mercredi 16 janvier 2008, par
Le 13 décembre dernier est tombé le verdict du procès d’Yvan Colonna : la prison à perpétuité, sans peine de sûreté, pour le militant nationaliste corse accusé d’avoir tué à Ajaccio le préfet Erignac, le 6 février 1998. Un verdict aussi sévère que peu surprenant, émanant d’une cour d’assises “ spéciale ” puisque composée uniquement de magistrats professionnels… et chargée, depuis la suppression de la cour de sûreté de l’Etat en 1982, de neutraliser les adversaires de ce dernier.
Au vu du seul procès qui a duré un mois, on pourrait pourtant s’étonner de sa conclusion, car aucune preuve, aucun indice ou témoignage ne sont venus étayer les chefs d’inculpation contre Yvan Colonna. Les analyses publiées dans la presse ont d’ailleurs largement fait ressortir pareille “ bizarrerie ” – leurs auteur-e-s y voyant la raison du refus manifesté par les jurés d’assortir leur verdict d’une peine de sûreté, et expliquant que ces jurés avaient “ juste ” condamné à perpétuité Colonna comme l’avaient été Alain Ferrandi et Pierre Alessandri lors du procès du “ commando Erignac ”, en juillet 2003… afin de sanctionner son appartenance à ce groupe.
Toujours est-il que les témoins ne l’ont pas identifié comme étant le tireur qui a donné la mort au préfet. Si, avec le passage du temps, leurs souvenirs respectifs ont pu se contredire, personne n’a prêté à ce tireur les traits de Colonna – pas même Joseph Colombani, l’actuel directeur de cabinet du président du conseil exécutif corse et qui était ami avec Erignac. De plus, le médecin légiste appelé à la barre a assuré que, selon l’angle de tir, le meurtrier était de grande taille – contrairement à Colonna ; Roger Marion, ex-patron de la division nationale antiterroriste (DNAT), a déclaré que rien dans son dossier ne confirmait ni n’infirmait sa culpabilité ; Bernard Bonnet a dit que, durant la période où il avait remplacé Erignac à la préfecture de la Corse, il s’était intéressé aux activités militantes de Stéphane Colonna bien plus qu’à celles de son frère Yvan, et qu’il ne retenait pas l’hypothèse de l’accusation…
Le bâclage de l’instruction, qu’avaient déjà mis en évidence les avocats de la défense dans un dossier intitulé Yvan Colonna, chronique d’une erreur judiciaire commanditée, et le souci manifeste du président Coujard de ne pas paraître à la botte du pouvoir ont entraîné un déplacement de la cour à Ajaccio, pour réexaminer le lieu de l’assassinat, ainsi qu’à Pietrosella, où avaient été dérobés à la gendarmerie deux armes dont celle du crime, le 6 septembre 1997, après séquestration des gendarmes. Là encore, rien n’est venu corroborer les charges contre Colonna ; à l’inverse, l’affirmation par un colonel de gendarmerie que, pour mener l’opération de Pietrosella, il avait fallu un commando bien supérieur en nombre aux membres du “ commando Erignac ” arrêtés et la découverte d’une empreinte ne correspondant à aucun d’entre eux ont appuyé la thèse de la défense selon laquelle d’autres militants que Colonna, non identifiés à ce jour, avaient participé aux actions du commando et pouvaient être tenus pour responsables de la mort d’Erignac.
Le coupable idéal
Alors, pourquoi Yvan Colonna a-t-il, depuis cette mort, été aussi systématiquement désigné comme l’assassin du préfet ? Le moins que l’on puisse dire, c’est que tout a joué contre lui pour aller en ce sens – tant la volonté de l’Etat français servi par les médias que sa personnalité elle-même et l’attente du mouvement nationaliste corse à la fin des années 90.
