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Un projet de normalisation

dimanche 10 juin 2007, par Courant Alternatif

A l’automne dernier, à Limoges, lors du procès d’un jeune manifestant interpellé à la suite d’une manifestation contre la venue de Sarkozy, le parquet a requis en plus d’une peine de Travail d’intérêt général, l’obligation de suivre un stage d’apprentissage à la citoyenneté, c’est-à-dire d’intégrer un ensemble de normes, de valeurs, de comportements afférents au statut de citoyen. Cette réquisition du représentant de la société semble étrange si on la met en perspective avec le fait que la citoyenneté se trouve au cœur du consensus républicain, en tant que valeur quasi sacré et que dans le cas présent, elle devient un moyen de punition. Cela n’est pas sans évoquer le travail en Union soviétique, à la fois valeur sacrée et instrument de punition inscrit dans le système pénitentiaire, en Sibérie. Dans la même période, l’Observatoire international des prisons (OIP) initiait ses Etats généraux de la condition pénitentiaire. L’objectif de cette démarche était de rappeler aux candidats aux élections présidentielles que les détenus étaient aussi des citoyens, privés de liberté mais étant également et malgré tout, détenteurs des droits qui vont avec (sauf celui d’aller et venir). Le 10 octobre dernier, deux sénateurs ont déposé un projet de loi visant à créer un service civique citoyen, aux motifs que l’individualisme dominant nos sociétés engendrerait des “ incivilités ”, distendrait le “ lien social ” et avec pour objectif de recréer les “ solidarités traditionnelles ” en réponse au désarroi de nos “ concitoyens ” et qu’il y aurait confusion entre droits et devoirs. La Journée d’appel à la défense qui a remplacé le service militaire va dans le même sens. Le candidat Bové qui se veut le candidat de la “ société civile ”, a employé ad nauseam ce mot valise qui veut dire tout et son contraire. Les sans papiers, les chômeurs, les précaires se sont souvent situés sur ce terrain, ces dernières années, avec des revendications portant sur la conquête de nouveaux droits. Il nous a donc semblé opportun de revenir sur ce concept, de voir par qui il est porté et ce qu’il signifie. Ce dossier comprend deux parties. D’une part, un premier article évoque les terrains et les cibles du citoyennisme, dans le domaine de l’insertion et de l’éducation . D’autre part, nous avons repris des éléments de réflexion, plus théoriques, dans le numéro hors série de Courant alternatif sur le citoyennisme, paru en 2003 et dont la lecture est toujours aussi stimulante.


De quelques aspects pratiques du citoyennisme Solidarité, encadrement, délation

L’invocation de la citoyenneté est toujours porteuse d’une injonction à faire bloc. Elle a principalement pour but de rassembler les populations autour de valeurs qui sont présentées comme devant être communes. En cela elle cherche à gommer les antagonismes de classe, d’origine ou de position sociale. C’est un discours qui cherche à rassembler tous les “ bons ” citoyens contre ceux qui par leur comportement s’excluent de fait de la collectivité.

La solidarité citoyenne : un cautère sur une jambe de bois

Pour les plus humanistes, l’invocation de la citoyenneté se fait autour d’une nécessaire solidarité, mais une solidarité gérée par l’Etat. L’appel des “ Enfants de Don Quichotte ” dans leur “ Charte du canal st Martin ” en est un des plus éclairants exemples récents. Dans leur préambule, ils proclament :
“ Nous, citoyens et citoyennes, refusons la situation inhumaine que vivent certains d’entre nous, sans domicile fixe. Nous voulons que soit mis fin à ce scandale, à la honte que cela représente pour un pays comme le nôtre.
La Constitution garantit le droit à la dignité, à des moyens convenables d’existence, et nous avons un devoir d’assistance à personne en danger.
N’acceptons plus que les plus fragiles ou les plus pauvres soient laissés au bord de la route.
L’Etat doit mettre en place dès aujourd’hui une politique ambitieuse garantissant l’accès de tous à un vrai logement.
Il faut rompre avec les solutions provisoires, les logiques d’urgence qui aggravent la précarité et conduisent certains à une mort prématurée.
Pour la dignité de tous. ”
Tout y est dans ce texte :

