courant alternatif 308 mars 2021
Un exercice de démocratie directe
vendredi 5 mars 2021, par
Après l’occupation du canton d’Efrîn en mars 2018, l’invasion du territoire s’étendant de Girê Spî à Serêkaniyê par la Turquie et ses mercenaires islamistes, en octobre 2019, a libéré la parole au sein de Fédération de la Syrie du Nord et de l’Est, cette alliance des trois régions du Rojava à dominante kurde et des quatre régions libérées de l’État islamique, à dominante arabe. Une parole critique adressée à son « gouvernement », l’Administration autonome démocratique. Non la parole de l’opposition intérieure, docile, ou extérieure, factieuse, mais celle du peuple dont la mauvaise humeur s’exprime de manière antagoniste. Tandis qu’une partie des militants politiques et des citoyens rappelle que dans la « nation démocratique […] le système étatique n’est plus nécessaire » [1], le reste de la population demande des mesures concrètes touchant à la vie quotidienne dont la mise en œuvre suppose, en fin de compte, plus d’État.
L’Administration autonome a rapidement pris la mesure du danger. Danger que soit mis en doute sa volonté d’avancer vers le confédéralisme démocratique en reproduisant les travers d’un État qui ne dit pas son nom. Danger que soit mis en doute ses capacités à gouverner. Elle eut la sagesse de ne pas se braquer, d’admettre des disfonctionnements. Ainsi, son vice-président, Bedran Çia Kurd, reconnaît-il, en juillet 2020, « la crise des services » et la légitime impatience de la population devant les coupures d’eau et d’électricité, le mauvais approvisionnement en pain. Il convient que, indépendamment des circonstances intérieures et extérieures, des carences existent et que des erreurs ont été commises. Aussi demande-t-il à la population de collaborer avec les autorités fédérales en « présentant des critiques positives et en proposant des alternatives possibles » [2].
À cette fin des assemblées locales débattront pour dresser la liste des sujets de mécontentement et feront des propositions pour y remédier. Puis une conférence fédérale élaborera un programme de politique générale pour 2021. La démarche n’est pas aussi banale qu’il y paraît.
Le processus consultatif et la confusion des pouvoirs
Quelle qu’en soit la dénomination selon les pays, un programme de politique générale expose les grandes orientations du gouvernement, les principales réformes et mesures qu’il veut mettre en place. Il fait, le plus souvent, l’objet d’une déclaration du chef du gouvernement devant le parlement, assortie éventuellement d’une question de confiance. Le programme est donc décidé au sommet. Toute autre sera la procédure suivie en Syrie du Nord et de l’Est puisqu’il s’agit d’entériner les souhaits de la base exprimés dans une série de réunions locales.
Pour autant, le processus est atypique tant par rapport aux conceptions occidentales de la démocratie participative où le pouvoir en place organise cette consultation, qu’au regard des principes libertaires où les communes qui sont « la forme organisationnelle fondamentale de la démocratie directe » [3], devraient dresser le programme de politique générale et faire suivre son application par un exécutif délégué. C’est, en effet, une plateforme politique, le Conseil démocratique syrien (CDS), qui se chargera de l’organisation des opérations [4]. Pourquoi ? Parce que l’administration gouvernementale centrale ne dispose ni des moyens ni des compétences pour le faire et qu’il n’en va pas différemment pour les exécutifs des sept régions autonomes. Ensuite, parce que les institutions du Contrat social de la Fédération démocratique de la Syrie du Nord du 29 décembre 2016, notamment le Congrès des peuples démocratiques et l’exécutif fédéral qu’il désigne, n’ont pas été mises en place [5]. Enfin, et c’est révélateur, parce que les communes ne sont pas encore une force politique. Alors, le CDS, structuré autour du Parti de l’union démocratique (PYD), parti historique de la révolution, bien implanté au Rojava, et suffisamment relayé dans les régions libérées s’autoproclame-t-il, chaque fois que nécessaire, représentatif du peuple, voire parlement du peuple [6]. Bien sûr, cette confusion des pouvoirs au Rojava ‒ il y en d’autres ‒, sur la base d’ententes consensuelles peu transparentes, suscite des interrogations, voire la suspicion, sur la place de chacun dans le processus décisionnel [7].Toutefois, il faut tenir compte des contingences, mais aussi comprendre que c’est là une délégation qui, débarrassée de formalisme bureaucratique, sert l’exécutif fédéral, tout en contribuant à la formation politique des communes.
