mardi 14 avril 2009, par
En s’engageant dans une grève générale reconductible, le 20 janvier dernier, les 49 organisations qui composent le LKP (Lyannaj Kont Pwofitasyon = littéralement, « alliance contre l’exploitation extrême ») avaient-elles conscience du tsunami social, économique et politique qu’elles allaient déclencher ? Avaient-elles réalisé qu’elles allaient réellement écrire une nouvelle page de l’histoire, si fournie déjà, de la longue marche vers la libération de la Guadeloupe ?
Qu’importe ! Pendant ces 44 jours, et au-delà, les projecteurs furent braqués sur une réalité sociale scandaleuse, sur une classe politique qui tombait les masques, et, surtout, sur un mouvement social exemplaire.
Le monde découvrait le cynisme d’un monde néo-colonial qui se cache sous les dorures de la République pour maintenir la toute-puissance économique d’une poignée de békés, relais d’un pouvoir politique, allié des grandes puissances de l’argent, et prêt, pour cela, à sacrifier quelques centaines de milliers de nègres !
Le monde découvrait, également, que tout un peuple, uni, pouvait se lever dans une lutte syndicale qui doit certainement laisser songeurs celles et ceux qui pensaient qu’elle appartenait à un temps révolu.
Mais, voyons de près, cette réalité…
Les inégalités sociales, héritées d’un passé esclavagiste colonial, sont particulièrement criantes, on le verra. Et, le 28 janvier dernier, Elie DOMOTA, porte-parole du LKP, s’opposait à Willy ANGELE, patron du MEDEF local, et lui lançait, face au préfet et à toute la classe politique réunie : « la société guadeloupéenne s’est construite sur des rapports de race et de classe depuis 400 ans.[…] Et on nous parle de paix sociale ! La paix sociale ne peut exister dans un pays quand la majorité de ses enfants est exclue du travail, est exclue du savoir, est exclue des responsabilités ».
C’est véritablement une double oppression que subit le peuple guadeloupéen, qui se traduit par une surexploitation économique et une discrimination sociale liée à la couleur de la peau que seuls les néo-coloniaux ne veulent pas voir.
En effet, sur le plan social, la Guadeloupe détient de tristes records :
• Un taux de chômage qui oscille entre 25 et 30% selon les années, soit 3 à 4 fois celui de la France métropolitaine. Ce chômage touche particulièrement les jeunes, y compris les jeunes diplômé-e-s (56% des 16-24 ans), et les femmes, ayant, par ailleurs, seules en charge une famille, de ce fait monoparentale.
• Un taux de RMIstes qui atteint 7,5% (contre 1,5% en métropole), avec des pressions de plus en plus fortes pour les obliger à accepter un contrat aidé dans n’importe quelles conditions : quand on connaît le coût élevé des transports dans le pays, envoyer une personne travailler ne serait-ce qu’à 10 km de son domicile diminue très sérieusement le salaire de misère (environ 750 euros) octroyé pour ce type de boulot, sans compter les frais annexes !
Bien entendu, il est plus que rare d’accorder la formation liée à ce contrat et encore moins la réinsertion qui devrait l’accompagner ! Résultat des courses : au bout de deux ans, retour à la case départ…Main-d’œuvre kleenex, taillable et corvéable à merci : les temps ne changent pas ! Inutile de préciser que 80% des personnes concernées sont des femmes, encore une fois souvent chargées de famille…
• Des salaires 30 à 50% inférieurs à ceux proposés en métropole à compétence égale, quand ils sont régulièrement versés. Les patrons sont, ici, d’une arrogance encore plus grande que partout ailleurs et méprisent et le droit du travail et les femmes et les hommes qu’ils emploient !
Beaucoup se contentent d’acomptes ; d’autres font attendre des mois, quand ils ne mettent pas la clé sous la porte pour aller s’installer ailleurs. Bien sûr, il ne faut pas être exigeant à propos des charges sociales : un ami de Trois-Rivières s’est rendu compte, lors d’un accident du travail, après 14 ans de travail dans la même boîte, qu’il n’était pas déclaré. Les sommes dues étaient pourtant déduites sur son bulletin de salaire. Il n’y a pas de petites pwofitasyons !
