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Courant Alternatif 286 janvier 2019

Les gilets jaunes versus la gauche

raisons et conséquences du divorce

samedi 19 janvier 2019, par OCL Reims


Les classes populaires qui composent les GJ ont divers griefs contre la gauche institutionnelle, et ces griefs sonnent sacrément juste si on dresse un bilan de son action depuis quatre décennies.
Le mouvement de Mai 68 avait déjà pointé la « trahison » logique – au regard de l’Histoire – de formations sociales-démocrates toujours prêtes à gérer le système en place et d’un PCF particulièrement stalinien et chauvin (1) ; et il avait renvoyé dos à dos les formations de toutes obédiences pour privilégier des formes de démocratie directe. Concernant les centrales syndicales, il avait déjà aussi dénoncé la fonction d’intégration de ces « partenaires sociaux » toujours prêts à revoir à la baisse les revendications, notamment pour servir leurs intérêts de boutique.
Les mobilisations des années 70, qui portaient encore la marque d’une « utopie » positive valorisée par de larges pans de la société française, ont continué de remettre en cause le travail salarié et le marxisme à la mode soviétique, ainsi que de défendre un projet social d’essence libertaire. Cependant, la « culture de gauche » héritée du mouvement ouvrier n’a pas pour autant cessé d’imprégner la société – et ses références et valeurs, défendues par l’intelligentsia comme par l’extrême gauche et les libertaires, semblaient tracer la ligne de démarcation avec la droite. Quant à la CGT, elle a persisté à se proclamer la représentante de la classe ouvrière, malgré un taux de syndicalisation faible et sans cesse déclinant (voir l’encadré).

Le passif de la gauche institutionnelle

Dans les années 80, deux événements importants ont changé le panorama : la gestion de la France par l’« union de la gauche » en 1981 et l’implosion de l’URSS en 1989. Après la disparition du bloc de l’Est, en 1991, les tenants de l’ordre capitaliste ont claironné partout dans le monde que l’idée de révolution était enterrée car le « libéralisme » avait triomphé du « communisme » et constituait le dernier stade de l’Histoire. Désormais, il s’agissait juste de modérer l’ultralibéralisme (dit « sauvage ») par le libéralisme « à visage humain » que défendaient les démocraties parlementaires occidentales.
C’était là, bien évidemment, de la pure propagande, mais elle a d’autant plus contribué à chasser des esprits l’idée de révolution que le Président Mitterrand avait – tout en agitant l’épouvantail de l’extrême droite afin de se rallier le « peuple de gauche » – poursuivi les politiques néolibérales engagées par Giscard, à la fin de la décennie 70, pour améliorer le taux de profit (2).
De « modernes » modes d’exploitation et de domination du travail ont été mis en place – les changements visant à la fois l’emploi, l’organisation du travail, le management dans l’entreprise et le discours la légitimant, les technologies productives, etc. Le modèle de l’usine fluide, flexible, diffuse et nomade s’est diffusé, puis renforcé avec l’essor des nouvelles technologies de l’information et de la communication ; il en est résulté une intensification générale du travail, le recours à la sous-traitance et à la filialisation… mais également la privatisation des entreprises et des services publics, la déréglementation des marchés du travail, du capital et des marchandises, et la libéralisation de la circulation internationale du capital sous toutes ses formes.
Les gouvernements de gauche (1981-1986, avec un « tournant de la rigueur » dès 1983), ceux de la cohabitation avec Chirac puis Balladur (1986-1995), et le gouvernement Jospin de la « gauche plurielle » (1997-2002) ont ainsi largement œuvré à dégrader l’exploitation salariale :

