Courant alternatif 276 - Janvier 2018
MÉDIAS
mercredi 24 janvier 2018, par
MÉDIAS
Chez les pigistes aussi,
l’union fait la force !
Le 8 novembre dernier, après onze mois de négociations, un « accord relatif à la rémunération des pigistes » a été signé au quotidien Le Monde. Il m’a paru intéressant de revenir dessus pour étudier les facteurs qui l’ont favorisé, car, dans la période actuelle, un tel accord concernant du personnel précaire est aussi rare que bienvenu.
La presse quotidienne nationale (PQN) use et abuse des précaires de tout acabit – employé-e-s à la pige, en CDD, en autoentrepreneuriat… Au Monde, des services tels que la Correction ou l’Infographie comptent couramment un tiers de pigistes posté-e-s (payés au service, c’est-à-dire à la journée) dans leurs effectifs journaliers – et plus de la moitié en période de congés de leurs titulaires (salarié-e-s en CDI). Si ces précaires gagnent en général, à temps plein, bien plus que le SMIC, leur rémunération, très diverse, se situe fort en dessous du salaire minimal des titulaires : elle représente, au mieux, 78 % de ce salaire. Enfin, le travail à la pige, que la législation définit comme occasionnel ou en tout cas de courte durée, est souvent effectué pendant des années, de façon régulière et parfois à plus d’un plein-temps, par des personnes qui n’ont signé aucun contrat. Ces personnes peuvent certes, d’un point de vue légal, demander leur titularisation car leur absence de contrat équivaut de fait à un CDI – et même à un CDI à temps plein ! Pourtant elles préfèrent en général laisser leur situation précaire perdurer. Les piges sont si difficiles à trouver qu’elles veulent à tout prix les conserver – surtout chez un employeur aussi « prestigieux » que Le Monde. Si elles protestaient contre les pratiques de la direction, il n’y aurait en effet rien de plus facile pour leur chef de service que de rayer leur nom sur la liste des « remplaçants ».
Une difficile mise en jambes
La petite histoire que je vais raconter ici montre qu’il peut en aller autrement et que, loin de perdre forcément au change en avançant des revendications, on peut y gagner pas mal si l’on parvient à créer un certain rapport de forces. Tout a démarré en décembre 2015, à la Correction du « print » (Le Monde version papier), lorsque mon collègue Lazertyuiop et moi-même, pigistes réguliers à temps partiel, avons obtenu une augmentation à la suite de négociations individuelles avec la directrice des ressources humaines (DRH). Cette augmentation, qui était la première concernant des pigistes… depuis 2009, était une façon de nous faire avaler la pilule de notre non-embauche – une autre pigiste arrivée dans la société un peu après nous, mais fortement soutenue par le chef de service, venait d’être titularisée.
Nous avons accepté la revalorisation de notre pige en nous disant qu’elle constituait un précédent intéressant pour obtenir la généralisation de ce tarif. Au cours des mois qui ont suivi, nous avons entrepris de contacter nos collègues pigistes du print, mais aussi des trois autres services Correction de la société : le Monde interactif (journal sur le Web), M le Magazine (supplément du week-end) et les hors-séries. Nous avons ainsi découvert que, si notre augmentation avait créé un écart salarial assez conséquent entre nous et nos collègues pigistes du print, un véritable gouffre séparait notre nouveau tarif de la pige la plus basse existant dans les autres services de correction, et que l’on comptait parmi les correcteurs pigistes de l’entreprise quatre niveaux de rémunération pour le même travail !
Il nous a fallu des mois pour avoir cette vue d’ensemble. D’une part, les pigistes ne se connaissent souvent pas parce qu’ils et elles ont du mal à se rencontrer (y compris dans un même service : on peut ne jamais se croiser selon que l’on travaille le matin ou l’après-midi, ou tel jour plutôt que tel autre) ; d’autre part, donner des informations sur son salaire (pour s’en plaindre ou non) n’est pas une pratique très courante en France. Néanmoins, vers la fin de 2016, nous avons pu entreprendre de populariser la revendication d’une pige unique au niveau de rémunération le plus élevé dans l’entreprise. Cette revendication a fait son chemin au fil des semaines chez les pigistes des quatre services Correction (trop heureux que l’on s’intéresse à leur sort sans contrepartie ni gros risque de se faire mal voir), mais aussi chez les titulaires et même chez les responsables de ces services. Et soudain notre « affaire » a progressé : pigistes, titulaires et chefs de service ont signé, le 9 décembre, une lettre aux délégué-e-s syndicaux (DS) que nous avions soigneusement préparée leur demandant de défendre devant la direction un tarif unique revu à la hausse.
