénariste de la délivrance du travail humain » [3]. Si tant est que cela soit possible ou souhaitable, on y verrait peut-être un intérêt si une fois les machines et les algos entrainés, on était payés à bosser moins pendant qu’elles le faisaient à notre place (voir l’une des interventions de Léo, salariée de FT, page 20). Mais ça ne se passe jamais comme ça. L’automatisation, c’est d’abord un moyen de comprimer les coûts liés au salaire des employés, et une réponse aux mouvements sociaux dans les usines. Ça se traduit d’abord par une vague de licenciements, et pour ceux qui restent, par le retour du même, en pire. Car l’automatisation, c’est l’intensification du travail, son découpage en micro tâches et la perte de vue de la finalité d’une activité. C’est, après une longue période d’entrainement des machines pendant laquelle le travail humain est observé, découpé, minuté pour parvenir à l’établissement de micro tâches, le remisage des travailleurs qui restent au rang d’exécutants de tâches où l’intelligence humaine reste requise. Ce sont ces conseillères de France Travail réduites à être des « cliqueuses professionnelles » (toujours d’après Léo, page 20), ce sont ces travailleurs de la logistique dans les grands entrepôts en périphérie des villes qui bossent sous la commande de casques vocaux et se comparent eux-mêmes « à des robots » [4], ce sont les suicides en série depuis leur dortoirs des ouvriers des usines Foxconn (sous-traitant mondial de la microélectronique) et les dépressions de ces damnés de l’IA [5] à peine payés pour conformer les IA génératives à une certaine moralité excluant violence et agressions diverses et se farcissant donc ces « contenus » pour les disqualifier comme exemples dans l’entrainement de celles-ci. En attendant une automatisation totale qui ne viendra jamais, ce sont autant de pauvres ères qui restent coincés entre les robots d’hier et les fantasmes de ceux de demain.
« Le nuage était sous nos pieds » [6] : résistances à la matérialité du numérique
À une époque pas si lointaine, le CLODO [7] résistait aux débuts de l’informatisation de la société, ses membres sachant bien qu’une fois qu’elle serait installée, il serait beaucoup plus difficile de s’y opposer – comme il en a été du nucléaire. Sous des formes actualisées, les recettes n’étant peut-être pas à décalquer telles quelles d’une époque à l’autre, on s’accorde pourtant à dire que le talon d’Achille de ce projet de société « dématérialisée » pourrait fort bien être … sa matérialité. Nombre de collectifs ne s’y trompent pas qui luttent d’ailleurs sur cet aspect.
Dans ce dossier, nous avons peu traité le numérique sous cet angle, alors on se rattrape ici pour en donner un aperçu, car il y a de quoi faire, tant la consommation en métaux et en eau nécessaire à la production de chacun de ces objets connectés (smartphone, ordinateur, tablette) est délirante [8]. Ils contiennent presque tous des puces électroniques, nécessitant du silicium métallique (mobilisation du 29 mars 2025 à Thiviers pour une convergence contre Imerys qui en porte la production en métropole), production de puces ne connaissant pas de crise, et pour laquelle il faudrait agrandir des usines (mobilisation « Impossible Relocalisation » organisée par Stop Micro contre l’agrandissement de STMicro electronics et SOITEC à Grenoble du 28 au 30 mars 2025).
Qui plus est, le rapport immédiat à ces objets connectés invisibilise largement l’ensemble des infrastructures nécessaires à leur fonctionnement. Ensemble, objets et infrastructures constituent pourtant le système technique numérique (abrévié numérique par la suite, pour alléger le propos) qui nous occupe présentement. Et l’on pourrait ajouter, avec Fanny Lopez, que « l’infrastructure numérique a un double : l’infrastructure électrique, sur laquelle elle repose, et que, de plus en plus, elle fait fonctionner » [9] Ces infrastructures, ce sont 250 data centers (en métropole) comme autant de pierres angulaires permettant les interconnections du réseau (parmi d’autres, le collectif des Gammares lutte contre les data centers en projet dans le port de Marseille), des milliers d’antennes-relais (et autant de collectifs locaux contre la 5G qui les dénoncent), des câbles optiques sous-marins transcontinentaux, des unités de production d’électricité (et on fait le lien avec le collectif Stop Golfech, qui lutte contre la construction de deux nouveaux réacteurs EPR et propose une mobilisation le 26 avril 2025 à Montech dans le Lot) et leurs réseaux de transmission et de distribution de l’électricité afférents.
Si ce n’était pas assez, à la base de la production de ces puces, de ces antennes, de ces câbles, de ces centrales, de ces réseaux électriques, de l’ensemble des objets connectés, il y a l’extraction minière. La métropole la redécouvre forcée et contrainte depuis la signature du « Critical Raw Materials Act » en 2023 visant à garantir la production, sur sol européen, de 10 % des métaux nécessaires à son économie d’ici 2030, alors que la Nouvelle-Calédonie (et son exploitation de nickel) et la Guyane (avec ses larmes d’or) ne l’ont jamais oubliée. Dans CA, cet aspect a été traité récemment dans le n°347 de décembre 2024 à propos de l’extraction des métaux de sang en RDC, ou du suivi de la lutte de Stop mines 03 contre l’extraction de lithium par Imerys à Echassières dans le n°347 de février 2025. A ce sujet, Stop Mines 87-24 organise une manifestation le 19 avril 2025 à Saint-Yrieix-la-Perche contre le début des forages d’exploration géologique en vue d’une exploitation d’or. Et Stop Mines 03 annonce une rencontre internationale inter-collectifs pour fin juillet 2025 dans l’Allier.