En effet, le ministre de l’Intérieur Sarkozy n’a cessé de dire et les journalistes de répéter, dès l’arrestation de Colonna le 4 juillet 2003 après quatre ans de cavale, que l’“ assassin du préfet Erignac ” avait été appréhendé – et ce au mépris de la “ présomption d’innocence ” qui sert, paraît-il, de fondement au droit français. (Cet effet d’annonce visait peut-être pour Sarkozy à influer sur le vote lors du référendum organisé en Corse le surlendemain, 6 juillet, et portant notamment sur la création de conseils territoriaux ; mais, pour diverses raisons, le “ oui ” qu’il soutenait n’y est pas passé.)
Cependant, Yvan Colonna avait auparavant été souvent présenté comme tel, et non comme “ présumé coupable ”, par les médias, en particulier après l’interpellation de membres du “ commando Erignac ” en mai 1999 et leur désignation de Colonna comme étant le tireur1 – un lynchage qui l’a poussé à prendre la fuite. La formidable propagande étatique mise en œuvre dans les colonnes et sur les canaux des médias pour que nul ne doute de la “ vérité ” assenée a joué au point d’inciter le père d’Yvan lui-même, ancien député socialiste, à écrire à la veuve Erignac afin de lui demander pardon au nom de son fils ! (Il s’est repris ensuite pour se solidariser avec lui.)
Mais cette propagande a été suffisamment grossière pour que la Ligue des droits de l’homme participe en Corse avec le Comité antirépression (CAR) à une campagne de pétition2 et d’affichage demandant “ un procès équitable ” pour l’“ otage de la raison d’Etat ” et l’application, “ enfin ”, de la présomption d’innocence ; que la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme envoie au procès des observateurs (elle a protesté contre la difficulté qu’avaient ceux-ci à assister aux audiences) ; que la commission “ droits de l’homme ” des Verts y mandate un représentant… Et assez grossière, aussi, pour qu’Yvan Colonna poursuive le Président Sarkozy en référé devant le tribunal de grande instance de Paris le 19 mars dernier pour atteinte à la présomption d’innocence ; il a été débouté de sa plainte le 4 avril – sans surprise : l’Etat français et son représentant ne font jamais d’erreur et sont inatteignables. (Les deux militants nationalistes Jean Castela et Vincent Andriuzzi, qui condamnés à la perpétuité en première instance, ont été acquittés en appel en février 2006 et libérés le mois suivant, sont bien placés pour le savoir : ils ont aussi eu des peines de dix et huit ans pour des attentats commis en 1994, une façon pour l’institution judiciaire d’amortir les sept d’années d’emprisonnement qu’ils venaient de subir.)
Le symbole de la lutte
Si Yvan Colonna nie depuis le début avoir tué Erignac (il l’a par exemple écrit dans une lettre rendue publique le 19 décembre 2000), il n’a jamais cessé d’exprimer ses convictions nationalistes, se présentant dans sa correspondance comme “ un patriote corse emprisonné à tort ” et y affirmant sans cesse son attachement à la Corse, son peuple et sa langue (la presse n’a-t-elle pas rapporté avec horreur qu’il avait parlé corse à son fils dès sa naissance ?). Mais sa réputation d’intégrité et de droiture ainsi que de fermeté dans ses engagements a largement contribué à faire de lui, aux yeux de ses détracteurs comme de ses admirateurs, un responsable de la mort d’un préfet tout à fait plausible. Pour les premiers, il avait le “ profil du tueur ” puisque son intégrité et sa droiture étaient synonymes de rigidité, et la fermeté dans ses engagements était la preuve de son dogmatisme. Pour les seconds, en revanche, ces traits de personnalité constituaient autant de qualités ayant pu le porter à vouloir redresser par une action marquante contre l’Etat français, à travers son représentant, un mouvement nationaliste déliquescent vers la fin des années 90.