De laborieux premiers rounds
Pourquoi s’adresser aux DS ? vous demanderez-vous peut-être. Eh bien, parce que ce sont eux qui mènent les négociations salariales avec la direction, comme dans d’autres boîtes du privé – quoique, rappelons-le, ils et elles ne soient pas élus (à la différence des délégué-e-s du personnel), mais juste désignés par les syndicats pour les représenter dans l’entreprise. Notre missive n’a pas eu un franc succès dans leurs rangs. Elle a plutôt suscité la méfiance à l’égard d’éléments qu’ils considéraient comme des gauchistes voire des anars, et qu’il leur paraissait important de contrôler. Car si, dans la PQN (autrement dit les quotidiens parisiens), la CGT a perdu beaucoup de ses forces en bradant le statut des ouvriers du Livre en 2005, ses représentants ont gardé la vilaine habitude de la cogestion. Ce qui reste des effectifs « ouvriers du Livre » (ex-typos, correcteurs, photograveurs…) est désormais « journaliste », éventuellement syndiqué au SNJ-CGT ou à Info’Com-CGT (l’ancienne Chambre typo), mais les vieilles pratiques cégétistes (et cédétistes, au Monde) font que la DRH s’appuie toujours fortement sur ses « partenaires sociaux » pour que rien ne bouge dans la maison. Hormis un petit trublion de la CNT qui (heureusement pour nous) ne joue pas le jeu, les autres membres de l’intersyndicale (SNJ-CGT et SNJ) et la CFDT s’y prêtent volontiers.
Délégués syndicaux et direction se sont hâtés lentement : à leur première réunion, le 27 février 2017, il a été décidé… une réunion suivante, le 27 mars – soit quatre mois après notre lettre aux DS –, qui s’est déroulée de façon scandaleuse. Sans surprise, la direction a opposé son refus clair et net d’une pige unique alignée sur le tarif le plus haut. Pas question de consentir à une telle augmentation et de n’avoir qu’un seul niveau ; il en fallait au moins cinq, avec un délai de deux ou trois ans pour passer de l’un à l’autre. Les DS ont alors demandé une suspension de séance… mais pas pour consulter leur base, non : pour se concerter puis revenir auprès de la direction en acceptant son point de vue – à quelques modifications près, en guise de « contre-proposition », portant sur le nombre de tarifs, ramenés à trois, et le nombre d’années d’expérience requises (cinq ans) pour avoir droit au taux le plus haut –, du fait qu’ils sont favorables à une hiérarchie des salaires établie sur le critère de l’ancienneté.
Lorsque nous avons appris ce qui s’était passé, nous leur avons signifié notre mécontentement. Mais l’heure n’était visiblement pas à la grève : quand Lazertyuiop et moi avons convié les autres correcteurs pigistes de la maison à une réunion, il n’en est venu que quatre, ce qui nous a un peu découragés. Toutefois, une de ces personnes a ensuite constitué un précieux renfort, et trois autres ont peu à peu constitué avec nous un noyau informel. De plus, nous avons pris l’habitude de faire pendant nos services des petites « assemblées non générales » improvisées entre les pigistes présents pour nous concerter.
A partir de mars, nous avons décidé d’élargir notre revendication à tous les pigistes postés et commencé à passer dans les services concernés (Infographie, Direction artistique, etc.) pour les inviter à nous rejoindre. Une affichette de la CNT, envoyée à tous les courriels de l’entreprise et placardée près des ascenseurs à tous les étages, a contribué à faire connaître notre revendication : la même pige pour tous. En mai, nous avons créé une liste de diffusion pour simplifier nos échanges, ce qui a aussi eu pour effet de renforcer notre cohésion.
Parallèlement à notre négociation s’en déroulait une seconde concernant les rédacteurs pigistes (payés au feuillet), à l’initiative des correspondants pigistes de l’International, et ils nous ont contactés publiquement, ce qui a donné du poids à nos revendications respectives.
Ne pouvant nous ignorer car nous les relancions sans cesse, les DS ont dû poursuivre les négociations avec la DRH, mais sur un mode toujours peu combatif. Leurs deux réunions de mai n’ont abouti qu’à de légères retouches dans les niveaux de pige envisagés par la direction, en termes de salaire et de temps de présence (sans que soit tranchée la question de savoir si on parlait de l’ancienneté dans la société, dans le groupe, dans la profession…). Et ils se sont quittés sans se fixer de nouvelle réunion pour la rentrée. Alors nous avons rédigé un texte, que nous avons adressé par mail à l’ensemble des salarié-e-s (avec toujours la complicité du délégué CNT). Intitulé « Les pigistes papers », il était signé Collectif des pigistes à Blanqui. Nous y demandions une reprise des négociations dès septembre et démontrions, chiffres à l’appui, non seulement la flagrante différence de rémunération entre les pigistes les mieux payés et les moins payés des titulaires, mais aussi la baisse du tarif de la pige au cours des dix dernières années. Nous insistions sur les forces que représentait notre collectif et appelions les DS à négocier fermement avec la direction cette « pige égale pour tous », en acceptant (s’il le fallait absolument) deux tarifs mais très peu différenciés, et avec un délai maximal de deux ans pour passer du premier au dernier.
Les DS et la nouvelle DRH se sont vus en septembre pour… fixer en octobre une réunion visant à examiner les revendications de tous les pigistes (les nôtres et celles des correspondants pigistes).