Les plus mauvais résultats scolaires, avec la Guyane, de tous les départements français réunis, liés essentiellement à la négligence des pouvoirs publics qui, depuis l’état central – qui ne dote pas les établissements en postes nécessaires jusqu’aux élus régionaux- qui ne prennent pas en charge correctement les locaux (le retard sur le bâti scolaire est flagrant !) ni la dotation en matériel et en personnels de service, plus qu’ailleurs remplacés par des contrats précaires qui permettent de fidéliser une clientèle électorale. Sans parler de la formation des adultes et autres crédits liés à la réinsertion qui disparaissent on ne sait où ! L’indigence de l’université est telle que la plupart des enfants des familles aisées s’exilent en France métropolitaine pour y poursuivre leurs études !
Les taux les plus forts, tous départements réunis, de mineures enceintes et de cas de SIDA, résultats d’un refus obstiné de la plupart des responsables de l’Education d’assurer les modules d’éducation à la sexualité, obligatoires depuis la loi du 11 juillet 2001. Les jeunes du LKP l’ont dénoncé dans un tract qu’ils ont largement diffusé dès les grandes manifestations de la fin janvier…
Héritée du passé colonial esclavagiste, elle s’est poursuivie au XIXe et au XXe siècle par la main-mise des békés restés en Martinique et de nouveaux maîtres blancs arrivés en Guadeloupe dans les décennies qui ont précédé la première guerre mondiale.
Inutile de dresser le tableau de la société esclavagiste, régie par le code noir, institué par Colbert dès le XVIIe siècle. A cette époque, non seulement le nègre s’achète et se vend, mais il est aussi victime de sévices dont Voltaire nous a donné un aperçu dans Candide, à travers l’épisode du Nègre du Surinam, mutilé pour chacune de ses rebellions, et croule sous les interdits liés à sa couleur. Rien d’étonnant si, lors de la première abolition de l’esclavage qui a suivi la Révolution de 1789, les nègres guadeloupéens, très convaincus des idéaux de liberté et d’égalité, ont assassiné la plupart des maîtres békés, contrairement à leurs frères martiniquais… En 1848, la deuxième abolition est davantage due à la pression des grands lobbies betteraviers qu’à la campagne idéologique de Schoelcher. D’ailleurs, l’Etat français s’empresse de dédommager les « possesseurs d’esclaves » et non les esclaves eux-mêmes livrés aux mêmes maîtres, toujours aux services des intérêts coloniaux de la métropole. Ce sont ces maîtres-là qui vont accaparer les secteurs vitaux que sont le BTP, le bâtiment, l’eau, les carburants et y pratiquer des profits exorbitants…
Aujourd’hui, c’est de la Martinique et des grands békés qui y prospèrent que viennent les nouveaux maîtres des Antilles, reconvertis dans les entreprises les plus juteuses de la société de consommation, c’est-à-dire la grande distribution (Carrefour et ses satellites, Cora, Match et Ecomax ; Mr Bricolage ; But et Conforama, Décathlon et Intersport ; Kiabi…), les entreprises du bâtiment et les concessions automobiles, pour ne citer que les plus visibles.
Ces grandes familles békés fonctionnent en toute complicité, tuant dans l’œuf toute concurrence, se cédant les unes aux autres les pans nécessaires au maintien de leurs monopoles. Ce sont le groupe Bernard Hayoy, l’une des plus grosses fortunes de France, de Lagarrigue, de sinistre mémoire dans l’affaire du chlordécone [1], Alain Huyghes Despointes qui vient de défrayer la chronique avec la diffusion, en pleine grève, du documentaire sur Canal Plus, Les derniers maîtres de la Martinique.
Bien entendu, ce sont ces mêmes patrons qui fixent les prix, y compris des produits de première nécessité, presque tous importés d’Europe et qui subissent de surcroît un impôt hérité du régime monarchique, l’octroi de mer. Rien n’est fait pour développer et favoriser la production locale, notamment alimentaire. Les Guadeloupéens paient donc au prix fort tous les produits achetés dans les supérettes et les supermarchés d’Hayot (45 à 80% plus chers qu’en métropole au bas mot) et surtout vivent sous une dépendance économique dramatique.
