Point de vue
par Cengiz Gunes
samedi 7 septembre 2013, par
L’importance géopolitique grandissante de la minorité kurde de Syrie a apporté une nouvelle dimension à ce conflit de plus en plus sanglant.
La probabilité de l’autonomie kurde en Syrie a apporté l’espoir que la longue période d’oppression de cette communauté était terminée et a donné un nouvel élan au débat plus large sur la position et le statut des Kurdes dans le Moyen-Orient en général.
5 septembre 2013
par Cengiz Gunes (*)
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Alors que les événements en Syrie continuent de dominer les gros titres de l’actualité à travers le monde, l’importance géopolitique grandissante de la minorité kurde de Syrie a apporté une nouvelle dimension à ce conflit de plus en plus sanglant. Les Kurdes ont pris le contrôle de la majorité des villes kurdes le long de la frontière entre la Syrie et la Turquie, y compris Afrin et Ayn al-Arab (Kobanê) dans le nord de la Syrie, et Ras al-Ayn (Serêkaniyê) dans le Nord-Est de la Syrie, en juillet 2012. La majorité des zones kurdes ne constituent pas une enclave en continu, et les secteurs peuplés par des Arabes et d’autres groupes ethniques divisent leurs centres de peuplement.
À l’instar des autres régions tenues par les rebelles en Syrie, les Kurdes gérer leurs propres affaires dans les zones situées sous leur contrôle, notamment en fournissant une éducation en langue kurde. Les Unités de Protection du peuple (YPG pour ses sigles kurdes) ont gagné la confiance de la population en défendant les communautés situées dans les zones sous contrôle kurde. L’ascension des Kurdes au cours de la dernière année souligne leur importance croissante pour l’opposition syrienne. Cependant, une grande question demeure : qu’est-ce que l’avenir réserve pour les Kurdes de Syrie ?
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L’année écoulée a vu les désaccords politiques entre les Kurdes de Syrie refaire surface, mais leurs désaccords n’ont pas conduit à un conflit. L’accord négocié par le Gouvernement régional du Kurdistan [d’Irak] (KRG) en juillet 2012 a conduit à la création du Conseil suprême kurde – une organisation qui chapeaute le regroupement du principal parti politique kurde, le Parti de l’Union Démocratique (PYD dans ses sigles kurdes) et le Conseil national kurde (KNC), composé d’autres petits partis politiques – et la mise en place d’une forme de partage du pouvoir dans l’administration des zones sous contrôle kurde, y compris la coordination des activités des YPG.
Constituant environ 10% de la population de la Syrie, les Kurdes ne peuvent pas acquérir le pouvoir politique et militaire de déterminer l’issue du conflit, et l’évolution future de la position des Kurdes en Syrie dépend fortement de leurs relations avec les autres secteurs de l’opposition syrienne, ainsi que des actions des puissances régionales. Alors que les partis politiques kurdes en Syrie ne préconisent pas la création de leur propre Etat kurde indépendant, leur objectif est une large autonomie pour les Kurdes, la démocratie pluraliste et la reconnaissance des droits de toutes les minorités ethniques et religieuses en Syrie. En outre, le PYD a toujours maintenu qu’ils ne soutiennent pas davantage une militarisation accrue du conflit ni l’ingérence de puissances extérieures. Cela a provoqué des frictions entre le PYD et les autres secteurs de l’opposition syrienne, qui prônent une confrontation militaire plus intense, y compris une intervention extérieure contre le régime d’Assad. Depuis octobre 2011 et en collaboration avec d’autres partis de gauche en Syrie, le PYD a pris part à la construction d’une coalition des forces d’opposition, le Comité National de Coordination pour le Changement Démocratique.
L’influence croissante des groupes djihadistes dans les zones contrôlées par les rebelles au cours de la dernière année a coïncidé avec une augmentation significative des attaques contre les zones contrôlées par les Kurdes. Cela est devenu particulièrement le cas depuis la mi-juillet 2013, lorsque les combats ont éclaté entre le Jabhat al-Nosra, affilié à Al-Qaïda et les YPG à Ras al-Ayn. Actuellement, les combats se poursuivent dans un certain nombre de zones, et alors que les YPG ont réussi à défendre leurs positions, elles n’ont pas pu empêcher le Jabhat al-Nosra d’assassiner, de décapiter et d’enlever des civils kurdes. Ces attaques montrent clairement le danger que courent facilement les Kurdes d’être davantage entraînés dans une guerre civile de plus en plus sanglante et brutale et que le conflit peut évoluer selon des lignes ethniques.