C’est donc Ilham Ahmed, présidente de l’exécutif du CDS, qui présentera, en juillet 2020, le schéma devant conduire à la Conférence nationale du peuple des régions de Cizîrê et de l’Euphrate [8]
Réduite au canton d’al-Shahba, la région d’Efrîn a été écartée pour tenir compte de ses spécificités : occupation turque, embargos d’Assad, nombreux réfugiés … Elle fera l’objet d’un autre programme. Il en sera de même pour le quartier d’al-Sheikh Maqsoud à Alep qui fait partie de la Fédération]]. Malgré son intitulé la consultation sera étendue aux régions libérées. Néanmoins, pour respecter l’autonomie et les particularités des régions arabes, dans un premier temps, les recommandations et décisions prises pourraient ne concerner que le Rojava.
Dès septembre, le CDS organise des réunions publiques dans les villes et villages et treize forums régionaux préparatoires à Hasakah, Qamişlo, Kobanî, Manbij, Tabqa et Raqqa, ainsi qu’un symposium pour les expatriés et les personnes déplacées. Pour chacun d’eux, ont été invités les représentants des diverses tendances politiques et des organisations de la société civile, ainsi que des intellectuels, des experts, des chefs et des anciens des clans « qu’ils soient fidèles au régime, à l’opposition extérieure ou indépendants [9] ». Leur mission fut d’identifier les points de disfonctionnement et de travailler sur un modèle de gestion pour améliorer l’administration autonome. Aucun sujet ne fut tabou, pour peu qu’il contribue à renforcer la solidarité et la coopération des peuples. Riad Dirar, co-président du CDS, qui a assisté à nombre de ces forums, remarque que ceux-ci ont nourri une réflexion approfondie sur « la vision politique de la région, la forme et la structure de l’administration, les questions militaire, éducative, agricole et de service » dans le but de « servir l’intérêt public » et renforcer « la participation active de la société civile ». Ici encore, perce sous son propos que le droit de critique n’est légitime que s’il s’accompagne d’une volonté de faire participer la population à la résolution du problème, et non de tout attendre de l’« État » [10].
La Conférence nationale du peuple des régions de Cizîrê et de l’Euphrate s’est ensuite tenue à Hasakah, le 25 novembre 2020, devant plus de trois cents représentants et invités, avec pour mot d’ordre : « garantir la citoyenneté et les droits de toutes les composantes de la société dans une Syrie unifiée, renforcer la participation aux institutions de l’administration autonome du nord et de l’est de la Syrie, développer et permettre la gestion autonome des administrations publiques et civiles. ». Après débat sur le document de travail résultant des forums locaux, les participants ont approuvé un programme de politique générale pour 2021 et le remettent à l’Administration autonome pour exécution. Pour veiller à celle-ci, ils désignent un comité de suivi de seize membres : deux représentants pour chacune des sept régions, un représentant du CDS et un représentant des Forces démocratiques syriennes.
Le programme de politique générale pour 2021
Le programme de politique générale du Rojava fixe, en dix-huit points, la politique à mener en 2021. On évoquera les plus importants, ceux qui montrent en négatif les problèmes actuels de la Fédération qu’il convient de résoudre [11].
Les trois premiers points de la déclaration portent sur la résolution de la crise syrienne. Ils demandent à l’Administration autonome de poursuivre ses efforts pour l’unité et la souveraineté de la Syrie. Dans ce sens, elle devra continuer d’exiger sa participation à la négociation d’une constitution syrienne démocratique, pluraliste et décentralisée, « reconnaissant les droits de toutes les composantes nationales, religieuses et sociales ». En effet, la négociation qui se déroule actuellement à Genève, sous les auspices de l’ONU, entre le régime et l’opposition externe, exclut la Fédération de la Syrie du Nord, en raison du véto d’Erdoğan et d’Assad [12].
