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courant alternatif 276 - janvier 2018

A propos des « Paradise papers »

mercredi 24 janvier 2018, par admi2


A propos des « Paradise papers »

« Paradise papers », « Panama papers », les histoires semblent se suivre et se ressembler : les très très riches tentent avec succès d’échapper à l’impôt pendant que les coups de massue tombent sur le reste de la population. Au-delà de l’émir du Qatar, de David Cameron, du neveu de Jacob Zuma, de Jérôme Cahuzac, de Balkany, de Strauss-Kahn, de la famille Le Pen, de la Société Générale, etc. (« Panama papers »), et au-delà d’Apple, de Nike, de Dassault, de Total, de Bernard Arnault, de Xavier Niel, de Julien Clerc, etc. (« Paradise papers »), les deux affaires sont pourtant différentes.

Fraude fiscale et évasion fiscale

Les « Panama papers » prouvaient l’existence de fraudes fiscales. En remontant le fil de dossiers issus de cabinets d’avocats d’affaires et de banques, ils montraient comment certains très riches fraudaient pour échapper à l’impôt. Rien de bien nouveau sous le soleil, donc, sauf que ces révélations mettaient en lumière l’ampleur des montages financiers et le rôle des paradis fiscaux dans ces affaires. Elles montraient aussi que les Etats semblaient beaucoup moins pressés de recouvrer les millions qui leur étaient dus que de taper sur les fraudeurs à 100 euros des Assedic. Ce n’est pas des journalistes qui auraient dû révéler ces affaires, mais des juges. Après la révélation du scandale, les Etats ont dû se montrer un peu plus diligents : en France, le parquet national financier a ouvert une enquête pour « blanchiment de fraudes fiscales aggravées », et le ministre des Finances a annoncé que la France allait enfin « réinscrire le Panama sur la liste des pays non coopératifs » en matière fiscale. Beaucoup d’« exilés fiscaux » ont déposé des dossiers de régularisation et commencé à négocier avec le fisc. Je reprends ces termes d’« exilé fiscal » par commodité, mais je ne devrais pas. Les mots ne sont pas neutres. Il s’agit de gens qui sont chez eux à peu près partout sur cette planète, qui vivent où ils veulent, et qui par ailleurs se sont domiciliés fiscalement dans un pays étranger où ils ont naturellement dû prendre un appartement ou un hôtel particulier. Ce ne sont en aucun cas des exilés.
Les « Paradise papers » racontent une autre histoire. Ici, il s’agit d’une affaire d’évasion fiscale. Quelle est la différence ? Il n’y a aucune fraude. Chaque Etat a prévu dans sa législation des douceurs pour les capitalistes, des niches fiscales et des accommodements pour moins taxer les profits afin d’attirer les grandes entreprises sur leur territoire. Les multinationales (mais aussi quelques très riches) peuvent jongler entre les frontières grâce au commerce entre leurs différentes filiales dans différents pays, elles ont de bons conseillers fiscaux, et « optimisent » leur comptabilité de façon à payer le moins possible d’impôts en restant dans la légalité au moins en apparence. D’ailleurs, autant les « Panama papers » concernaient surtout des personnalités, autant les « Paradise papers » concernent surtout des entreprises. Qui ont toutes réagi en disant qu’elles respectaient scrupuleusement la loi, ce qui est à peu près vrai. Et Christophe Castaner a donc eu beau jeu d’annoncer que « Toute infraction aux règles fiscales constatée dans les “Paradise papers” sera immédiatement poursuivie ». Gérald Darmanin a pu se permettre de déclarer « que le gouvernement serait favorable au renforcement des sanctions, notamment de la déchéance des droits civiques automatique de tous les fraudeurs ». Il ne se passera rien, sauf pour les plus maladroits si le scandale continue à faire tache, (presque) tout est légal.

« L’affaire »

