CA 219 avril 2012
Une interview d’un membre du mouvement "Mugitu" (se bouger)
mardi 10 avril 2012, par
Voici une interview de Mikel, membre du mouvement Mugitu (Se bouger), sur les 20 ans de luttes anti-TGV au Pays Basque sud. Cette interview se termine par l’action symbolique - entartage d’une personnalité de Navarre - qui a eu lieu à Toulouse le 27 octobre 2011 et la répression qui s’en est suivie.
Depuis la réalisation de cette interview (12 décembre 2011) beaucoup d’actions contre ce projet de TGV ont eu lieu (voir CA de février) avec l’objectif de faire converger les luttes contre les grands chantiers de Guipuzcoa. Par contre la répression se poursuit .Une 4ème personne, Mikel, a été accusée et est comparue devant l’Audiencia Nacional dans le cadre du procès ouvert contre les entarteurs anti-TGV. Il a été laissé en liberté sans contrôle judiciaire en attente de jugement sous l’accusation d’atteinte à l’autorité, punissable de peines de 4 à 6 ans de prison. Les actions de solidarité se poursuivent.
Comment la lutte est-elle née ?
Il est important de rappeler que la lutte anti-TGV a commencé en 1993.
Elle est née à la suite de la construction – et du combat contre – un projet d’autoroute Saint Sébastien - Pampelune à la fin des années 1980 - début des années 90.
Puis, il y a eu la lutte contre le tunnel du Somport visant à ouvrir la traversée des Pyrénées au trafic massif des camions de marchandises.
Au même moment, au début des années 90, des informations commencent à filtrer sur un projet de ligne TGV en Pays basque, et il apparaît alors que le projet est bien avancé.
Dès 1992, il y a eu une première grosse vague de contestation de ce projet de la part de la population, dénonçant déjà l’absence d’information officielle. Mais cela avait commencé par une très forte réaction populaire au Pays basque nord et c’est eux qui nous ont un peu motivés au départ.
On s’est alors focalisé là-dessus et on s’est aperçu que le projet, les études et les décisions au Sud étaient en fait beaucoup plus avancés qu’au Nord.
Le Parti Nationaliste Basque (PNV), qui était au pouvoir dans la Communauté autonome, et le Parti Socialiste ont fait tous les deux le grand pari du TGV. Cela faisait partie d’une infrastructure en étoile, un ensemble de grands travaux liés aux transports pour favoriser l’intégration dans l’Europe.
Des travaux de prestige ?
Pour le gouvernement basque, à l’époque, c’était le centre de son action politique, une priorité qui l’a amené à faire des pressions auprès de la direction de l’Europe pour obtenir des financements, des fonds structurels. En outre, il voulait que cela se fasse très vite. C’était l’époque où, en Espagne, avait été construite la ligne TGV Madrid-Séville dans le cadre de l’expo universelle de 1992 dans la capitale andalouse. C’était aussi le 500ème anniversaire de la “découverte” et conquête de l’Amérique. L’inauguration de la ligne TGV Madrid Séville était présentée comme un exploit dans la politique de modernisation du pays menée par le Parti Socialiste en vue d’une intégration dans ce qui était présenté comme la pointe avancée du modèle capitaliste de l’Europe.
Le Parti Nationaliste Basque s’est situé dans cette logique et voulait en plus accélérer les choses.
Nous avons alors commencé à mener cette longue lutte contre le TGV qui en est actuellement à sa 20ème année.
Cette lutte a connu
différents moments et aspects
Nous avons créé dès le départ une “Assemblée contre le TGV” qui a appelé et a opté pour un mouvement de type assembléaire et d’auto-organisation de la lutte contre le projet en soulignant son caractère “développementaliste”, technocratique et destructeur. Nous posions au centre du débat le modèle de société, le modèle économique et social, auquel répond ce TGV.
Il existe des différences quant à la genèse et aux mobiles des luttes anti TGV ; ce ne sont pas des obstacles pour faire des mobilisations ensemble ; c’est le cas par exemple de ce que l’on observe dans la mobilisation croissante, le soulèvement actuel, au Pays basque nord ou en Occitanie.
Ici, une des caractéristiques du mouvement est que nous n’avons pas centré le problème et nos arguments sur la question des alternatives dans le cadre de la modernisation du réseau, ni sur le réseau ferré existant, ni sur des problèmes qui paraissent avant tout techniques même si, derrière ces aspects techniques, sont abordées des discussions sur le modèle de société. Nous avons directement et dès le départ placé comme centrales les questions du développement et du modèle de société. Un gros travail a été fait là-dessus et ces questionnements ont fortement marqué cette lutte dans ce sens-là.