  • l’indignation (appuyée par des termes redondants) des bons citoyens face à une situation jugée inhumaine ;
  • l’englobement dans un même “ nous ” des bons citoyens et des pauvres “ laissés au bord de la route ” (mais que l’on ne laisse pas vraiment s’exprimer eux-mêmes) ;
  • l’ambition, décrétée commune : “ un vrai logement ” ;
  • l’absence de réflexion sur les causes concrètes qui créent les SDF ;
  • l’appel à l’Etat pour organiser la solidarité.
    Les valeurs idéologiques qui sous-tendent les intentions des animateurs vedettes de ce mouvement sont connues. En tant que bons chrétiens, la vue de ces pauvres à la rue leur fendait l’âme. Mais comme “ charité bien ordonnée commence par soi-même ”, comme pourrait le dire Augustin, il faut trouver qui faire payer, et à ce moment-là, l’Etat est bien pratique. Quand ils seront relogés dans des HLM de banlieue, les SDF ne leur gâcheront plus la vue et peu importe s’ils y crèvent de misère.
    Evidemment, il y a bien d’autres courants “ humanistes ” qui invoquent la citoyenneté pour tenter de pallier au développement de la misère. Cela va donc des chrétiens traditionalistes, jusqu’aux associations proches du PC. Chacun peut, lorsqu’il en a les moyens, donner son obole ou son temps de citoyen solidaire en fonction de sa sensibilité. Le seul ennui, c’est que toute cette débauche de bonté citoyenne ne change jamais vraiment la situation des plus pauvres (ne produisant qu’un mieux-être provisoire) et encore moins la société.

L’encadrement citoyen : la soumission aux règles

Pour être un vrai citoyen, il ne faut pas oublier que l’on a avant tout des devoirs. Le premier devoir du citoyen c’est celui d’aimer et défendre la patrie et ses valeurs. Je ne m’étendrai pas sur ce thème que Nicolène Royozy et Ségolas Sarkal ont si bien chanté en duo (couvrant un peu les basses qui s’épuisent à le brailler depuis des années).
Juste un petit rappel ; même si le service militaire n’existe plus, depuis la restauration des liens entre l’école et l’armée au début des années Mitterrand (protocole Hernu-Savary), l’école a toujours un rôle à jouer pour instiller “ l’esprit de défense ”. Le dossier sur “ Citoyenneté et défense ” paru il y a 7 ans dans Textes et documents pour la classe, Revue du CNDP pour la diffusion de la pédagogie officielle est introduit ainsi par Jacqueline Costa-Lascoux :
“ L’enseignement de la défense en éducation civique, le recensement, la Journée d’appel de préparation à la défense constituent trois étapes d’une pédagogie de la citoyenneté. Mais la défense doit redéfinir ses objectifs pour inspirer aux jeunes générations le sens du bien commun, la volonté de se battre dans l’intérêt général, quitte à sacrifier un certain bien-être, des privilèges, voire sa vie, pour un idéal partagé. Seule la protection des droits de l’homme et de la démocratie semble aujourd’hui avoir un sens assez fort pour représenter une mission qui justifie de combattre. ”
On voit bien que cette pédagogue, plus au fait que Ségolène des thèmes auxquels la jeunesse peut être sensible a l’habileté de remplacer les symboles que sont le drapeau et la Marseillaise par les valeurs des droits de l’homme et de la démocratie.
Bon, ça c’est pour les vrais petits français, les jeunes qui sont nés ici ou au moins allés à l’école depuis leur plus jeune âge. Mais pour former des citoyens, il y a aussi un boulot éducatif à faire auprès de tous ces étrangers qui s’installent en France. C’est ainsi que, grâce au fils d’un obscur immigré hongrois, tous les étrangers qui ne sont pas invités à prendre un charter de retour vers leur pays d’origine, pour montrer qu’ils souhaitent de leur plein gré s’intégrer à notre société doivent obligatoirement signer le “ Contrat d’accueil et d’Intégration ” et participer à une journée de formation civique.
Former des citoyens en 6 heures, surtout lorsque certains ne comprennent pas encore le français, cela relève de l’exploit, alors on va à l’essentiel “ La France est une république indivisible, laïque, démocratique et sociale ” : On rappelle ensuite la devise de la République, le fonctionnement des institutions, l’égalité en droits, en particulier entre hommes et femmes. On insiste sur trois “ droits fondamentaux ” : la liberté, la sûreté “ qui garantit la protection par les pouvoirs publics des personnes et des biens ”, ainsi bien sûr que “ le droit personnel à la propriété ”… pour bien faire comprendre à ces étrangers qu’ils n’ont pas intérêt à être collectivistes ?
Cela reste dans les fondamentaux classiques, mais on trouve aussi quelques recommandations plus folkloriques : L’ANAEM, agence qui pilote le dispositif, demande aux organismes de formation de se munir d’un drapeau bleu-blanc-rouge et de faire écouter la Marseillaise.
Faisant du zèle, un organisme parisien de formation de formateurs (porté par des personnes d’origine turque, c’est-à-dire éduquées dans un système de valeurs nationalistes) en rajoutent dans l’adhésion à ces valeurs demandée aux formateurs. A l’issue de leur module, ceux-ci doivent être capables de “ donner une image positive de la France ”… des fois qu’il y aurait des formateurs rebelles qui oseraient critiquer cette belle nation ?