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L’afflux récent de réfugiés kurdes au Kurdistan irakien ne fait que démontrer les niveaux élevés d’inquiétude et d’insécurité ressenti par les Kurdes en Syrie. La concurrence pour les ressources et la prise des villes importantes stratégiquement ont été citées comme la principale motivation derrière les attaques menées par le Jabhat al-Nosra et l’Etat islamique en Irak et al-Sham (ISIS). Cependant, les raisons idéologiques sous-jacentes et les antagonismes basés sur les différences ethniques doivent également être mis en évidence. L’objectif des djihadistes d’établir un État islamiste est en opposition totale avec la vision des Kurdes d’une Syrie démocratique et plurielle. La rhétorique des premiers cible de plus en plus la laïcité du PYD et ses vues sur l’égalité des sexes.
En plus de la population kurde dans les régions à majorité kurde, un nombre important de Kurdes vivent dans des zones mixtes, comme Alep et la région environnante. Là, depuis le début de l’année 2012, les Kurdes se sont également organisés militairement sous le Jabhat al-Akrad (Le Front kurde), qui opère comme des unités indépendantes dans le cadre de l’Armée Syrienne Libre (ASL). Toutefois, en raison des attaques djihadistes contre les zones contrôlées par les Kurdes et contre des civils kurdes dans la région d’Alep, les relations entre l’ALS et le Jabhat al-Akrad se sont sévèrement tendues depuis juillet 2013.
Les relations entre les Kurdes et les autres secteurs de l’opposition syrienne restent moins antagoniques, mais jusqu’à présent, le Conseil national syrien (CNS) – l’organe représentatif de l’opposition – n’a pas réussi à intégrer les Kurdes dans ses structures : certains représentants kurdes ont fait partie du CNS, mais ni le PYD ni le KNC ne sont actuellement représentés. Récemment, le CNS a intensifié ses efforts pour intégrer les organisations représentatives kurdes dans ses structures, avec l’organisation de rencontres entre les partis politiques kurdes et des représentants du CNS. Cependant, il n’est pas clair si le CNS sera en mesure de satisfaire pleinement les revendications kurdes pour l’autonomie et, plus important encore, de répondre à la menace croissante pour les Kurdes créée par les attaques du Jabhat al-Nosra et de l’ISIS.
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La revendication kurde de l’autonomie a également été vue avec suspicion par la Turquie, au motif que cela conduirait à l’éclatement de la Syrie. La principal inquiétude de la Turquie provient aussi du fait que le PYD, qui a des filiations idéologiques étroites avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), jouera un rôle de premier plan dans le gouvernement d’une telle entité. La Turquie craint qu’une telle situation augmente la puissance du PKK en tant qu’acteur régional et qu’il soit en mesure de mettre plus de pression sur la Turquie pour qu’elle accorde davantage de droits politiques à sa minorité kurde, un tournant que la Turquie n’a jamais vraiment accepté de prendre au cours des trente dernières années de ce conflit. Récemment, l’importance croissante et la légitimité internationale montante du PYD semblent avoir convaincu la Turquie de poursuivre le dialogue et une politique moins antagonique, ce qui s’est reflété dans les visites du co-président du PYD, Salih Muslim, en Turquie en juillet et août dernier. Ces visites représentent un progrès significatif, d’autant plus que précédemment, la Turquie avait menacé d’envahir la Syrie si l’autonomie kurde était établie sous la direction du PYD.