Cela tient sans doute aux gens qui étaient mobilisés. Par exemple, nous avions la présence de personnes de Biscaye qui menaient une lutte contre le super port de Bilbao, énorme chantier pour un projet de grande infrastructure. Elles ont apporté dans notre lutte un point de vue de classe : à quels intérêts de classe répondent ces grandes infrastructures ? Autre influence, une personne très active dans l’“Assemblée” a apporté un point de vue du type, je dirais, “écologie profonde” : il parlait de la “Mère Terre”, la Amalur en basque, et il disait que, au-delà de la critique du capitalisme et de la remise en question du développement, il fallait rejeter toute notion de propriété privée, étatique, ou humaine sur la terre et que c’était peut-être là que se trouvait l’origine du problème écologique en général.
La question des « alternatives »
s’est-elle posé ?
Et nous ici, en Guipuzcoa, nous venions de la lutte contre l’autoroute Saint Sébastien - Pampelune. Une lutte qui, à la fin, nous avait laissé un sentiment de déception. En effet, parmi les opposants à l’autoroute, il y a eu de fortes discussions sur la question des alternatives et le secteur majoritaire de ce mouvement a conclu des accords sur une modification concernant 5 kilomètres du tracé de l’autoroute, ce qui pour nous revenait à accepter tout le reste et le modèle que cela signifie. Cela, pour nous, n’était pas acceptable car cela allait à l’encontre de nos principes. Nous avions donc un point de vue très critique sur la proposition d’alternatives dans la gestion des besoins en transports, d’alternatives qui ne soient pas plus globales, qui ne questionnent pas les logiques de la croissance du capitalisme, etc.
La rencontre de ces différentes personnes, groupes et collectifs a facilité la création d’un mouvement ayant un caractère assez spécifique, se différenciant des mouvements écologistes mais aussi d’autres luttes contre des infrastructures, comme le barrage de Itoiz en Navarre, un combat très important.
L’“Assemblée contre le TGV” a eu dès le départ cette caractéristique. Pendant des années, elle a fait un gros travail d’information auprès de la population. Nos prises de position n’étaient en aucun cas un problème, bien au contraire, hors du groupe, pour communiquer avec les populations et avec les autres organisations politiques et sociales et pour engager une lutte contre le TGV.
Progressivement, de plus en plus d’organisations ont pris position contre le projet et le thème du refus du TGV a empli la société. Par exemple, le syndicat paysan ENHE nous a beaucoup aidés à prendre conscience de l’importance du monde paysan pour l’ensemble de la société. Il a développé une forte critique et s’est engagé vraiment dans cette lutte, en insistant sur la perte des terres agraires et agricoles que génèrent toutes ces infrastructures, cette urbanisation et métropolisation du territoire.
Il y a eu aussi la gauche abertzale, les syndicats basques, des groupes écologistes qui, peu à peu, ont participé à cette lutte. Dans ces années- là, nous avons eu beaucoup de discussions avec la gauche abertzale, notamment à propos du point de vue sur la lutte que défend l’“Assemblée”. Tout le monde n’était pas d’accord avec ce qu’on disait. Vers l995, la gauche aberzale avait sorti un document qui contenait des éléments de critique du TGV très intéressants, mais, en même temps, quand elle avançait des alternatives, elle revenait toujours à un point de vue technocratique, proposant d’autres infrastructures qui permettraient que le TGV arrive à Bilbao à 200 km/h, etc. Et là, nous n’étions pas d’accord.
Avec les syndicats basques non plus qui, surtout à partir de 1998, s’impliquent de plus en plus sur cette question. Eux, ils voulaient la réduire à un problème de modèle ferroviaire : pas de train à grande vitesse, mais défense d’une nouvelle infrastructure qui permette de développer le transport des marchandises. Ils réduisaient beaucoup les dimensions critique et sociale de la lutte.
Les syndicats dont tu parles, c’est LAB ?
C’est LAB et ELA. ELA est le syndicat majoritaire et LAB est le syndicat proche de la gauche abertzale, indépendantiste. Historiquement, ELA est le syndicat très proche du PNV, mais actuellement il est très critique avec les politiques néolibérales du PNV.