Sur le plan intérieur, l’administration doit éradiquer la bureaucratie et la corruption, qui vont souvent de pair ; à cette fin, une autorité d’inspection et de contrôle sera créée [13]. Mais la solution, à terme, se trouve dans une meilleure formation de l’ensemble des fonctionnaires. Plus spécialement, les forces de sécurité sont sommés de mieux respecter la loi et les décisions judiciaires ; pour cela, ils seront sensibilisés au respect des Droits de l’homme. Le système judiciaire devra, lui aussi, être réformé « pour garantir son indépendance et son intégrité ». La démocratisation et l’amélioration du système éducatif, malgré ses avancées, réclame toujours une meilleure formation des maîtres et des programmes scolaires repensés pour être reconnus par les Nations unies et l’Unicef. La lutte de libération des femmes, emblématique, n’est pas non plus terminée puisque le programme rappelle que « le rôle des femmes et des jeunes doit être renforcé dans toutes les institutions ». La question militaire, enfin, a été évoquée à propos de la conscription, souvent contestée, mais ne se retrouve pas dans la déclaration finale.
Dans le cadre de « plans stratégiques d’économie », il conviendra de « tenir compte des revenus des citoyens ». Ceci nécessite un contrôle des prix plus strict, une amélioration de la lutte contre la contrebande, une révision des taxes douanières, une rationalisation des exportations, une sécurisation des approvisionnements agricoles et l’interdiction des monopoles. Bien que l’autosuffisance soit le but à atteindre, pour l’heure, il faut faciliter les investissements avec « une priorité aux investissements nationaux », formule qui n’écarte pas les investissements étrangers ‒ recherchés.
Enfin, des élections locales seront organisées dans l’année sans que l’on sache si elles concerneront les assemblées régionales ou seulement les villes, districts et cantons qui ont déjà élus leurs assemblées en décembre 2017. Une chose est sûre, des élections fédérales pour constituer le Congrès des peuples démocratiques ne sont pas annoncées.
Le parti tient la barre
S’il est trop tôt pour faire un bilan d’étape [14], deux informations sont cependant à considérer pour la suite qui sera donnée à cette conférence nationale et ses propositions.
À l’occasion de la première réunion du comité de suivi, le 30 novembre 2020, Ilham Ahmed a déclaré et répété que « l’Administration automne sera la principale responsable de la mise en œuvre des décisions [15] ». Ce message de la « femme forte » du Rojava s’adresse d’abord au Conseil exécutif de l’Administration autonome pour qu’il se saisisse du dossier. Il l’a fait, lors de sa deuxième réunion annuelle à Raqqa, le 18 janvier 2021, en l’incluant, le précisant et l’enrichissant, notamment s’agissant de la protection de l’environnement et de la culture, dans son plan de travail pour 2021 [16]]
Le message est ensuite un avertissement discret à l’armée qui a tendance à s’insérer dans les affaires civiles en ignorant le principe démocratique de la subordination du militaire au civil. Règle qu’Ilham Ahmed a déjà eu l’occasion de rappeler à Mazloum Abdi, général en chef des Forces démocratiques syriennes.
Que conclure, si ce n’est que ce qui ressemble à une suite d’entorses au bien-pensé démocratique comme au fédéralisme libertaire, se révèle être autant d’avancées vers la démocratie directe. Vers leur démocratie directe. Voilà le merveilleux-politique révolutionnaire du Rojava.
Une telle conclusion réclame de faire confiance à celles et ceux que l’histoire a désignés. Pourquoi ne pas la leur accorder puisque rien de tangible ne peut faire douter de leurs intentions, de leur honnêteté, de leur courage. Toutes qualités qui devraient les conduire, dès la paix revenue, à céder la place à la Commune des communes.
Pierre Bance
Auteur de La Fascinante Démocratie du Rojava. Le Contrat social de la Fédération de la Syrie du Nord (Éditions Noir et Rouge, décembre 2020, 608 pages).
Ce livre traite dans le détail les problématiques soulevées dans cet article et de bien d’autres. On en trouvera la présentation et l’introduction sur le site Autre futur.net.
Les Éditions Noir et Rouge sont partie prenante de la campagne de boycottage d’Amazon.