Nous avons poursuivi notre « offensive » en baptisant le 11 octobre « Journée des précaires » et en diffusant ce jour-là dans l’entreprise un tract qui commençait ainsi : « Ce 11 octobre à 16 h 48, nous cesserons de travailler jusqu’à la fin de l’année. C’est du moins ce que nous devrions faire pour adapter notre temps de travail à notre rémunération. Une autre façon de traduire la réalité serait de dire qu’à partir de cette date, et jusqu’à la fin décembre, les pigistes vont travailler pour des prunes. »
Notre collectif s’était peu à peu étoffé et comprenait désormais une trentaine de pigistes, sur environ trente-six dans l’entreprise, travaillant pour une dizaine de services (les pigistes des services Correction représentant quand même la moitié de l’effectif global). Notre tract a rendu notre revendication publique jusqu’à l’extérieur du groupe Le Monde. La Correspondance de la presse (lettre d’information de la profession) en a parlé le 13 octobre… et Le Canard enchaîné, à l’affût d’infos pour sa rubrique médias, a contacté notre collectif. Mais au bout du compte la brève qu’il a consacrée, le 18, aux négociations en cours ne visait guère qu’à souligner l’arrivée à la DRH du Monde de Marguerite Moleux, une ancienne de Danone comme la ministre du Travail Muriel Pénicaud.
Un heureux round final
En dépit de tout, ce beau ramdam a produit un effet – et peut-être la nouvelle DRH voulait-elle se rendre populaire auprès de son personnel ? Pendant trois semaines, les négociations entre direction et DS se sont déroulées à un rythme assez soutenu, puis la DRH a rencontré deux représentants de notre collectif… et, le 8 novembre, un accord a enfin été signé, qui porte à la fois sur la rémunération des pigistes postés et sur celle des pigistes au feuillet.
Pour nombre de pigistes postés, l’augmentation est conséquente : ils et elles sont désormais payés, depuis le 1er janvier 2018, au « tarif journée » le plus élevé, celui que nous demandions pour tous initialement, étant donné que la plupart d’entre eux répondent aux critères finalement retenus dans l’accord : l’ancienneté requise est celle qui est « reconnue par la CCIJP (commission de la carte d’identité des journalistes professionnels) et/ou l’expérience professionnelle dans les fonctions, les métiers et/ou dans le secteur de la presse » – une définition très large qui permettra le plus souvent d’entrer dans l’entreprise directement à ce tarif.
D’autres revendications que nous avions posées dans la foulée ont été acceptées, en particulier l’intégration des tarifs des piges dans la négociation annuelle obligatoire (NAO) sur les salaires de l’entreprise – la prochaine augmentation n’aura ainsi pas lieu dans huit ans, comme la précédente ! Et des réunions sont prévues dans les mois qui viennent, notamment sur l’indemnité de transport que ne touchent pas les pigistes et sur l’« amélioration » de leurs droits vis-à-vis de Pôle emploi (afin que le détail des piges réalisées soit plus visible sur les bulletins de paie).
Mais le changement le plus important intervenu concerne « la revalorisation et l’harmonisation » des piges entre le Web et le print, tant pour les pigistes au feuillet que pour les pigistes postés. Quoique le Web soit présenté par le patronat comme l’avenir des médias, son personnel (souvent jeune et peu revendicatif) demeurait en effet le parent pauvre, parce que recruté hors du cadre conventionnel de la presse écrite, que le monopole de l’embauche de la CGT a rendu assez confortable pour les titulaires. Dorénavant, un article du Monde ne sera plus payé différemment selon qu’il aura été rédigé, ou corrigé, pour sa version papier ou pour sa version électronique. Les pigistes du Monde interactif bénéficient ainsi d’une augmentation qui constitue une grande première dans les médias du Web. C’est pourquoi certains de « nos » DS, après avoir longtemps fait grise mine et traîné la patte, saluent ce qui est devenu à leurs yeux une victoire, convaincus qu’elle permettra d’avancer dans la négociation d’accords de branche sur les rémunérations (malgré les ordonnances Macron ?).
Leçon de cette petite histoire : en faisant ensemble suffisamment de bruit, on peut dépasser la mise en concurrence et l’isolement qui sont le lot des précaires pour arriver à se faire entendre même si l’on n’a pas de réel rapport de forces. Le nôtre était surtout fondé sur la publicité que nous avons donnée à notre mouvement, qui pouvait nuire à la réputation du « journal de référence », et sur la menace que ce mouvement prenne de l’ampleur.
Il n’en a pas moins découlé au Monde une dynamique positive1 : le Collectif des pigistes va continuer sur sa lancée et la CNT est renforcée par de nouvelles adhésions. Surtout, démonstration est faite, s’il en était encore besoin, qu’on peut améliorer sa situation quand on l’envisage de façon collective et solidaire.
Vanina
1. Le 18 décembre, la « rédacWeb » a décidé de débrancher ses claviers (#ClaviersLevés) pendant une heure pour protester contre la non-titularisation de ses CDD, présents pour certains depuis plus de deux ans, avec, « pour comble, leur remplacement possible par d’autres CDD, sur les mêmes postes.