Il y avait aussi un syndicat de transporteurs (camions), HIRU, qui édite une revue et qui apporte également parfois des éléments importants et très intéressants, notamment des analyses sur les logiques d’exploitation auxquels les travailleurs sont soumis dans le transport routier, sur les transporteurs “autonomes”…
ENHE surtout, le syndicat paysan, a des points de vue proches des nôtres. Ils prônent un vrai changement. Ils ont une sensibilité qui provient sans doute de leur activité, du milieu paysan, où les gens qui décident de continuer absolument l’activité paysanne ont une forte conscience de ce que cela signifie. Ils doivent faire face à plein de difficultés, ils sont maintenant dans un milieu très industrialisé, de plus en plus urbain, qui a intérêt au maintien de ces activités agricoles tout en les considérant comme marginales...
Mais tous ces syndicats réduisaient l’enjeu de la lutte en centrant la question sur le modèle ferroviaire et ils demandaient au gouvernement basque une négociation là-dessus. Malgré tout, nous poursuivions des discussions avec eux.
Ensuite, en 2001, les gouvernements basque et espagnol ont franchi un pas important pour la continuation du projet en lui donnant une approbation définitive.
Face à cela, il y a eu deux appels à une assemblée générale ouverte à tous les groupes et organisations opposés au projet, afin de nous unir et de réunir des forces pour des mobilisations.
C’est de là qu’est née une coordination, plus ample, qui s’est appelée AHT Gelditu ! Elkarlana, qui veut dire “Travail en commun pour l’arrêt du TGV”, dans laquelle se sont retrouvés des partis politiques, des syndicats, des mairies, des groupes écologistes, des gens très concernés localement. Au début, c’était très large, c’était une plate-forme d’organisations et de groupes, où il était précisé des points fondamentaux :
Oui, nous avons aussi maintenant
le Front de Gauche…
IU faisait partie de la coordination tout en allant participer au gouvernement basque avec le PNV, et donc cela a créé des contradictions. IU avait proposé une alternative en forme de “U”. Le projet de tracé dans la communauté autonome basque était en forme de “Y” [chaque branche reliant les capitales des trois provinces] et eux proposaient une alternative en “U”… Et les syndicats basques se sont engouffrés là-dedans, en disant que cela ouvrait un débat intéressant, et cela a duré ainsi pendant plusieurs mois. Parallèlement, s’est mis en place un autre réseau, « pour un train social », qui s’est appuyé sur les directions des syndicats ainsi que sur l’intelligentsia écolo de la zone de Bilbao qui voulait « renouveler » le message, le discours de la lutte anti-TGV. Nous, nous voyions clairement que c’était une tentative pour réorienter tout le mouvement vers des positions de négociations sur le modèle ferroviaire : c’était un autre discours, plus “politiquement correct”, plus consensuel, au détriment d’un point de vue plus social, plus critique sur le développement, etc.
En trahissant complètement
les objectifs premiers de l’Assemblée
et même de la coordination…
En fait, tous les mouvements de la coordination AHT Gelditu ! Elkarlana étaient alors passés dans l’autre réseau, « pour le train social », excepté l’“Assemblée contre le TGV”. Dans le réseau pour un « train social » participait en plus directement le syndicat majoritaire ELA.
A ce moment-là, le rapport de force paraissait complètement en défaveur de l’“Assemblée” restée sur l’opposition intransigeante au TGV.
Tous ces débats ont duré jusqu’en 2005, ce qui a retardé beaucoup l’implication de toutes nos forces dans la lutte. Il y a eu beaucoup de discussions et une grande méfiance dans les mouvements populaires à l’encontre des positions du réseau pour un train social qui n’étaient pas claires, qui ne disaient pas quels étaient les objectifs recherchés.
De plus, le réseau fonctionnait comme un lobby, aucun travail n’a été fait pour organiser un mouvement populaire de base. Cela fonctionnait comme un groupe de pression, un ensemble de dirigeants syndicaux et écologistes, sans engagement dans le lancement d’un mouvement social ample, d’un mouvement populaire de lutte.
Le réseau a appelé à une manifestation et ça a été un échec : 600 personnes à Bilbao, alors qu’un peu avant, la coordination réussissait à rassembler plusieurs milliers de personnes.
Ils ont tout fait pour freiner les initiatives mais c’est vraiment à partir de ce moment-là, en 2005, que la lutte a connu un véritable essor, un véritable développement, avec une implication plus forte de la gauche abertzale, du syndicat LAB, de nombreux secteurs de la société basque dans un refus total du TGV.