  • en assouplissant les conditions juridiques d’embauche et de licenciement, et en durcissant les conditions d’indemnisation du chômage, ce qui a accru la concurrence entre chômeur-se-s ;
  • en abandonnant la politique salariale qui indexait les salaires sur les prix et la productivité du travail, et en faisant fluctuer le salaire comme tous les autres prix. Le pouvoir d’achat des salaires directs a stagné ou du moins progressé plus lentement, la hiérarchie salariale s’est aggravée ainsi que l’inégalité entre les rémunérations du travail (salarié) et celles du capital.
    Le chômage et la précarité ont augmenté avec l’instauration de prétendus « emplois aidés » qui ont offert aux employeurs une main-d’œuvre quasi gratuite (les TUC, « travaux d’utilité collective », en 1984) ; avec la désindexation des salaires (directs) sur les prix et la productivité (suppression de l’échelle mobile en 1982) ; avec la fin de l’autorisation administrative préalable pour les licenciements (en 1986) ; avec la révision à la baisse des conditions d’indemnisation de l’emploi en termes de rémunération et de durée (instauration de l’allocation spécifique de solidarité en 1984, du revenu minimum d’insertion en 1988).
    Durant toutes les années où la gauche a soit dirigé le gouvernement, soit « cohabité » avec la droite, les forces militantes du PC et de la CGT ont fondu à mesure que se délitaient les bastions industriels qui en avaient constitué le creuset. Le PS, quant à lui, n’a jamais failli dans sa volonté de servir les intérêts du patronat et de réprimer ses adversaires – jusqu’à la lutte contre la « loi travail » qui l’a mis, en 2016, aux prises avec une partie de son électorat. Au final, il a payé pour ses méfaits à la dernière présidentielle : les bons scores de Le Pen au premier tour, et ceux de l’abstention et du vote blanc ou nul au second (3), sont largement dus au discrédit de la droite mais aussi de la gauche.

Derrière l’Etat, il y a toujours le capital…

Car c’est également cette gauche qui a entrepris le démantèlement des services et équipements collectifs dont l’Etat avait été le maître d’œuvre et qui étaient financés sur fonds publics (4). On doit encore à Mitterrand l’instauration d’un forfait hospitalier (1983) ; il ne s’est pas opposé à son Premier ministre Chirac quand il a mis en place les premiers déremboursements de médicaments (plan Séguin pour « maîtriser les dépenses de santé », 1986-1987), ni à son Premier ministre Balladur quand il a imposé la première « réforme » des retraites (juillet 1993), qui a allongé la durée de cotisation et réduit le niveau de la pension versée.
Pour baisser le coût global des services et équipements collectifs qui pèsent sur le capital par l’intermédiaire des impôts et des cotisations sociales, l’Etat a effectué des coupes dans les dépenses publiques (comme la protection sociale) et augmenté les prélèvements obligatoires, tandis que divers instruments permettant d’accroître les profits capitalistes étaient mis en avant pour « relayer » un service public de plus en plus dégradé. Fonds de pension par capitalisation, assurances, cliniques, établissements scolaires, compagnies de transport… privés se sont développés au cours de ces dernières décennies afin de pallier les services défaillants du système de retraite par répartition, de l’Assurance-maladie, des hôpitaux, de l’enseignement ou des transports du public.
Mais, après le nouveau millénaire, trois éléments ont aggravé la détérioration des finances publiques : la politique d’allégement des impôts et des cotisations sociales, pratiquée dès le début des années 2000 et dont bénéficient pour l’essentiel les plus riches ; le sauvetage massif du capital financier en faillite ou sur le point de l’être, avec la crise des subprime de 2007-2008 ; les plans de relance destinés à contenir la dépression économique générale et le déficit de recettes entraîné par cette dépression. L’Etat a de ce fait amplifié et accéléré la casse des équipements et services collectifs financés par les fonds publics – une ligne politique que le Président Macron applique jusqu’à la caricature : s’il a poursuivi la « réforme » du code du travail avec les ordonnances de septembre 2017, sa priorité est, depuis son élection, la maîtrise de l’endettement public.
Le mouvement des GJ est la conséquence de toutes ces politiques néolibérales : déjà frappées par l’alourdissement de la fiscalité indirecte et de la part de la fiscalité directe portant sur le travail, une bonne partie des classes populaires s’est révoltée contre un Etat plus que jamais au service du capital parce qu’il a choisi de lui sacrifier des services et des équipements dont elle a absolument besoin pour vivre.

… et derrière le « peuple », il y a quand même la classe !