Les zones commerciales prospèrent et la Guadeloupe peut se « flatter » de posséder le plus grand magasin Carrefour d’Europe, à Drestrellan, ainsi que le plus grand complexe commercial de France à Jarry, tous deux sur la commune de Baie-Mahaut !
Ces grands patrons békés jouissent d’exonérations de charges sociales systématiques, auxquelles s’ajoutent des subventions régulières de l’Etat et de l’Europe [2], et les avantages liés à la défiscalisation, sommes exorbitantes sans aucune contrepartie ni aucun contrôle ! Ce sont eux qui coûtent cher à l’Etat français et non le peuple guadeloupéen [3] ! Et, ils continuent à avoir leurs entrées à l’Elysée, sans rendez-vous ni contrôle, si l’on en croit Le canard enchaîné du 18 février !
Ils maintiennent et perpétuent un système de discrimination, particulièrement visible à l’embauche. La plupart des cadres des entreprises détenues par ces békés sont des blancs métropolitains, parfois directement recrutés en métropole. Elie Domota citait Carrefour et Mr Bricolage ; mais plus récemment encore, Décathlon et Kiabi, après avoir demandé à l’ANPE de sélectionner le personnel à recruter a décidé, sur intervention de Bernard Hayot lui-même, de payer un cabinet de consultants pour une véritable épuration ethnique : tout le personnel, certifié Bleu-Blanc-Rouge, BBR comme on dit ici, est venu directement de Paris !!! Même comportement dans l’hôtellerie où l’on exige des femmes de ménage et autres ouvriers d’entretien une pratique de l’Anglais lu et parlé et où l’on n’hésite pas à n’embaucher, parfois, que du personnel… suédois !!!
Il faut dire, aussi, que ces békés ne font que reproduire les pratiques de l’Etat Français : Préfet, Recteur, Procureur de la République et tout ce que le pays compte de cadres dans les grandes institutions de l’Etat est BBR. On ne confie aux cadres guadeloupéens que les services qui relèvent de la gestion de la misère : CMU, RMI, ANPE-ASSEDIC, CAF, API…Dans tous les autres services de l’Etat qui exercent un pouvoir pas unGuadeloupéen ni une guadeloupéenne d’origine africaine ou indienne ! Et pourtant, les diplômé-e-s existent, même dans ces secteurs-là. Non, tout est fait pour maintenir le blanc en position de domination et ce, de façon tellement criante que même Jego a dû le reconnaître : « j’ai vu l’ensemble des chefs de services, a-t-il déclaré à Domota en Préfecture. J’ai vu qui décide et qui discute. Il faut changer cela. » Et il en est, y compris dans des syndicats importés de la métropole, qui ne veulent pas reconnaître dans ces pratiques un colonialisme maintenu …
On préfère crier au racisme, dénoncer la « préférence nationale » soi-disant prônée par le LKP et continuer à se voiler la face…
On préfère, surtout, maintenir le pays dans une dépendance économique et une aliénation consumériste à toute épreuve et continuer à vivre dans son confort petit-bourgeois…
C’est contre ces aliénations que le Lyannaj kont Pwofitasyon (LKP) s’est créé en décembre 2008 pour préparer la grève reconductible de Janvier, Février et début mars 2009.
Historique, le mouvement social qui a débuté le 20 janvier 2009, l’est à plus d’un titre.
D’abord, par son ampleur : une grève générale reconductible qui touche tous les secteurs, public comme privé, avec une détermination affichée (piquets de grève et assemblées générales en permanence). Ensuite, par le soutien populaire et les solidarités qu’il a recueillis : pas une journée sans meetings, pas une négociation sans rassemblements ou manifestations de rue, pas un véhicule sans son ruban rouge signe de ralliement au LKP. Historique, enfin, par la prise de conscience collective de la situation socio-économique du pays, entraînant une réflexion de fond de tout un chacun et l’éclosion d’une expression intellectuelle et culturelle sans précédent.