A cela, il faut ajouter que le démarrage des travaux se rapprochait ; ils ont commencé en 2006. Le mouvement a été dans une phase ascendante jusqu’en 2008 : manifestations, actions de désobéissance sur et devant les chantiers, création d’un espace de résistance là où avaient démarré les travaux. Les manifs sont alors plus nombreuses et elles rassemblent beaucoup plus de monde : 15 000 personnes une fois dans la ville de Mondragon, située dans le centre du Guipuzcoa. Il y a aussi beaucoup d’actions anonymes, de sabotages des entreprises. Bien que ce soit des petites actions, les journaux en parlent. Il y a aussi beaucoup d’initiatives locales, avec édition de bulletins d’information qui appellent à ce type de résistance.
En 2007, nous avons affaire à un mouvement ample, pluriel, qui a aussi des contradictions internes, en même temps qu’il prend de l’importance et se renforce.
Les travaux ont commencé près de Vitoria en 2006 et aussitôt ont commencé également des campagnes de criminalisation. Il faut rappeler qu’à ce moment-là ETA était dans une période de trêve. Mais les journaux, comme le groupe de presse réactionnaire Vocento, très important en Espagne, a immédiatement sorti des “informations” disant que ETA avait mis la lutte contre le TGV dans ses objectifs stratégiques. Si tu faisais une action d’“embidonnement”, c’est-à-dire avec des bidons de ciment dans lesquels tu mets tes mains pour entraver une route ou un accès de chantier, ils disaient : ces gens-là, ils commencent comme ça, puis ils passent aux cocktails, et beaucoup d’entre eux finiront avec un pistolet à la main. C’est de l’information poubelle, je ne sais pas comment ça se dit en français…
Nous, nous appelons ça
du lynchage médiatique…
… même pour une action non violente. Il y a eu un document interne à la police autonome basque disant que toutes les poursuites, tous les dossiers judiciaires devaient être transmis à l’Audiencia Nacional de Madrid, qui est une juridiction d’exception s’occupant surtout de terrorisme.
Et généralement, l’Audiencia Nacional renvoyait les dossiers ici en disant qu’il n’y avait rien de son ressort, qu’il n’y avait aucun délit de terrorisme dans ces actions. Par exemple, être montés dans des arbres pour essayer d’en empêcher l’abattage, avoir bloqué les accès aux travaux ou avoir mené des actions de protestation pacifiques contre les stands et expositions publicitaires en faveur du TGV installés dans les gares, etc. ; tout cela est passé par l’Audiencia Nacional.
A partir de 2008, il y a eu une intervention de ETA, très courte, qui a duré quelques mois, mais qui a beaucoup marqué les esprits. Lorsqu’il y a eu des actions de ETA avec des explosifs contre les entreprises qui participaient aux travaux, l’“Assemblée contre le TGV” a publié un communiqué appelant les gens à réfléchir aux moyens de lutte et aux formes d’intervention dans cette lutte et disant que nous allions engager un débat dans le mouvement à ce sujet.
En décembre 2008, il y a eu une action de ETA au cours de laquelle ils ont tué un patron d’une entreprise de travaux, ce qui a provoqué une certaine émotion dans la société et dans le mouvement qui, je le rappelle, est pluriel. Il y a eu une réunion de la coordination AHT Gelditu ! Elkarlana, qui a été difficile, avec beaucoup de débats afin de parvenir à une position commune. Finalement, la coordination a souligné la légitimité de l’opposition sociale au projet, qui était harcelée de toutes parts, mais s’est démarquée de cette intervention de ETA.
De son côté, l’“Assemblée contre le TGV” avait fait un communiqué dans lequel elle déclarait que la plus grande violence était celle du capitalisme et de l’Etat, et elle demandait à ETA de ne pas intervenir dans ce conflit.
Quelles ont été les actions menées ?
Il est important de souligner que, si le mouvement est fort à ce moment-là, il a aussi des contradictions internes. Par exemple, il y a eu beaucoup d’actions de désobéissance.