Après 1989, en effet, le mouvement corse a éclaté en diverses organisations concurrentes. Si, aux élections territoriales de 1992, il représentait 25 % des suffrages exprimés3, les rapports entre ces organisations s’étaient tellement dégradés que leurs militants n’ont pas tardé à s’entre-tuer au cours des années suivantes. Dans un tel climat, les structures partisanes ont fondu à mesure que se développait toute une mouvance nationaliste déboussolée, blessée, désabusée ou écœurée par l’évolution de la lutte corse, et appelant de ses vœux un événement susceptible de recréer une dynamique positive. Le meurtre d’Erignac en constituait un. Yvan Colonna – connu pour ses engagements dans les milieux associatifs et ses préoccupations sociales autant qu’internationales, apprécié pour son intelligence, sa chaleur, sa générosité ou son humour, et ayant l’image d’un militant pur et dur autant que critique par rapport aux dérives du mouvement – a suscité dès sa cavale un large courant de sympathie et de solidarité qui a obligé les leaders des groupes nationalistes à faire avec. Jean-Guy Talamoni, figure de Corsica nazione (aujourd’hui élu d’Unione naziunale à l’Assemblée de Corse), a ainsi condamné aussitôt l’action contre le préfet “ mais pas ses auteurs ” ; et le journal U Ribombu de cette tendance a intégré Yvan Colonna dans sa liste des prisonniers politiques à soutenir, tandis que fleurissaient aux Journées nationalistes estivales de Corti les tee-shirts proclamant “ Nous sommes tous des Yvan Colonna ” ou “ Moi aussi j’ai hébergé Yvan Colonna ”.
De plus, à peine arrivé à son poste après la mort d’Erignac, le préfet Bonnet a développé une campagne de répression tous azimuts, non seulement contre les nationalistes mais aussi contre la population corse – les interpellations se comptant par centaines tout au long des “ pistes ” suivies par les différentes polices en concurrence pour mettre la main sur l’assassin d’Erignac – et même contre les chefs de clan, d’ordinaire considérés par le pouvoir français comme des partenaires, et brièvement malmenés pour leurs malversations afin de créer une ambiance générale déstabilisante. L’opération “ mains propres ” pour “ rétablir l’Etat de droit ” dans l’île4 n’a pas peu contribué à ressouder le mouvement nationaliste en rétablissant les liens de solidarité entre ses membres : le comité nationaliste du Fiumorbu, composé de personnalités et militants divers, a été à l’initiative de débats internes qui ont débouché sur l’arrêt des règlements de comptes internes et sur un accord politique avec la liste Unità en 1999.
Et maintenant ?
Sarkozy, tellement amoureux de la Corse qu’il y a délocalisé son conseil des ministres en y plantant 1 policier pour 35 habitants, a été très bien élu dans l’île – 60,1 % au second tour de la présidentielle, et largement en tête dès le premier tour avec 37 % des suffrages, contre 21,8 % à Ségolène Royal… et 15,2 à Le Pen. Si la droite y a toujours été dominante, le succès de son courant le plus dur (en particulier, celui d’un Front national qu’avaient jusque-là chassé des rivages corses les militant-e-s nationalistes) est un phénomène aussi nouveau qu’inquiétant. Les autonomistes (souvent des commerçants, artisans et hôteliers…) qui, tout en refusant la lutte armée et en prônant des avancées institutionnelles dans le cadre français, s’allient en général aux nationalistes lors des scrutins électoraux sont aujourd’hui attirés par le chant des sirènes en provenance du pouvoir central ; et des nationalistes ont aussi contribué à son élection (il s’est engagé à rapprocher les détenus corses de leur famille, certes, mais c’était en… septembre 2002).