Il faut dire, aussi, que le mouvement a été préparé de longue date et qu’il a su réunir l’ensemble des acteurs sociaux de la Guadeloupe. Le LKP a regroupé toutes les centrales syndicales ouvrières, depuis l’UGTG ultra-majoritaire jusqu’à la CFTC, en passant par la CGTG ou la FSU et autres FO ou CFDT auxquelles s’ajoutent le syndicalisme paysan et celui des petits patrons guadeloupéens ; mais il s’est ouvert aussi aux associations culturelles très populaires, comme AKIYO, VOUKOUM ou MAS A KLE, qui touchent les populations des grands centres urbains ; et il s’est renforcé d’associations de locataires, de consommateurs et de défense de l’environnement ; bref, un tableau qui a attiré les partis de « l’ultra gauche », comme dirait Alliot-Marie : des Verts jusqu’à des groupuscules trotskystes comme Combat Ouvrier, ou indépendantistes comme l’UPLG (Union Populaire de Libération de la Guadeloupe). En tout, 49 organisations.
Au départ, le mouvement devait débuter mi-décembre (le 16, précisément). Mais les transporteurs routiers et les gérants de stations essence, à l’instar de leurs collègues de Guyane sont partis, quelques jours auparavant, dans un mouvement de paralysie de la Guadeloupe sans précédent, pour exiger la baisse du prix des carburants. Cinq jours suffisent pour faire plier l’Etat et les Collectivités locales et trouver une solution provisoire de trois mois, en attendant le rapport d’une commission d’enquête sur les pratique de la SARA (Société anonyme de raffinerie des Antilles) qui détient le monopole de la production et de la distribution en Guadeloupe, Martinique et Guyane.
Toutefois, tout le peuple prend conscience qu’encore une fois ces fonds publics vont aller directement dans les poches de la SARA qui peut, ainsi, continuer sa pwofitasyon !
Cela ne peut que renforcer la détermination du LKP à appeler à se mobiliser pour janvier et lui permettre de continuer à affiner sa plateforme revendicative. Fin décembre, elle est prête : 146 revendications réparties sur 10 thèmes (niveau et conditions de vie ; éducation ; formation professionnelle ; emploi ; droits syndicaux et liberté syndicale ; services publics ; production ; aménagement du territoire et infrastructure ; culture (kilti, en créole) et arrété pwofitasyon (mettre fin aux abus).
Une longue liste qui fait crier à l’utopie, pour ne pas dire à la révolution ; mais une maîtrise des sujets par le LKP qui en a étonné plus d’un-e ! Et, dès le début, il met en avant des revendications prioritaires comme les 200 euros pour tous les bas salaires, la revalorisation de tous les minima sociaux et autres allocations sociales, le prix des loyers, de l’eau, de l’électricité ou celui des produits de première nécessité, pour ne donner que ces exemples. Et il annonce qu’il ne renoncera ni aux revendications à moyen terme ni a celles à long terme.
Bref, début janvier, les tracts unitaires sont prêts, l’appel à la grève générale reconductible dès le 20 janvier tombe. Et, pour mieux l’y aider, les gérants des stations services, membres du LKP, décident de fermer leurs pompes dès le lundi 19. Le jour même, toute la Guadeloupe est paralysée.
Le lendemain, Université, Ecoles, entreprises et administrations tiennent des AG qui votent la grève reconductible et qui vont, désormais, participer quotidiennement aux meetings qui ont lieu devant le Palais de la Mutualité à Pointe à Pitre.
Les élus locaux, comme le Préfet, souhaitent négocier séparément avec le LKP. Mais, ce dernier a en mémoire d’autres mouvements où les différents responsables se sont renvoyé la balle et n’ont fait que balader les femmes et les hommes qui représentaients les grévistes. Pas question donc de céder sur l’exigence d’une négociation quadripartite : Etat, élus locaux, patronat et LKP.
Pour mieux marquer son rapport de force, le LKP organise une manifestation qui regroupe plus de 25 000 personnes, le samedi 24 à Pointe à Pitre, suivie dès le lendemain par un grand déboulé (défilé de fin de carnaval qui précède le jugement et le brûlement du bonhomme Carnaval et, donc, à caractère subversif) mené par l’association culturelle AKIYO, membre du LKP. Plusieurs milliers de personnes sont encore dans les rues.