Une action intéressante a été le boycottage des prélèvements des actes d’expropriation. Le ministre en charge du dossier lance des citations à tous les propriétaires des terrains devant être expropriés pour leur faire signer les actes de ces expropriations. A partir du moment où l’acte est signé, les terres correspondantes peuvent être occupées à tout moment. Nous avions engagé des actions de boycottage, des rassemblements au cours desquels nous occupions les mairies avec des concentrations de manifestants à l’extérieur. C’était très humiliant pour le ministère espagnol. Ses représentants viennent de Madrid, avec leurs valises, protégés par la police autonome basque armée et casquée. Il y a le rassemblement populaire, on leur claque la porte de la mairie au nez, ils doivent attendre dehors sans savoir si le maire va apparaître ou pas, ils ne savent pas ce qui va se passer… et ils s’en vont sans avoir signé les actes. Cela s’est passé plusieurs fois, cela a eu beaucoup d’impact à ce moment-là ; c’était vraiment très humiliant pour eux.
Autre chose intéressante à cette époque, c’est que beaucoup de maires opposés au projet ne collaboraient pas dans les procès, dans les signatures des actes d’expropriation. Au début, le ministère espagnol ne savait pas trop comment réagir. En Espagne, il y avait eu des cas où des oppositions de ce genre avaient eu lieu mais c’en était resté à la première fois, et à la seconde, les choses s’étaient arrangées et les maires signaient les documents. Mais là, c’était différent. Il y a eu des cas où, cinq fois de suite, des mairies ont refusé de collaborer… Alors, au ministère, ils ont changé les règles. Dorénavant si, à la seconde fois, le maire ne collabore pas, il est automatiquement remplacé par le préfet, le représentant de l’Etat pour la région considérée, qui signe à sa place pour mener à bien les expropriations.
C’est là un autre cas évident d’imposition du projet que de retirer aux mairies le peu de pouvoir qu’elles ont pour exprimer leur refus de ces projets.
Toutes ces actions de désobéissance et de boycottage des expropriations avec les maires de même que les blocages des travaux avaient comme protagonistes principaux des gens de l’“Assemblée contre le TGV” ainsi qu’une mouvance assez informelle : on peut dire que ceux et celles qui la composaient n’étaient organisés ni avec la Coordination, ni avec l’Assemblée, et qu’ils menaient leurs actions de leur côté. Il y a eu des débats au sein de la coordination, en particulier sur le modèle d’organisation. C’est un mouvement assembléaire. C’est dans les assemblées générales que sont établies les lignes de travail, les positions, les questions que nous allons poser, etc. avec aussi la réunion hebdomadaire d’une sorte de commission permanente. Au fur et à mesure que le mouvement se renforçait, il y avait de plus en plus de participation de base, avec la création de groupes locaux. Et cette commission devait faire un gros travail de coordination et avait acquis une grande responsabilité. Il y avait peut-être un danger à ce moment-là : quel type de mouvement étions-nous en train de faire, comment voulions-nous nous organiser ? Il y a eu aussi des débats sur cette question-là.
Et les pouvoirs,
comment ont-ils réagi ?
Un élément important : en 2008, les gouvernements espagnol et basque ont aussi multiplié et accéléré les travaux. Il y a eu rapidement plusieurs chantiers en même temps, des travaux sur plusieurs tronçons simultanément. C’est sans doute là que nous avons montré une faiblesse, parce que cette situation a eu très vite un effet psychologique sur les populations, sur leurs motivations et sur leur espoir de parvenir à arrêter les travaux. Après plusieurs mois de travaux qui commencent à faire des dégâts considérables, on se rend compte que dans plusieurs localités de l’intérieur du Pays basque, très touchées par le projet, très engagées dans la lutte, se fait jour une certaine démobilisation.
On aboutit en 2009 à une impasse, bien qu’au début de l’année le mouvement ait été encore très fort. Par exemple, nous organisons une marche sur le chantier près de Vitoria à laquelle participent plusieurs milliers de personnes. Nous essayons aussi de faire une action de désobéissance massive, un sit-in énorme sur un chantier qui est brutalement réprimé par la police autonome basque : ils nous poursuivent, la répression provoque des dizaines de blessés, avec des balles en caoutchouc tirées à bout portant. Dans un passage assez étroit, la police attaque très brutalement les manifestants. Il y a 8 détenus pendant trois jours. Ils ont essayé de les envoyer devant l’Audiencia Nacional mais l’affaire est revenue à un tribunal d’ici et nous ne savons pas encore quel va être le verdict, le procès n’a eu lieu que cette année.