Evidemment, toutes ces révélations donnent le vertige. Les fuites des « Paradise papers » concernent un cabinet d’avocats présent dans une dizaine de paradis fiscaux et 120 000 de ses clients plus des documents sur 25 000 entreprises, 6,2 millions de documents issus de registres confidentiels de 19 paradis fiscaux et plus de 500 000 documents internes d’un cabinet basé à Singapour. Parmi eux, le cas le plus célèbre est Apple. Cette entreprise domiciliait ses bénéfices en Irlande pour ne pas être imposée, la Commission européenne a fini par se décider à sévir, et donc Apple a déménagé sur l’île de Jersey. Il y a aussi Nike qui réduit son taux d’imposition à 2 % grâce aux liens entre les Pays-Bas et les Bahamas.
En fait, ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Toutes les multinationales utilisent les prix de transfert pour payer le moins d’impôts possible. Qu’est-ce qu’un prix de transfert ? C’est le prix des produits dans le commerce entre filiales de différents pays d’un même groupe. Ici, pas de loi du marché. C’est la maison mère qui décide à quels prix les filiales commercent entre elles (regardez l’illustration pour mieux comprendre). Or, il faut savoir que le commerce intra-firmes représentait en 2002 42 % du commerce mondial, et sa part a peut-être augmenté depuis. Il n’y a bien sûr rien d’étonnant à ce que les multinationales utilisent les différences de législation entre les pays pour payer le moins d’impôts possible. La question n’est pas là. La question est de comprendre pourquoi les Etats ne font rien pour récupérer une partie de cette manne. Sur l’exemple caricatural proposé par l’illustration, par exemple, un Etat peut parfaitement interdire la vente à perte (ce que beaucoup d’Etats font), ce qui déjà limite un peu. Mais, même ainsi, ça ne fait que limiter le phénomène. On reste à 0 € d’impôts.
De fait, combattre l’évasion fiscale demanderait que les Etats signent des traités entre eux, ou au moins passent des accords. Déjà, les pays qui sont eux-mêmes des paradis fiscaux ne les signeront pas. Or certains Etats des Etats-Unis sont des paradis fiscaux, de même que certains Etats européens (Luxembourg, Irlande...). Ensuite, tous sont pour la lutte contre les paradis fiscaux à condition de ne pas embêter celles des multinationales qui sont leurs champions nationaux. Et une fois qu’on a retiré les paradis fiscaux de tous ces champions, il n’en reste plus beaucoup. La France, par exemple, ne compte que 9 paradis fiscaux dans sa liste, elle a notamment retiré Jersey en 2014. L’Europe en a retenu 30 dans lesquels ne figurent naturellement ni le Luxembourg (2e meilleur paradis fiscal d’après Forbes en 2010), ni l’Irlande (6e), ni les Etats-Unis (meilleur paradis fiscal grâce au Delaware).
De fait, les « Paradise papers » sont un sous-produit inévitable de la mondialisation et du libéralisme. Le contrôle des changes a été supprimé un peu partout dans le monde depuis le début des années 90. Depuis, aucun justificatif n’est à fournir pour les transferts d’argent. Le commerce entre filiales d’un même groupe est lié à la décomposition internationale du processus de production, le fait de faire fabriquer des petits bouts d’un produit un peu partout dans le monde, de les assembler ailleurs pour les vendre encore autre part. Aucun contrôle n’est prévu, sauf contrôle fiscal éventuel. Et il faut rappeler qu’il y a en France environ 50 000 contrôles fiscaux par an, particuliers et entreprises confondus, soit 36 millions de déclarants. En fait, sauf dénonciation, une entreprise est contrôlée en moyenne moins d’une fois tous les quarts de siècle (et le redressement ne peut pas excéder trois ans...). Avec l’informatisation et l’interconnexion des places financières, des milliards font plusieurs fois le tour de la planète en quelques minutes. La surprise aurait été que, dans ces conditions, aucune industrie de la fraude et de l’évasion fiscales ne se soit développée.

Quelques réflexions

Toutes ces fuites, le travail des lanceurs d’alerte, les enquêtes journalistiques ont le mérite de faire la lumière sur les dessous cachés du capitalisme, d’en montrer un des à-côtés scandaleux. Mais le risque est important que l’arbre ne cache la forêt. Il faut prendre ces révélations pour ce qu’elles sont, non pas des exceptions scandaleuses, mais bien le fonctionnement ordinaire d’un système pourri jusqu’à la moelle. Il faut remarquer aussi la sophistication liée au développement d’Internet et à la libéralisation des marchés. C’est le travail de dizaines de journalistes pendant des mois qui est maintenant nécessaire pour exploiter une fuite. Et ce travail n’est bien sûr pas fait par la justice, à laquelle pour plus de sûreté on retire pas mal de moyens de ce côté-là. Surtout, ce travail n’est possible que tant que la censure d’Etat reste souple sur les chaînes publiques et qu’il reste encore quelques médias indépendants, au vrai sens du terme, c’est-à-dire qui ne sont pas pieds et poings liés par le biais de l’actionnariat et de la pub aux acteurs de ces scandales. Et ils sont de plus en plus rares.
Il faudrait aussi avoir une réflexion plus politique sur toutes ces affaires. Tout d’abord sur la volonté politique sans faille de l’essentiel des Etats de favoriser ce type de pratiques. Tout doit être sacrifié sur l’autel de l’ultralibéralisme, y compris les finances publiques, pourtant une nécessité pour maintenir l’ordre.
Mais il faut s’interroger aussi au-delà. Les impôts sont l’instrument des Etats, ils ont la même double face. L’Etat est d’abord un instrument de domination d’une classe sur les autres, et les impôts en sont son intendance. De ce point de vue, la grande bourgeoisie devrait être la première intéressée à faire respecter des règles minimales pour remplir les caisses. Mais l’Etat est aussi le fruit d’un compromis social, ses dépenses ne sont pas que policières et militaires, elles ne consistent pas seulement non plus à financer les infrastructures nécessaires au système. Les économistes bourgeois et les sociologues ont coutume d’enseigner que l’impôt est l’expression de la solidarité nationale. Visiblement, la grande bourgeoisie se sent dispensée d’une telle solidarité, et cela devrait quand même nous interroger. Celle-ci a-t-elle encore intérêt à une certaine cohésion sociale, se sent-elle encore liée au sort des pays auxquels elle appartient ? Sommes-nous déjà dans la situation où les nations ne sont plus qu’un écran de fumée destiné au bas peuple tandis que la bourgeoisie est devenue mondiale au vrai sens du terme, c’est-à-dire que ses affaires peuvent se poursuivre indépendamment de l’Etat des sociétés dans lesquelles elle vit ? Le terme de gouvernance mondiale est devenu très populaire, on le ressert à toutes les sauces. Qu’est-ce que la gouvernance mondiale si ce n’est le gouvernement par les marchés (financiers de préférence) en s’affranchissant de toute règle pseudo-démocratique ? Bref, autant nous n’allons défendre ni l’Etat ni l’impôt, autant la façon dont la bourgeoisie détruit ce dernier n’est pas forcément une bonne nouvelle pour nous.
Sylvie

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