Préfet et élus locaux, qui renâclaient depuis plusieurs jours, acceptent finalement d’entamer des négociations.
Elles auront lieu, dès le lundi 26 janvier, en terrain neutre, le WTC local (World Trade Center), sous la présidence du président de l’Union des Maires, Jacques Malo [4], et, surtout, devant toutes les télés et radios réunies ! Le Préfet, qui comptait ainsi ridiculiser le LKP, est pris à son propre piège : il a face à lui une délégation composée d’experts sur chaque dossier, doublés d’une clairvoyance politique à toute épreuve, qui savent se faire respecter et qui imposent au Président de séance, comme aux élus présents, une rigueur intellectuelle à laquelle ils n’étaient guère habitués. Les masques tombent : les manœuvres et les désaccords politiques deviennent limpides… Tout cela sous les yeux et dans les oreilles de toute la population guadeloupéenne !
Le LKP a gagné la bataille ; une grande partie des personnes indécises se reconnaissent dans son action désormais et va jusqu’au bout exiger avec lui une dignité et un respect qui jusqu’à présent lui étaient déniées.
La Présidente de la CCI, Man Koury, par ailleurs gestionnaire de l’aéroport international, quitte la séance, estimant être maltraitée.
Le Préfet, penaud, se retire à son tour, unilatéralement, le mercredi 28 janvier, après avoir lu un message d’Yves Jego (par ailleurs parti à La Réunion inauguré une ferme modèle !). Il estime devoir mener les négociations selon une toute autre méthode et sur son propre terrain, en Préfecture, à Basse-Terre.
Les esprits guadeloupéens sont en pleine ébullition : une rupture unilatérale, une provocation outrancière, un secrétaire d’Etat qui privilégie une manifestation d’apparat, des gros patrons qui renâclent, c’est plus qu’il n’en faut pour que le LKP annonce vouloir durcir le mouvement.
Le vendredi 30 janvier, ce sont plus de 65 000 personnes qui défilent dans les rues de Pointe à Pitre, soit 16% de la population de l’île, alors que l’essence manque partout !
Le dimanche 1er février, Jego arrive enfin, précédé de moult compagnies de CRS, de gendarmes mobiles, de blindés et autre matériel, affichant clairement ses intentions. Les GuedloupéenNes se préparent déjà à une répression coloniale semblable à celle de mai 1967 !
Le Préfet a donné le ton en déclarant, peu de temps auparavant, vouloir assurer « la liberté de travailler » aux Guadeloupéens et aux Guadloupéennes qui le souhaitent, en faisant ouvrir, sous surveillance policière, des stations essence réquisitionnées…
Jego, lui, commence par recevoir ostensiblement et à plusieurs reprises élus locaux et patronat. Il tente de soudoyer les gérants de station service qui ouvrent pour une seule journée, le mardi 3, histoire de permettre à tout le monde, y compris les grévistes, de tenir un peu plus.
Il faudra attendre le mercredi 4 février pour qu’il reçoive enfin le LKP et entame avec lui des négociations serrées sur les points prioritaires. On avance à grands pas, sous la pression d’une foule de plusieurs milliers de manifestantEs massée sous les murs de la Préfecture et chantant, tambours battants (je devrais plutôt dire « KA » battants) et dansant, l’hymne du mouvement : « la Gwadloup sé tan nou, la Gwadloup sé pas ta yo ; yo pé ké fè sa ka yo vlé adan péy an nou »(littéralement : « la Guadeloupe c’est à nous, la Guadeloupe c’est pas à eux ; ils ne pourront pas faire ce qu’ils veulent dans notre pays »). Beaucoup ont vu dans ce chant une revendication raciste. Pour l’avoir chanté et avoir eu à mes côtés une foule plus que métissée, je peux vous assurer qu’il s’agit, surtout et avant tout, d’une revendication d’expropriation des exploiteurs de tout poil et de toute couleur !
Le seul point qui coince reste l’augmentation salariale de 200 euros pour tous les bas salaires. Jego et le LKP sont décidés à y passer le week-end.