Cependant, il est trop tôt pour affirmer que la politique de la Turquie va changer. Cela parce que la politique de la Turquie envers les Kurdes de Syrie est conçue dans sa politique globale de la gestion de son conflit kurde. Au cours de la dernière décennie, en dépit de l’existence d’importantes occasions de résoudre le conflit, la Turquie a échoué à développer un nouveau cadre politique pour le transformer et éventuellement y mettre fin. Jusqu’à présent, la Turquie a suivi une approche fragmentée sur l’octroi de droits collectifs à la minorité kurde. La mise en place d’une chaîne de TV en langue kurde, la TRT6, dans le cadre du réseau de la radiodiffusion d’Etat en janvier 2009, et la création de départements dans certaines universités d’État dans quelle langue kurde est enseignée et étudiée sont souvent cités comme les principales mesures prises par le gouvernement. Toutefois, jusqu’à présent, le gouvernement reste opposé aux principales revendications kurdes sur la décentralisation et l’autonomie, et une pleine reconnaissance des droits linguistiques des Kurdes, tels que l’éducation dispensée en langue kurde. La reconnaissance de l’identité kurde et des droits associés exigent des changements majeurs dans l’identité de la Turquie en tant qu’Etat, et ceux-ci ne peuvent s’établir que s’il y a une volonté et un consensus pour redéfinir la conception dominante de la citoyenneté, les droits universels et les droits des minorités et des groupes spécifiques. Le débat public révèle autant la rigidité idéologique du nationalisme turc et son hésitation à accepter la légitimité des revendications et les droits politiques kurdes.
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Malgré le fait que l’autonomie kurde de facto en Syrie soit soumise à une pression croissante, les Kurdes semblent avoir réussi à trouver un équilibre délicat dans une situation incertaine. Pour beaucoup dans la communauté kurde, la possibilité de l’autonomie kurde a apporté l’espoir que la longue période d’oppression était terminée et qu’ils ont maintenant placé leur destin dans leurs propres mains. En outre, la probabilité de l’autonomie kurde en Syrie a donné un nouvel élan au débat plus large sur la position et le statut des Kurdes dans le Moyen-Orient en général. Ce qui est incontestable est l’influence croissante des Kurdes dans la région au cours de la dernière décennie. La consolidation de l’autonomie kurde en Irak, et la possibilité que cela peut générer pour la création d’un Etat kurde indépendant, contient le potentiel de perturber les frontières internationales dans la région. Par ailleurs, l’existence d’une entité autonome kurde, comme le KRG, renforce la tentative kurde d’élaborer un nouveau cadre régional dans le Moyen-Orient pour la satisfaction des revendications kurdes.
Le ‟processus de paix” en cours en Turquie, s’il aboutit, est également très important. Non seulement il entraînerait une transformation majeure dans la politique régionale, mais il permettrait également de créer l’impulsion pour la résolution pacifique des autres conflits kurdes, par la satisfaction des droits et des exigences kurdes à l’intérieur des frontières étatiques existantes. Par conséquent, l’évolution de la situation dans les autres régions kurdes aura un impact positif sur la résolution pacifique de la question kurde en Syrie. Cependant, la réalité effective que les Kurdes deviennent un acteur régional important dépend de leur capacité à forger une position kurde commune, qui nécessite un degré plus élevé d’unité politique entre les différents mouvements kurdes. Pendant les années 1990, la rivalité intra-kurde a conduit au conflit, mais plus récemment, la nécessité d’une coopération sur des objectifs communs a gagné le soutien de cercles politiques kurdes. Il reste à savoir si ces objectifs se concrétiseront. La récente décision de convoquer le Congrès national kurde en novembre 2013 à Erbil (Hewlêr) pourrait constituer une étape historique dans cette direction. Jusqu’à présent, les représentants des principaux partis politiques et ONG kurdes de l’Irak, de l’Iran, de la Turquie et de la Syrie ont pris part aux réunions préparatoires de ce Congrès, et la recherche d’une approche pan-kurde pour venir à bout des menaces auxquelles les Kurdes en Syrie font face devrait être placée en tête de son ordre du jour.
Source : Jadaliyya.com
Traduction : XYZ / OCLibertaire
(*) Cengiz Gunes est un universitaire et l’auteur de The Kurdish National Movement in Turkey, From Protest to Resistance (Routledge, London, 2012) et coéditeur (avec Welat Zeydanlıoǧlu) d’un ouvrage à venir, The Kurdish Question in Turkey : New Perspectives on Violence, Representation, and Reconciliation (Routledge, 2014).
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