Comment, avec un tel passif, la gauche pourrait-elle ne pas avoir une image désastreuse dans les classes populaires ? Chaque fois qu’elle a dirigé la France, les centrales syndicales ont mis en suspens leur « combativité » – leur désignation répétée comme « corps intermédiaires » par le gouvernement et les médias montre bien le rôle attendu d’elles, et qu’elles ne renient pas. Lors des plans de restructuration dans les entreprises, les syndicats « défendent l’emploi », mais surtout celui qui est « garanti » : ils tendent à utiliser les CDD et intérimaires comme variable d’ajustement pour sauver le « personnel permanent », tandis que les directions imposent le statut d’auto-entrepreneur (voir l’encadré) pour des tâches qu’elles auraient naguère rémunérées en salaire.
Des fractions grandissantes du prolétariat sont devenues aussi étrangères et invisibles pour ladite « gauche » qu’elles le sont pour le gouvernement actuel – un constat que la révolte des banlieues avait déjà fait ressortir crûment en 2005. Les états-majors de ses partis et syndicats n’aiment en général pas les mouvements sociaux spontanés : ils ont l’habitude de faire défiler « leurs » troupes où et quand eux seuls le décident (5). Le mouvement des GJ a mis en relief leur manque d’ancrage dans le « pays réel » et les a laissés de côté, ce qui devrait leur donner de quoi méditer.
Les catégories populaires aujourd’hui en mouvement tendent à considérer les représentant-e-s de la gauche comme appartenant aux élites intellectuelle, politique et médiatique. Ce sont à leurs yeux des gens éduqués, friqués et citadins, se situant entre bobos parisiens et démocrates américains, qui prêchent du politiquement correct – écologie, bio, antisexisme, anti-homophobie (6) – et qui ignorent les rustres incultes vivant à la campagne donc forcément réacs, ou les soupçonnent d’être adeptes de la malbouffe, violents avec leur femme sinon racistes…
Le choix fait par nombre de GJ de parler du « peuple » plutôt que de la « classe » découle sans doute pour partie de l’aversion que leur inspirent de tels gens et leur discours. Mais, pour qui aspire à un changement radical de société, ce choix n’est pas anodin car, en renfermant à la fois l’idée de nation et celle de classe, le « peuple » est une notion ambiguë : il peut renvoyer soit à la préférence nationale, soit à la préférence sociale. Le « peuple-nation », qui s’inscrit dans le sillage de 1789, plaît à l’extrême droite en ce qu’il exclut l’étranger (migrant-e-s et immigré-e-s) et dissimule les classes sociales en intégrant la bourgeoisie pour en défendre les intérêts ; et le « peuple-classe » convient à l’extrême gauche parce qu’il comprend l’ensemble des classes opprimées dans une société en rupture avec l’ordre ancien, sans englober la bourgeoisie.
Quoi qu’il en soit, parler des pauvres et des riches plutôt que du prolétariat et de la bourgeoisie n’empêche pas la lutte des classes de transparaître, étant donné qu’elle est bien sûr toujours d’actualité. Cette Révolution française dont on met souvent en avant les références pour le mouvement des GJ n’a-t-elle d’ailleurs pas vu la bourgeoisie triompher de l’aristocratie en utilisant le peuple pour prendre le pouvoir ? Et, avec « ceux qui se gavent » contre « ceux qui bossent », est-on tellement loin des « profiteurs » contre les « exploité-e-s » ? Les GJ qui se déclarent contre les grèves dans la fonction publique ou dans les transports en commun sont mobilisés sur des revendications liées au pouvoir d’achat, donc à la répartition des richesses.
Les « 42 revendications » qui ont circulé sur les réseaux sociaux (mais dont on ignore qui les porte précisément) résonnent beaucoup avec les programmes politiques des extrêmes, affirme Le Monde du 4 décembre (7) : les deux tiers (sur le smic et les retraites par exemple) sont compatibles avec ceux de Mélenchon, Poutou ou Arthaud ; mais près de la moitié sont aussi partagées par Dupont-Aignan et Le Pen, en particulier sur la défense des services de proximité ou la renationalisation des infrastructures (autoroutes, aéroports). Elles sont en revanche très éloignées des catalogues de Macron ou Fillon. Des politologues en tireront sûrement la fine conclusion que les extrêmes, « populistes », se rejoignent…

En conclusion, l’Etat reste un instrument au service du patronat – Macron n’est donc pas l’ennemi principal –, et comme c’est le système capitaliste qui impose son ordre social inégalitaire et injuste à la planète, il est « normal » que les riches deviennent de plus en plus riches tandis que les autres se précarisent. Si on l’oublie, on conclut des alliances contreproductives – par exemple entre un transporteur routier et ses chauffeurs, sur la base d’un « ras-le-bol des taxes », alors qu’ils n’ont pas les mêmes intérêts. Ou encore on vise à s’emparer de l’Etat, à l’instar de l’extrême gauche, dans l’idée qu’il régulera les mauvaises actions du capitalisme et servira l’intérêt général, ce qui est illusoire. Ce n’est pas la réduction des inégalités qu’il faut viser, mais leur disparition, et ce n’est pas en démocratie parlementaire qu’on y parviendra.