L’opinion reste très opposée au projet et le mouvement est encore fort. Mais nous avons des difficultés à engager des actions, des formes de lutte qui réunissent du monde et qui dynamisent vraiment toute cette contestation populaire.
En 2009, nous avons eu des débats sur comment faire face à cette impasse. Par exemple, le mouvement Mugitu, qui a réalisé l’entartage de Toulouse (voir plus loin), est né de ces débats internes sur comment poursuivre la lutte, quels moyens et formes de lutte adopter. Un des axes que nous avons décidé, c’est d’impulser la désobéissance civile.
Nous nous engageons aussi dans un rapprochement avec la lutte croissante contre la LGV au Pays basque nord, où à la manifestation d’Hendaye-Irun en janvier 2010, nous étions 17 000 personnes environ, dont, il faut le dire, 14 000 venaient du Pays basque nord. (En décembre 2010, une manifestation à Bayonne réunissait à nouveau 17500 manifestants, n.d.c.)
Avec le thème de la crise économique, nous essayons aussi de relancer la mobilisation : tout ce gaspillage économique, ces fonds publics engagés dans les travaux du TGV alors qu’au même moment, dans l’Etat espagnol, il y a des coupes sociales dans les budgets qui, ajoutées à la crise économique qui s’aggrave, vont conduire à de graves conséquences sociales.
Nous essayons de relancer la mobilisation en soulevant ces questions-là mais nous n’arrivons pas à récupérer la force que nous avions auparavant. Peut-être que la nouvelle situation politique a une influence, avec les changements qui se produisent ici.
Mais en même temps, il faut savoir qu’au bout de 5 ans de travaux, les promoteurs du TGV n’ont réalisé que 20% du chantier global. Alors que les dégâts sont déjà considérables dans certains villages, seule une petite partie des dépenses a été engagée… Même si le gouvernement dit que c’est irréversible…
Le chiffre global de ces travaux
s’élève à combien ?
Pour la communauté autonome basque, pour le “Y” basque, environ 6 milliards d’euros. Si l’on ajoute le projet en Navarre [1], où ils ont commencé de tout petits travaux, il y a quelques mois seulement, juste après l’entartage, on doit atteindre 10 milliards d’euros pour l’ensemble du Pays basque sud.
Actuellement, il y a quand même des initiatives. D’autres mouvements luttent contre d’autres infrastructures. Par exemple, dans la zone du Guipuzcoa, nous sommes en contact avec d’autres mouvements, contre le projet de super port de Jaizkibel [Pasaia], contre un projet d’incinérateur ici, et d’autres projets encore… Il y a des pistes pour replacer tout cela dans une lutte conjointe contre toutes les grandes infrastructures qui nous affectent tous. Par exemple envisager une manifestation ensemble pour l’arrêt de tous les travaux et pour insister sur le fait que ce ne sont pas des projets isolés, moi ici, toi là, mais que c’est une question de modèle social, politique.
Avant de conclure, peux-tu nous parler de ce qui s’est passé à Toulouse
le 27 octobre 2011 ?
C’était une rencontre de la Communauté de Travail des Pyrénées (CTP) [2] qui regroupe les régions et communautés autonomes des deux côtés des Pyrénées. Ces grandes rencontres ont lieu tous les deux ans sous forme de conférence sur leurs thèmes préférés, les voies de communication et de transports à travers les Pyrénées. C’est une de leurs grandes revendications.
Cette année, le thème était précisément l’interconnexion des Lignes à Grande Vitesse à travers les Pyrénées.
En sachant cela et aussi que la présidente navarraise Yolanda Barcina allait prendre la présidence de cette CTP pour deux ans, à la suite de Malvy, président PS de la Région Midi-Pyrénées, nous avons vu là l’occasion de faire un acte symbolique pour dénoncer l’imposition des projets TGV et la politique des gouvernements présents dans la CTP en matière de grandes infrastructures à travers les Pyrénées.
Nous nous sommes rendus à Toulouse. Nous avions le soutien du groupe local du mouvement occitan Libertat. Nous sommes entrés dans le lieu de la conférence. Nous avons interrompu la séance et trois compagnons ont écrasé des tartes sur la tête de Barcina : une action d’entartage pour dénoncer la LGV.
Les gardes nous ont mis dehors. Là, nous avons fait des déclarations à la presse. Nous sommes ensuite restés pendant dix minutes avec des affiches où étaient inscrites nos revendications. Nous nous sommes retirés sans aucun problème, sans intervention de la police, ni contrôle d’identité.
