mardi 14 avril 2009, par
Le procès en appel d’Yvan Colonna – le militant corse accusé d’avoir tué le préfet Erignac à Ajaccio le 6 février 1998 – s’est terminé hier 27 mars par la peine maximale, la réclusion criminelle à perpétuité assortie de vingt-deux ans incompressibles. Un verdict attendu : il arrive rarement que la justice française se déjuge, surtout quand le président de la République s’est placé d’entrée du côté de l’accusation, et le premier procès s’était clos le 13 décembre 2007 sur la réclusion à perpétuité sans peine de sûreté pour Colonna. Mais si ce nouveau verdict était joué d’avance, la suite de ce qui est à présent couramment présenté comme un « scandale d’Etat » pourrait bien relancer la partie.
Une chose est sûre, ce procès ubuesque restera dans les annales judiciaires comme une véritable parodie de justice, étant donné le « dossier » au vide sidéral établi contre Colonna et la conduite aberrante de la procédure elle-même. Mais il est vrai que l’on a l’habitude des traitements spéciaux concernant la Corse, en particulier depuis l’assassinat d’Erignac…
Ainsi, on conserve le souvenir de la répression sans pareille déclenchée dans l’île par le nouveau préfet, Bernard Bonnet, sitôt en poste – au prétexte de chercher les responsables de l’attentat, que revendiquait un « groupe des anonymes » comme « acte politique ». Cette répression s’est traduite par les interpellations tous azimuts de 347 personnes, dont 42 incarcérées (pour certaines jusqu’à dix-huit mois, sans qu’aucune charge ne soit retenue contre elles). Les différentes polices en concurrence ont suivi dans les milieux nationalistes une « piste agricole » (Filidori attend toujours un non-lieu en prison, dix ans plus tard), puis une « piste intellectuelle » (Castela et Andriuzzi ont été acquittés en appel en février 2006, après avoir été condamnés à trente ans et avoir passé près de sept ans en préventive) – jusqu’à l’arrestation en mai 1999 du « commando Erignac » (en juillet 2003, Ferrandi et Alessandri seront condamnés à perpétuité sans peine de sûreté ; Maranelli, Ottaviani, Istria et Versini à des peines allant de vingt-cinq à quinze ans). Mais la répression s’est aussi traduite par une opération « mains propres » visant à criminaliser la population corse dans son ensemble – et cette période d’extrême coercition n’a pris fin qu’avec l’incarcération… du préfet lui-même, après l’« affaire des paillotes » [1]
On connaît également le lynchage de Colonna opéré par les médias pendant ses quatre ans de cavale, et sa désignation comme l’« assassin du préfet Erignac » par le ministre de l’Intérieur Sarkozy lui-même, lors de son arrestation le 4 juillet 2003 [2]. Le militant corse l’a d’entrée rappelé, le 10 février : « Ici, c’est un procès politique, un procès d’Etat. Comment pourrais-je avoir confiance en une justice où le président de la République a dit que j’étais coupable ? »
Enfin, on garde en tête le bâclage et les « nombreux errements » de l’« instruction à charge » menée contre Colonna, ainsi que ceux du premier procès : ils ont été dénoncés dans le dossier Chronique d’une erreur judiciaire commanditée, réalisé par les avocats de Colonna, comme dans un rapport de la mission d’observation mandatée par la Fédération internationale de la Ligue des droits de l’homme et qui a pointé les dangers des tribunaux antiterroristes [3]. Rappelons notamment :
Le procès en appel ne s’est pas seulement inscrit dans la même logique : il a sombré dans le grotesque au point de susciter un renversement d’opinion au bénéfice de Colonna, en Corse mais aussi sur le continent et jusque dans les grands médias. On y a en effet trouvé la confirmation des éléments déjà dénoncés lors du premier jugement. Par exemple :
Mais il y a eu aussi de multiples rebondissements, quand la défense s’est aperçue que le président du tribunal Wacogne lui avait caché certains éléments nouveaux. Par exemple, il ne lui avait pas communiqué les deux courriers envoyés trois mois plus tôt par Didier Vinolas (ancien secrétaire général de la préfecture au cabinet d’Erignac) annonçant qu’il avait des « révélations » à faire – il voulait « juste » dire que, selon un informateur (Michel Poirson, ex-DCRG, direction centrale des renseignements généraux), il y aurait deux membres du commando toujours « dans la nature » [5]. Et le président a également dissimulé le certificat médical expédié par le commandant Lebbos pour se dispenser de revenir à la barre (ce dernier y a néanmoins été contraint).