Le samedi 7, pour faciliter la tâche des négociateurs, une nouvelle manifestation de plus de 50 000 personnes déboule sur Basse-Terre, sous un soleil torride. Le chef-lieu n’avait jamais connu cela ! La manifestation dure des heures et finit par s’installer, toujours aussi festivement, sous les hauts murs de la préfecture. 23 heures de longues discussions et l’on apprend le dimanche matin que l’accord sera signé en fin d’après-midi, le temps que chacun des participants consulte ses mandants.
On sait ce qu’il en est advenu : le dimanche, vers 17h, la délégation du LKP apprend que Jego s’en retourne à Paris, convoqué par Matignon, non sans avoir prévenu assez vite Présidents des Conseils Général et Régional.
Le MEDEF et le pouvoir politique, surtout l’UMP, sont plus qu’inquiets face au comportement de ce Secrétaire d’Etat ! Il approuve les grévistes, menace de traîner en justice le patron de la SARA, entre autres pour détournement de fonds publics [5], reconnaît publiquement la discrimination à l’embauche !!!
Les Guadeloupéens et les Guadeloupéennes vivent ce départ comme un nouvel affront, un nouveau geste de mépris, et vont donc redoubler de fermeté. Le lendemain, l’île est déclarée « île morte », tout est fermé, y compris restos et petits lolos [6] ! Les actions et les meetings se multiplient et se déplacent vers les plus petites communes. Il s’agit, maintenant, de créer partout des LKP de base et d’inventer ses propres actions…
Les petits entrepreneurs trouvent avec le LKP un accord pour l’augmentation des 200 euros ; mais l’Etat et les gros patrons bloquent encore tandis que le Préfet réquisitionne de plus en plus de stations. Il envoie même des escadrons de CRS et de gardes mobiles pour rouvrir le CARREFOUR de Destrellan. Victoire d’un jour et manifestation sur le site dès le lendemain matin.
Samedi 14 février, plus de 80 000 personnes manifestaient sur toute l’île et rassemblement au Moule où, le 14 février 1952, 4 ouvriers agricoles étaient tombés sous les balles de la police coloniale qui voulait casser par la répression la grève reconductible qui paralysait la sucrerie GARDEL, toujours détenue par des Békés (voir page 9).
Tout le monde avait alors en tête les luttes de mai 67 qui firent un nombre de morts toujours mal connu aujourd’hui [7]. Le Préfet répétait à qui voulait l’entendre qu’il ne serait pas celui de 67 et le LKP assurait ne pas vouloir aller à une confrontation du même type tandis qu’il appelait à durcir le mouvement.
Le 16, face au mépris et à la surdité de l’Etat et des grands patrons, face également à la tentative du préfet de briser le mouvement en rouvrant les hyper marchés et les pompes à essence, des barrages fleurissent sur toute l’île. Tenus par des membres et des sympathisantEs du LKP, ils bloquent toute activité.
Le préfet y dépêche les « manblo », c’est-à-dire les gendarmes mobiles qui n’hésitent pas à molester les gens qui tiennent un des barrages du haut-lieu touristique du Gosier. Certains sont poursuivis à travers champs et mangrove, une cinquantaine sont arrêtés. Parmi les victimes, un responsable du LKP, Alex Lollia, qui a dénoncé publiquement la volonté affichée de ses poursuivants à « casser du nègre ». Arrêté et emmené au commissariat avec ses compagnons, il sera relâché dans la soirée sous la pression des manifestants qui ont pris d’assaut le bâtiment, mais il finira à l’hôpital !