Le soir, en regardant les infos, on a pu voir d’un côté la grande joie dans les rues de Pampelune. Les gens disaient que c’était comme dans un match de foot, quand l’équipe met un but. Dans les bars, il y avait une joie populaire incroyable. Il faut dire que la présidente est très contestée, même si elle a aussi un fort soutien. Elle est très autoritaire. Elle a été la maire de Pampelune. C’est elle qui a détruit le gaztetxe [maison des jeunes occupée et autogérée], un lieu très intéressant, où il se passait plein de choses, en lien direct avec de très nombreuses activités sociales dans le quartier. C’est elle aussi qui se bat contre la langue basque, etc. Elle est très contestée et c’est pourquoi l’action de Toulouse a été très bien accueillie en Navarre.
Mais, d’un autre côté, ce même soir, le parlement de Navarre a interrompu sa séance et a publié une déclaration condamnant l’action. Il y a eu aussi les déclarations de Barcina nous accusant d’être de l’entourage de ETA, d’avoir mené une action violente, une agression. A la suite de l’entartage, a été lancée immédiatement une campagne d’intoxication politique et de criminalisation.
Alors que nous étions encore à Toulouse, nous avions décidé de convoquer une conférence de presse le jour suivant à Pampelune pour exposer et revendiquer la signification anti-TGV de cette action, le caractère comique et d’action directe non-violente de l’entartage et aussi pour lancer un appel à la désobéissance et à la lutte.
Mais, quand nous sommes arrivés à Pampelune, nous avons été immédiatement arrêtés par la police autonome près des domiciles des compagnons navarrais. Ils ont été détenus et sont poursuivis par l’ Audiencia Nacional de Madrid, qui demande des peines de prison très lourdes contre les trois compagnons accusés de l’entartage : de 4 à 6 années pour deux compagnons, et jusqu’à 9 années pour le troisième car il est conseiller municipal d’un petit village.
Nous avons lancé un appel à la solidarité qui a reçu du soutien de nombreuses associations et mouvements politiques et sociaux. Noël Godin, qui est en quelque sorte le créateur de l’entartage, nous a aussi témoigné son soutien.
En ce moment, la situation des compagnons est préoccupante car l’ Audiencia Nacional ne donne aucune garantie du point de vue légal sur ce qui peut arriver. Les demandes de peines de prison sont vraiment très fortes pour les compagnons. Nous dénonçons ces poursuites : dans la plupart des pays européens, avec tous les entartages qu’il y a, en général il n’y a pas de poursuites, ou alors qui se concluent par de simples contraventions ou amendes, mais pas de la prison !
Comment soutenir ces camarades ?
Début novembre, nous avons lancé un appel à la solidarité. Actuellement, nous sommes plutôt en attente. Les avocats ont déposé des recours.
Il faut signaler qu’ils sont sous contrôle judiciaire, avec obligation de pointer chaque semaine et notification permanente du domicile et du téléphone. Ils ont eu un retrait de leur passeport et sont donc dans l’impossibilité de sortir de l’Etat espagnol. C’est un contrôle judiciaire très lourd. Il faut que nous aussi nous menions campagne pour un soutien concret.
Signalons que les membres de Libertat qui ont participé à l’action ont été convoqués par la police de Toulouse et n’ont eu aucune poursuite. En fait, pour les policiers français, il semble que cela a été une simple formalité et qu’ils n’avaient aucune intention d’engager des poursuites.
Pour les compagnons d’ici, il y a eu une prise de décision politique délibérée. Et que l’affaire soit aux mains de l’Audiencia Nacional, cela complique la situation. Il faut préciser que l’accusation porte non sur une agression mais sur une atteinte à l’autorité.
Site du mouvement Mugitu
http://mugitu.blogspot.com/
Site de l’“Assemblée
contre le TGV”
http://sindominio.net/ahtez/
[1] Le « couloir navarrais » vise à relier le “Y” basque et la ville de Saragosse. De là, une branche est sensée relier Barcelone, l’autre Madrid
[2] La CTP regroupe, côté français, les régions Aquitaine, Midi-Pyrénées, Languedoc-Roussillon et, côté Etat espagnol, les Communautés autonomes d’Euskadi, Navarre, Aragon, Catalogne, plus l’Andorre.