Le u troppu stroppia (trop c’est trop), pour Colonna et ses avocats, a été la décision de la cour de ne pas procéder à une reconstitution à Ajaccio, alors que celle-ci aurait au moins pu aider à trancher entre la thèse de l’accusation, qui parle de trois hommes venus tuer le préfet, et la parole des témoins oculaires selon lesquels il n’y en avait que deux. Dans de telles conditions, Colonna et sa défense ont choisi le 11 mars de se retirer, laissant l’accusation et le jury en tête à tête pour juger un banc et une vitre de verre blindé – car les témoins aussi ont décrété une grève : pour diverses raisons, la compagne, le père et le frère de Colonna, le militant Ottaviani comme le juge Brughière ne se sont pas présentés. Après quoi, la plaidoirie de la défense n’a pas succédé au réquisitoire…
Par un retour de manivelle, ce procès effarant a amplifié le courant de sympathie envers Colonna : plus de 45 000 personnes ont à ce jour signé la pétition qui circule en sa faveur, et des comités de soutien pas forcément animés par des Corses se sont établis dans de nombreux départements. Ce mouvement d’opinion a eu des répercussions perceptibles jusque dans les médias – même si, dès qu’un élément servant la défense est apparu, beaucoup ont tenté de le détruire (Vinolas aurait été « proche de la famille Colonna », donc « pas fiable », etc.), et si, depuis le rendu du verdict, ils servent facilement les « arguments » de l’accusation pour tenter de le justifier. Au tout début du procès, on pouvait certes entendre tel « chroniqueur » ricaner sur les ondes de France Inter en rapportant l’avis d’un expert nommé par la défense (selon lequel le tueur aurait été beaucoup plus grand que ne l’est Colonna), parce que selon lui il n’y avait aucune « objectivité » à attendre de tels avis… l’« objectivité » étant donc sans doute réservée à l’accusation. On pouvait aussi lire la prose de telle « journaliste », dans Libération, s’acharnant encore, le 28 février, à voir dans les fautes du président Wacogne autant de « maladresses », et même de « cachotterie » (!), que les avocats de Colonna exploitaient éhontément en les taxant de « mensonges », dans leur « stratégie de rupture » pour « semer la confusion ». Mais si certains journaux ont continué de s’indigner que ces avocats osent s’en prendre au représentant de la Justice, d’autres (tels Le Monde ou Le Nouvel Obs) n’ont pu que souligner les conséquences des « erreurs » commises Wacogne comme par les autres responsables de l’affaire dans la conduite de celle-ci, et reconnaître la vacuité des charges avancées contre Colonna. Ils se sont interrogés sur la valeur d’un verdict rendu dans de telles conditions, Le Figaro estimant par exemple qu’il était « entaché de suspicion », et qu’il faudrait peut-être changer la législation parce qu’elle engendrait une perte de crédibilité dans la justice de ce pays (!).