Civisme et délation : quand la morale devient puante

Le ministre de l’intérieur de ces dernières années souhaitait vivement favoriser les délations. Evidemment, pas celles de ces infâmes gratte-papiers qui harcèlent les honnêtes gens à propos de leur appartement, de leur week-end au soleil ou de leurs relations amicales. Non, il s’agit de permettre aux gentils policiers d’infiltrer les réseaux mafieux, aux serviables indicateurs de police d’être correctement rémunérés, aux “ repentis ” de bénéficier d’allègements de peine et d’une absolution morale, aux bons citoyens français de réagir civiquement face à l’immigration irrégulière et enfin au travailleurs sociaux de nous protéger de la délinquance dès le berceau.
Comme certains français restent allergiques à ces “ bonnes pratiques ”, surtout depuis une épidémie de délation dans les années 1940, et que d’autres y sont tout autant attachés que leurs parents ou grands-parents l’étaient à l’époque, on peut dire que la société française est très divisée sur ce point. Lors d’un débat récent dans les pages de l’Express sur le thème “ La délation peut-elle être civique ? ”, Le philosophe André Comte-Sponville essaye de distinguer la dénonciation qui “ peut être acceptable, voire moralement estimable ” de la délation qui “ même intéressée ou haineuse ” peut être utile mais “ pas moins méprisable ”. Bref, la frontière est spongieuse…
C’est au même genre d’exercice que s’est livré Nicolas Sarkozy lorsqu’il a répondu par courrier au collectif “ Résistance à la délation. Il est capable d’écrire (ou en tout cas de signer) “ Il n’a jamais été question dans mon esprit ni dans les projets du ministère de repérer des enfants ou des adolescents qui seraient des délinquants potentiels. ” et deux phrases plus loin : “ C’est fort de cette conviction que l’action publique doit favoriser la prévention, que cette prévention doit être aussi précoce que possible, que le partage de l’information est un préalable à toute coordination, que je soumettrai prochainement au parlement une (sic) projet de loi de prévention de la délinquance. ”
On ne doit plus dire “ ce collabo avait dénoncé des juifs ou des résistants ” mais “ ce citoyen a partagé des informations avec les autorités compétentes. ” Enfin, on doit signaler que Sarkozy est en retard sur Tony Blair, l’un de ses modèles. Le 16 mai dernier, dans le cadre de la politique de lutte contre la criminalité , le gouvernement britannique a annoncé la mise en place d’un nouveau dispositif visant à mieux contrôler les enfants de “ familles à problèmes ” et ceci dès la seizième semaine après la conception !

Alain

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