Des tartes pour 11 responsables
de la construction du TAV
Ce matin, nous avons envoyé par courrier 11 tartes à différents responsables de la construction du TGV, tant du Pays Basque que de l’Etat espagnol et de l’Europe. En outre, Yolanda Barcina, qui a déjà savouré le goût de la meringue, a été honorée avec un bouquet de fleurs.
Par cette action sympathique, Mugitu ! Mugimendua (M !M) veut récompenser les politiciens et les patrons pour les meilleurs efforts qu’ils ont déployés en vue d’imposer la construction du TGV. Pour les années qui viennent, ces dirigeants veulent dépenser des centaines de millions voire des milliards d’euros pour alimenter ces infrastructures déficitaires et nourrir le gaspillage des ressources publiques. Et pour atteindre un si noble objectif, ils savent pertinemment que, dans les différents parlements, vont être approuvées, au cours des prochaines semaines, des mesures budgétaires qui vont attaquer durement les droits sociaux fondamentaux tels que l’éducation et la santé publiques, les prestations sociales et les autres aides d’urgence sociale.
Il n’y a plus d’argent pour rien, sauf pour le TGV, la panacée à tous nos maux.
C’est pour cela, et en remerciement d’une si juste et si équitable manière de gérer les ressources publiques et la richesse collective, que nous avons envoyé ces friandises afin que vous sachiez combien nous apprécions vos politiques néolibérales.
Nous savons que plusieurs des bénéficiaires, à l’approche de la période des fêtes de Noël, se font du souci pour le maintien de leur ligne : qu’à cela ne tienne, nous vous informons que ces gâteaux sont adaptés à n’importe quel régime.
Le 28 novembre 2011
Au Pays Basque nord,
où en est la lutte
contre le projet de ligne nouvelle à grande vitesse ?
Nous ne nous attarderons pas ici sur les motifs, les formes et la force de la lutte contre la LGV au Pays Basque Nord. Ce combat de longue haleine conserve les caractéristiques déjà mentionnées et analysées dans des numéros précédents de Courant Alternatif (de mars 2010 à mars 2012, n° 198, 203, 206, 218).
Cette lutte est devenue au fil des ans très large et populaire au Pays Basque faisant du projet de ligne nouvelle à grande vitesse un thème public incontournable. Ce combat a eu aussi un effet d’entraînement en incitant à dynamiser et à coordonner des associations anti-LGV dans les régions Aquitaine et Midi-Pyrénées et, au delà, à fédérer des luttes contre les grands projets destructeurs (Charte d’Hendaye en janvier 2011).
A l’actif de cette lutte au Pays Basque nord, une coordination solide des collectifs locaux sur le tracé de la LGV projetée, une vigilance de tous les instants qui permet de décortiquer et de mettre à mal les données mensongères lâchées par les promoteurs du projet (RFF, Chambre de Commerce et d’Industrie) et par les « grands » élus qui le soutiennent (PS, UMP, Modem), une capacité à informer et à expliquer largement et fréquemment afin d’entretenir et d’élargir sensibilisation et mobilisation.
Si les arguments anti-LGV s’appuient ici beaucoup sur des chiffres et des éléments très techniques en vue d’affronter et de décrédibiliser les experts et autres technocrates de RFF, il n’empêche que la lutte contre la LGV est porteuse de contenus politiques, sociaux, économiques et culturels anticapitalistes et antiproductivistes et qu’elle met en avant le projet d’une autre société, comme c’est le cas dans de nombreux autres foyers de lutte contre les TGV et plus généralement contre tous les grands projets destructeurs.
A l’actif également de cette lutte, sa capacité à réagir très vite et son dynamisme mobilisateur qui ne s’essouffle pas : rassemblements fréquents sur le terrain qui ont réussi, par exemple, à faire reculer les équipes venues faire des sondages ; interventions collectives à la moindre opportunité ; participation aux manifestations contre les TGV et les grands projets d’infrastructure hors Pays Basque ; manifestations massives sur la côte basque.
L’enquête d’utilité publique sur les lignes Bordeaux-Espagne, Bordeaux-Toulouse (le coût de ces chantiers est estimé, à ce jour, à 13,4 milliards) est prévue pour 2013. L’appel est lancé à la mobilisation pour s’opposer concrètement à cette nouvelle phase du projet. Pour faire valoir le rapport de force contre la LGV, deux grandes manifestations sont prévues, l’une au printemps, sur un site (Saint Pée de Nivelle) menacé par le chantier, et l’autre à l’automne prochain. A suivre...