Sur les autres barricades, les affrontements sont plus ou moins sporadiques et plus ou moins directs. A La Boucan, haut lieu de la contestation ouvrière [8] et paysanne, les gendarmes ne sont intervenus qu’après le départ des occupantEs, les radios ayant annoncé qu’on les attendait de pied ferme. A Montebello, ce sont les jeunes du mouvement trotskyste « Rebelles » qui mènent la dent dure aux forces de police… Un peu partout, dans les moindres villages et les toutes petites sections, les barrages s’érigent, composés de carcasses de voitures, de vieux frigos, ou d’arbres et, parfois, s’embrasent : les Guadeloupéens, et surtout les jeunes, sont réellement en révolte…
Le mardi 17, un membre du LKP et de l’association culturelle AKIYO , Jacques BINO, tombe sous les balles d’un tueur, de manière non encore élucidée, à la sortie d’une réunion du collectif. La version du Préfet, livrée très tôt à Elie Domota, porte-parole du LKP, diffère grandement de celle donnée quelques heures plus tard par le Procureur de la République : le premier affirme que l’on ignore qui avait tiré et d’où ; le deuxième incrimine des jeunes sur un barrage…Il faut dire, aussi, que Bino, sous-directeur des Impôts, travaillait sur un dossier mettant en cause des personnalités aux fortunes acquises douteusement ou non déclarées. Des jeunes « casseurs » ont d’abord été inquiétés, pour finalement arrêter, 3 semaines plus tard, un homme de 35 ans au passé mal défini…
Cette fin de semaine sera marquée par un appel au calme et à deux manifestations d’hommage au syndicaliste disparu, précédant ses obsèques dans sa ville natale de Petit-Canal, en présence d’une foule d’une dizaine de milliers de personnes, des radios et des télés du monde entier, de la presse écrite internationale et de nombreuses personnalités [9].
Seul Sarkozy n’a toujours pas réalisé ce qui se passe en Guadeloupe, puisque le mercredi suivant, recevant les confédérations ouvrières métropolitaines, il n’en parle que parce qu’on le questionne et, le soir même, dans son intervention télévisée, il « oublie » d’en parler. Les Français ne seraient pas sensibles à ce qui se passe sur ce département ultramarin !
L’indignation est à son comble, ici, même si presse écrite, radio et télévisions hexagonales s’y intéressent, elles, accompagnées de leurs consoeur du monde entier ! [10]
Les GuadeloupéenNEs vivent la nouvelle marque de mépris de l’Etat français comme une véritable insulte et leur détermination n’en est que plus renforcée !
Sur le terrain, les manifestations et occupations se poursuivent tandis que fleurissent des « marchés LKP » vendant directement des produits des agriculteurs locaux. C’est un franc succès ! Enfin, des prix défiant toute concurrence, enfin des fruits et légumes frais et goûteux, enfin des réseaux de solidarité qui, jusqu’ici, n’étaient réservés qu’aux périodes post-cycloniques… C’est une ère nouvelle qui s’ouvre en Guadeloupe : on retisse des liens, on se redécouvre toutes et tous unis par une même histoire et un même destin.
Les médiateurs, laissés sur place par Jego, s’efforcent de faire avancer les négociations qui ont repris, au Port Autonome de Pointe à Pitre, toujours accompagnées de leur cortège de meetings, à partir des dernières propositions gouvernementales. Les élus locaux (Région et Département) acceptent de participer à l’augmentation salariale, de même que les petits patrons et l’Etat par le biais du RSA. Seuls les gros patrons, MEDEF en tête, refusent d’accorder 50 à 70 euros mensuels et quittent les négociations, prétextant de menaces d’agression physique de la part d’Elie Domota sur la personne de Willy Angele, allégations démenties par le préfet en personne.
Finalement, le 4 Mars l’accord Jacques BINO, du nom du syndicaliste assassiné, est signé. Face à l’obstination des gros patrons, le LKP en demande l’extension légale tandis qu’il engage sur le terrain, dans chaque entreprise récalcitrante, blocage par piquets de grève et négociation jusqu’à signature.
Petit à petit, de nombreux patrons signent : parmi les plus importants, Leader Price, Décathlon, la sucrerie Gardel et, ces jours-ci, Carrefour « Millénis », aux Abymes, ont paraphé l’accord.
Le MEDEF, encouragé par l’UMP, incite ces patrons à porter plainte pour extorsion de signature sous la pression. Ils ont trop peur que les mêmes revendications gagnent la métropole et que l’exemple guadeloupéen fasse tache d’huile ! Certains l’ont fait, mais beaucoup s’en gardent, sachant, par avance, que les syndicats du LKP ne cèderont pas.