Alors, que défaire ?
Déjà, ouvrir des espaces de critique du numérique, dans lesquels il soit possible de le faire publiquement. Depuis quelques années et la formidable accélération qu’a constitué la pandémie en termes de « dématérialisation » des rapports sociaux, des liens se tissent, des coalitions se créent, qui, en filant la matérialité du numérique, en permettent également la critique des effets. Des espaces fleurissent un peu partout pour critiquer l’emprise du numérique sur nos vies, la confiscation du réel au profit du virtuel (voir l’invitation du comité 15 juin à participer aux Rencontres contre l’Informatisation de la Société du 27 au 29 juin 2025 à Royère-de-Vassivière, page 29). Ces espaces sont aussi des moyens de reprendre la main sur les mots : cela est plus que jamais nécessaire, tant est hypocrite le discours amené par les industriels et les gouvernants pour imposer l’informatisation de la société, et son corollaire, l’électrification. Ainsi, une électrification reposant sur le nucléaire, l’éolien ou le solaire serait « décarbonée », la mine dont on extrait les métaux « propre et durable » sous nos latitudes (voir la présentation de la brochure Progrès et Barbarie en page 29), la numérisation des services publics deviendrait « dématérialisation ». A dépouiller ces mots de leur sens, les tenanciers du pouvoir obscurcissent le réel jusqu’à le rendre impensable.
Enfin, en critiquer les usages : à l’heure où le réarmement de la société et la militarisation des esprits battent leur plein, les raisons de s’opposer au déploiement du numérique sont en effet légion (son rôle dans l’industrie de la guerre est un secret de polichinelle : produire du tungstène à Salau en Ariège servira à durcir les alliages métalliques utilisés dans la conception des têtes d’obus, développer des IA a servi en premier lieu dans la planification militaire, par exemple pour permettre la prescription probabilistes des « cibles à abattre » palestiniennes (voir page 34). L’idée de la guerre qui vient a déjà un effet concret, à savoir celui de faire le lit de l’industrie : elle permet de préparer les esprits à la nécessité de développer les capacités de nous « défendre », d’être « résilients » et donc de produire nous-mêmes, avec des mots tels « souveraineté » [10], « autonomie », « réindustrialisation », « réarmement ». Pourtant, nous ne pouvons pas nous laisser prendre au piège de la « nécessité » du numérique (ou des mines, ou du déploiement de la 5G) pour faire ou gagner une éventuelle guerre. Plus que jamais, il nous faut démilitariser les esprits et être conséquents dans ce que cela signifie, quitte, une fois n’est pas coutume, à défendre une forme de défaitisme révolutionnaire.
Jolan,
quelque part derrière un écran,
22 Mars 2025
DOSSIER CONTRE L’INFORMATISATION DE LA SOCIÉTÉ
- 17.... Mettre fin à l’informatisation de la société.
- 19.... Salariées de France Travail : « nous sommes devenues le SAV de la machine ».
- 23.... La fulgurante construction d’un totalitarisme...
- 28.... Ecran Total : résister à l’informatisation de nos vies, c’est s’opposer au grand projet industriel du capital
- 29.... Présentation de la brochure « Progrès et Barbarie », d’Échanges et Mouvements
- 29.... Invitation aux Rencontres contre l’Informatisation de la Société par le Comité 15 juin
- 30.... Qu’est ce que l’Intelligence Artificielle ?
- 32.... Ce que le Google fait au monde
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[1] Sur le déploiement de la VSA, en France et ailleurs, et les discours utilisés pour le faire, lire Technopolice, de Felix Tréguer, paru en 2024 aux éditions Divergences.
[2] Merci de changer de métier, Célia Izoard, paru en 2020 aux éditions de la dernière lettre.
[3] ibid
[4] ibid
[5] Voir le documentaire Les sacrifiés de l’IA, par Henri Poulain, sorti en février 2025.
[6] Du nom d’un festival organisé début novembre 2024 contre les datacenters marseillais, par le collectif du même nom
[7] CLODO : Comité liquidant ou détournant les ordinateurs, groupe néo-luddite ayant incendié des centres de données, ou les bureaux d’entreprises d’informatique, actif dans les années 80 autour de Toulouse, dont aucun des membres n’a été pris pour les faits revendiqués. Voir le dossier du CRAS sur ce lien
[8] Pour évaluer la quantité de matériaux nécessaire à la fabrication d’un objet connecté, il faut multiplier le poids de l’objet par 100. Pour avoir le vertige, on peut ensuite le multiplier par le nombre d’objets en circulation : 7,1 milliards de smartphones sont aujourd’hui en circulation dans le monde.
[9] A bout de flux, Fanny Lopez, paru en 2022 aux éditions Divergences.
[10] Pourtant, ce terme n’a aucun sens du point de vue des contraintes géologiques qui sont celles de l’exploitation des ressources minières. Au vu de la complexité des alliages de métaux désormais nécessaires à la complexité de ces objets connectés (plus de 50 métaux sont nécessaires à la conception d’un smartphone) : l’Europe ne dispose pas, dans ses sous-sols, de certains des « minerais de sang » (RDC) et autres terres rares (majoritairement produites en Chine, où, comme une boucle infernale, elles reposent sur l’exploitation des Ouïghours, par la surveillance desquels nous avons ouvert ce dossier. Au passage, vu la richesse des sous-sols ukrainiens en un certain nombre de ces métaux, on comprend d’autant mieux l’insistance de certains à la faire entrer dans le giron de l’Europe…