A présent, Sarkozy parle d’ouvrir à la concurrence les lignes aériennes corses, ce qui lui permettrait d’économiser sur l’enveloppe de la “ continuité territoriale ” (une grève à la CCM a salué ses propos) ; il pourrait, dans la même logique ultralibérale, mettre sur la sellette la “ loi littoral ” qui protège les côtes de la spéculation immobilière et du tout-tourisme. Rien que du pire à en attendre, ici comme là, donc…
Yvan Colonna se prépare quant à lui sans doute déjà au nouveau round qui l’opposera à l’Etat français dans un an, puisqu’il a immédiatement – de même que la partie adverse – fait appel du verdict. Il est encore difficile de dire quelles vont être en Corse les répercussions de sa condamnation au niveau de la lutte nationaliste. Comme d’autres personnalités insulaires, Edmond Simeoni (autonomiste élu sur la liste d’Unione naziunale) a affirmé craindre le développement d’une violence qu’il condamne… après l’avoir pratiqué lui-même à l’aube du mouvement corse, à Aleria, en 1975. La manifestation appelée par la plupart des regroupements nationalistes en réaction au verdict a déjà été repoussée deux fois (pour cause de mauvais temps…), et serait à présent fixée au 12 janvier prochain à Bastia.
Quoi qu’il en soit, depuis la condamnation d’Yvan Colonna, les attentats se poursuivent à un rythme soutenu en Corse-du-Sud, surtout contre des bâtiments publics (préfecture, gendarmeries, DDE, Trésor public…). Des centaines de lycéen-ne-s ont manifesté dans l’île, montrant que, pour une génération militante montante, qu’il soit coupable ou non, Yvan demeure le symbole de la lutte corse… Et il règne une forte tension dans l’île, où la répression policière sévit particulièrement depuis un mois et demi, avec une soixantaine d’interpellations très musclées où l’empreinte ADN a été systématiquement prise (dans l’illégalité la plus parfaite, en l’absence d’indices “ suffisamment graves et concordants ”). Cette situation a incité la LDH, l’ordre des avocats, la CFDT et l’Union des Marocains à demander une rencontre en urgence avec le préfet pour protester contre “ le harcèlement policier qui touche les nationalistes, les étrangers et leur entourage dans l’île ”.
Mais si la communauté insulaire paraît pour l’heure plutôt dans l’expectative ou encore sous le choc du verdict, le soutien à Yvan Colonna reste important dans de nombreux milieux – en particulier le secteur associatif et culturel. La chanteuse de polyphonies Patrizia Gattaceca, interpellée la veille du procès pour l’avoir hébergé pendant sa cavale, le montre bien : elle déclare qu’elle recommencerait si c’était à refaire, et qu’elle est toujours aussi convaincue de son innocence.
Vanina
1. Ils se sont rétractés ensuite, de même que celles de leurs compagnes qui avaient mêlé le nom de Colonna aux leurs, en faisant état de pressions policières exercées lors de l’instruction de l’affaire pour obtenir cette déclaration. Et si les mêmes compagnes ont observé une prudente réserve dans leurs réponses à la barre, pendant le procès Colonna, Alain Ferrandi et Pierre Alessandri y ont répété que Colonna ne faisait pas partie de leur groupe et n’avait pas participé aux opérations de Pietrosella ni d’Ajaccio. Alessandri, par ailleurs, avait, dans un courrier au juge d’instruction daté du 25 septembre 2004, revendiqué l’acte d’avoir tiré sur le préfet… sans que ces aveux soient jugés recevables par un pouvoir détenant déjà son coupable.
2. A ce jour, 35 000 signatures (soit plus de 1 pour 10 habitants en Corse) ont été recueillies par le comité de soutien à Yvan Colonna créé en 2006 et que préside sa sœur Christine, conseillère territoriale Unione naziunale. On peut trouver le texte de la pétition, obtenir le dossier réalisé par les avocats et d’autres éléments concernant l’“ affaire Colonna ” sur www.yvan-colonna.com
3. Depuis la création de la collectivité territoriale corse (CTC) en 1991, les nationalistes ont toujours obtenu aux territoriales, avec une ou plusieurs listes, entre 17 % et 25 % des voix.
4. On connaît la fin de la mission purificatrice Bonnet, liée à l’“ affaire des paillotes ”, cette opération barbouzarde montée par lui et qui lui a valu le 11 janvier 2002 une condamnation à trois ans de prison dont un ferme.