Aujourd’hui encore, l’aéroport n’a pas repris ses activités normales, cinq entreprises dont les pompiers maintenant leur grève et leur piquet. Mais Man Koury n’a toujours pas cédé. Mr De Raynal en fait de même au Carrefour de Destrellan, maintenu en permanence sous surveillance policière. Pour combien de tempos encore ?
Ce qui est sûr, c’est que l’accord Bino signé, la lutte se poursuit de même que les négociations sur d’autres points de pwofitasyon, en particulier sur les contrats aidés et l’emploi précaire. La Guadeloupe ne baissera pas les bras ; elle n’est pas prête à retourner à son train-train quotidien sans avoir obtenu satisfaction sur de nombreux points extrêmement importants.
Face à toutes celles et ceux qui ont voulu taxer cette lutte de racisme, Patrick Tacita, membre du LKP et d’AKIYO, a déclaré à Backchich : « S’il y a bien un peuple qui n’est pas raciste, c’est la Guadeloupe. Nous nous battons contre les profitateurs. Et, parmi les profitateurs, on a des blancs, des nègres, des Chinois, des Indiens, et bien d’autres. »
Et si demain, tous les peuples victimes de cette profitation, de cette exploitation extrême, se réveillaient comme en Guadeloupe, s’ils engageaient la même lutte, avec la même unité, le même fonctionnement et la même détermination ? On se prend à y rêver !
La Martinique, qui est entrée dans le mouvement, le 5 février, dans des conditions similaires, vient de signer à son tour un accord très large, concernant la même augmentation salariale, la baisse des prix des produits de première nécessité, des loyers, la revalorisation des aides sociales, au logement en particulier. Bref, un accord en tout point similaire à celui de la Guadeloupe. Restent, maintenant, La Réunion et la Guyane.
Certes, ce sont là des premiers coups de canifs, dans le consensus politico-socio-économique mondial. Mais autant de coups de canifs répétés finiront bien par déchirer le tissu de ce vieux monde capitaliste libéral. Et si tous ces peuples, exploités, opprimés,aliénés, en France et dans le monde entier, finissaient par se lever tous ensemble ! C’est de ce bel espoir que la lutte de Guadeloupe nous a rempli-e-s !
Eliane PAUL-DI VINCENZO,
le 19 mars 09
[1] C’est lui qui a racheté à Dupont de Nemours la molécule, interdite aux USA depuis 1973, puis en France en 1997, et qui l’a vendue jusqu’en 2002 !
[2] Ainsi, en 2008, lors du passage du cyclone Den, de force mineure, la plupart des gros propriétaires terriens producteurs de bananes ont touché des subventions conséquentes, y compris en Guadeloupe à peine touchée…
[3] Les DOM-TOM (520 euros/habitant/an ) coûtent moins cher que la Corse (2400 euros/an/habitant) ou que la métropole(1200euros). Grâce à eux, la France ne paye aucun droit de douane pour Panama (grâce aux Antilles) ni pour Suez (Réunion) ! PONS, lui-même le reconnaissait en 1986 : « les DOM-TOM rapportent à la France plus que ce qu’ils lui coûtent », a-t-il dit.
[4] Il a, depuis, démissionné de ses fonctions, estimant avoir été « baladé » par ses camarades du Conseil Régional et du Conseil Générall !
[5] il aurait encaissé pendant plusieurs années des subventions pour retraiter les produits usés et… n’a jamais rien fait !
[6] petites échoppes de quartiers, faisant épicerie, tabac, bar et bouffe locale.
[7] 7 reconnus en 67, 80 sous Mitterrand, on parle de 2 à 300 aujourd’hui.
[8] C’est là même qu’un conflit a opposé pendant près de 2 ans la direction de Danone à ses ouvriers et que , face à leur détermination, elle a fini par négocier…
[9] Même Ségolène ROYAL a joué les invitées de dernière minute, au nom de son court passé antillais !
[10] Daniel MERMET a fait le déplacement et reste plusieurs jours sur le terrain. Béatrice Gurey, du Monde, est aussi là, de même que Nicolas Demorand et bien d’autres encore (telles Al Jazeira, Les TV canadiennes, Sud Américaines et mêmes australiennes)