Vanina

1. Il critiquait à la fois les Marseillaise facilement entonnées dans ses rangs après L’Internationale et la beaufitude de certains « camarades ».
2. Pour approfondir cette question, voir l’article d’Alain Bihr intitulé « Les “gilets jaunes” : un soulèvement populaire contre l’Acte II de l’offensive néolibérale » (décembre 2018) que je résume ici.
3. Les abstentions ajoutées aux votes blancs ou nuls ont atteint 37 % des inscrit-e-s. Et le « sursaut républicain » n’a pas permis à Macron d’obtenir, comme Chirac en 2002, un score à la soviétique contre le « fascisme ».
4. L’Etat a réglé la note pour certaines infrastructures de communication et de transport, par exemple, parce que le capital aurait été incapable de la payer tout seul.
5. Le 1er décembre, la CGT a ainsi proposé aux GJ de… la rejoindre place de la République, à Paris.
6. Les questions « sociétales » font pour partie sauter les clivages droite-gauche – un Macron peut ainsi tomber d’accord même avec l’extrême gauche ou les libertaires contre le sexisme, l’homophobie ou le racisme. C’est pourquoi la lutte contre l’oppression n’est émancipatrice que si elle va de pair avec la lutte contre l’exploitation.
7. « Sur un axe de Mélenchon à Le Pen, où se situent les revendications des “gilets jaunes” ? ».

ENCADRE 1
Une syndicalisation faible et décroissante

Selon le ministère du Travail, le taux de syndicalisation, public et privé confondus, est passé de 30 % dans les années 50 à 20 % pendant les Trente Glorieuses, pour chuter peu à peu depuis les années 70. Il est, en 2016, de 11 % ; bien plus élevé dans le public que dans le privé (20 % contre 9 %), dans les entreprises de plus de 200 salarié-e-s que dans celles de moins de 50 (14 % contre 5 %), il est très faible chez les intérimaires (1,2 %) et les CDD (2 %). Les transports ont le taux le plus haut (18 %) ; l’hôtellerie-restauration et la construction, le plus bas (moins de 5 %). La syndicalisation est plus forte dans les professions intermédiaires (12,3 %) que chez les employé-e-s (10,8 %) et les ouvrier-ère-s (9,7 %) ; chez les hommes (12 %) que chez les femmes (10 %) ; et chez les quinquas (14 %) que chez les moins de 30 ans (3 %).

ENCADRÉ 2
L’auto-entrepreunariat, ou le règne de l’arnaque

Le statut d’auto-entrepreneur mis en place en 2009 concernait en septembre 2017, selon une étude de l’Insee, 1,1 million de personnes : livreurs, baby-sitters, femmes de ménage, serveurs, pigistes de l’édition, guides touristiques… Vanté comme donnant la liberté de travailler pour soi, quand on veut, où on veut, ce statut vise à abaisser le coût du travail par la suppression des « acquis sociaux » (droit au chômage, à la couverture maladie, à la retraite, aux congés payés…) et constitue une réinstauration du travail à la tâche. Les auto-entrepreneurs bossent plus que s’ils et elles étaient salariés – il faut être disponible tout le temps, s’investir fortement, trouver soi-même sa clientèle –, mais peu arrivent à gagner bien leur vie (c’est dans les services à la personne et dans l’enseignement qu’ils s’en sortent le mieux, avec respectivement 46 % et 35 % de taux de survie). Isolés et mis en concurrence, les auto-entrepreneurs rêvent souvent d’être embauchés pour bénéficier des jours fériés, d’un congé maternité ou du droit à la formation. Ils et elles ont de ce fait tendance à voir dans le salariat – comme les syndicats – un état idéal, ce qui est évidemment loin d’être le cas : 77 % des auto-entrepreneurs qui se sont immatriculés en 2010 ont mis la clé sous la porte cinq ans plus tard.

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