La Fédération démocratique de la Syrie du Nord et de l’Est
L’Administration autonome démocratique de la Syrie du Nord et de l’Est qui n’est pas un État mais une fédération de régions autonomes, ni un gouvernement mais une administration déléguée, est composée :
‒ d’une part, des trois régions du Rojava (Cizîrê, Euphrate, Efrîn) principalement peuplées de Kurdes, grande comme à-peu-près la Belgique, avec environ trois millions d’habitants ;
‒ d’autre part, des quatre régions à dominante arabe libérées de l’État islamique (Manbij, Tabqa, Raqqa, Deir ez-Zor) d’une surface et d’une population comparables.
La Fédération occupe le tiers de la surface de la Syrie et sa production agricole et pétrolière potentielle représente, peut-être, la moitié en valeur de ses richesses.
[1] Zelal Jiger, coprésidente du Mouvement de la société démocratique (TEV-DEM) dans un entretien avec le Rojava Information Center (RIC), le 26 août 2020 (https://rojavainformationcenter.com...).
Créé en décembre 2011 par le Parti de l’Union démocratique (PYD), le TEV-DEM est une plateforme rassemblant toutes les organisations civiles et politiques. Encore que depuis son congrès d’août 2018, il tend à se tenir à l’écart de la question politique.
[2] ANHA News (Hawar News Agency), 11 juillet 2020 (https://www.hawarnews.com/en/haber/...).
Voir également, les déclarations d’Ilham Ahmed, cheffe de l’exécutif du Conseil démocratique syrien, citées note 8.
[3] Article 48 du Contrat social.
[4] Constitué en décembre 2015 à Dêrik, le CDS a pour objet d’intégrer les organisations politiques et civiles du Rojava et des territoires libérés dans une organisation unique, ce que ne pouvait faire le PYD, parti spécifiquement kurde. Comme les Forces démocratiques syriennes (FDS) réunissent les forces kurdes, arabes et assyriennes
[5] Il existe un Conseil général de l’Administration autonome censé suppléer provisoirement l’absence d’une assemblée fédérale faute d’élections, mais dont le rôle est effacé par son conseil exécutif et l’activisme du CDS.
[6] On aurait pu penser ce rôle dévolu au TEV-DEM (voir note 1)
[7] Les mauvaises langues ne manqueront pas de faire un rapprochement avec le schéma des constitutions soviétiques donnant au parti un rôle dirigeant. Sauf que le Contrat social écarte sans ambiguïté un tel fonctionnement et que le CDS ou le PYD ne sont pas le Parti communiste de l’Union des républiques socialistes soviétiques. On est donc face à un dérèglement circonstanciel des institutions plutôt qu’un choix idéologique, qu’une manipulation politicienne. Du moins, l’espère-t-on.
[9] Ilham Ahmed, précité note 8. On notera que les communes ne sont pas nommées comme telles alors qu’elles devraient être le pivot de ces réunions.
[10] Pour plus de détail, voir l’entretien de Riad Dirar avec l’agence ANHA, le 18 novembre 2020 (https://www.hawarnews.com/en/haber/...).
[11] Lire la traduction anglaise du document officiel de politique générale sur le site du RIC au 25 novembre 2020 (https://rojavainformationcenter.com...).
[12] Pour l’heure cette négociation est dans l’impasse
[13] À la date de la Conférence nationale, le 25 novembre, cet organisme était déjà installé, depuis début octobre, sous le nom d’« Autorité de surveillance publique » rattaché au conseil exécutif fédéral ((Firat News Agency [ANF News], 14 octobre 2020, https://anfenglish.com/rojava-syria...).
[14] Signalons tout de même que, dès le 26 décembre 2020, le CDS annonçait l’ouverture d’enquêtes sur plus de cent personnes soupçonnées de corruption (Kurdistan 24, 27 décembre 2020, https://www.kurdistan24.net/en/stor...).
[16] [[Ce plan de travail est publié sur le site ANHA News au 19 janvier 2021.
Voir également sur le site du RIC, au 7 février 2021, le rapport annuel du conseil exécutif de la Fédération pour 2020