Sous le titre « Les juges s’empêtrent dans leurs contradictions », Rue89 rapporte de son côté, le 19 mars, comment la juge Le Vert vient d’admettre à la barre la présence de deux hommes sur les lieux de l’assassinat à Ajaccio, alors qu’elle avait soutenu dans l’acte d’accusation qu’il y en avait trois, et remarque : « C’est la surprise du chef dans ce procès (…) A force d’atermoiements, [Le Vert] a fini par balancer une part de la vérité que tous les enquêteurs se sont jusqu’alors escrimés à masquer à coups de mensonges plus ou moins patents. [Dans ce procès,] on discute de tout, sauf de Colonna. Quelquefois, on se force presque à en parler tant il est absent. Absent de sa cage de verre, bien sûr, mais aussi absent du dossier. (…) Au niveau des magistrats, il est évident qu’on est désormais très préoccupé par l’image peu séduisante de la justice française donnée à travers ce procès absurde. »
La « justice » dans les affaires politiques tient du quitte ou double : elle peut déboucher sur la perpétuité comme sur la relaxe. Le premier verdict contre Colonna avait montré que la preuve de sa culpabilité n’avait pas été établie, puisqu’il avait eu la même condamnation que Ferrandi et Alessandri alors qu’il était supposé être le meurtrier d’Erignac. Comme l’a souligné Colonna le 9 mars, ce verdict tentait de justifier le fait que « les policiers avaient [lors de son arrestation] une obligation de résultat, de sortir l’affaire Erignac pour étouffer celle des paillotes, et avant les européennes ». Le jury de magistrats professionnels réuni en appel a choisi d’alourdir la peine en ajoutant les vingt-deux ans incompressibles sans posséder plus d’éléments de preuve pour le faire.
Mais aujourd’hui la mobilisation en soutien à Colonna est devenue forte en Corse. Dans une réunion publique à Ajaccio, le 14 mars, ses avocats ont dénoncé un « verdict déjà plié » (voir Dailymotion – réunion de soutien partie n° 4). Ils ont annoncé leur pourvoi en cassation et devant la cour européenne des droits de l’homme, ainsi que la rédaction d’un Livre blanc sur « la vérité d’un berger de Cargèse innocent » – des nouvelles qui ont été saluées par les applaudissements d’une salle archicomble.
Hier soir, à Bastia, 150 lycéen-ne-s ont spontanément bloqué la circulation devant le palais de justice, à l’annonce du verdict, avec une banderole « Ghjustizia pè Yvan » (Justice pour Yvan). La manifestation qui s’est déroulée à Ajaccio cet après-midi pour dénoncer un « verdict-assommoir » a rassemblé au moins 8 000 personnes. Tout le mouvement corse y était représenté, avec en tête une banderole réclamant là encore justice, et dans le cortège de nombreux T-shirts affirmant : « Yvan Colonna, otage de la raison d’Etat ». Comme le constate à regret Libération, « Yvan Colonna, élevé au rang de martyr, pourrait devenir une cause politique ».
En effet, depuis 1989, le mouvement corse a été affaibli par des luttes intestines longtemps meurtrières et liées à une stratégie partidaire essentiellement électoraliste, ne produisant plus guère que des alliances ou des ruptures entre nationalistes et autonomistes au gré des scrutins – tandis que l’île s’enlise dans sa dépendance politique et économique à l’égard de l’Etat français, que sa population vieillit, et que se réveillent tous les appétits suscités par les potentialités touristiques et immobilières de son littoral [6]. La raison d’Etat qui vient une fois encore de s’exprimer à travers le verdict frappant Yvan Colonna pourrait bien avoir pour effet de contribuer à ressouder et redéployer sur le terrain des luttes sociales un mouvement qui représente encore les forces vives de l’île.
Vanina
le 28 mars 2009
[1] Voir notamment, sur toute cette période, CA nos 86 et 90 !
[2] Voir la vidéo sur le site d’Unità naziunale. Colonna a poursuivi Sarkozy en référé pour atteinte à la « présomption d’innocence ». Débouté sans surprise de sa plainte le 4 avril 2007, il a fait appel, mais le nouveau procès a été repoussé aux calendes grecques du fait de la protection dont jouit le Président
[4] Déjà auteur d’un PV antidaté dans l’affaire Castela-Andriuzzi, Lebbos a détourné une procédure dans l’« affaire Erignac » pour faire rechercher sa compagne qui venait de le quitter (!)…
[5] Vinolas en avait parlé dès 2002 à Yves Bot, alors procureur de la République et ami de Sarkozy, qui l’avait renvoyé sur Christian Lambert, patron du RAID – lequel assure ne pas avoir eu l’information.