mercredi 9 février 2022, par
Si vous cherchez quelque chose sur les Russes ou Wagner, il n’y a rien pour vous dans cet article. La presse française vous en parle suffisamment, et vous avez eu un excellent article dans le numéro précédent. Des sanctions extrêmement dures viennent d’être prises contre le Mali, dont la presse a peu parlé, et qu’elle a présentées comme des mesures pour restaurer la démocratie. C’est de ça dont il va être question.
Si vous cherchez quelque chose sur les Russes ou Wagner, il n’y a rien pour vous dans cet article. La presse française vous en parle suffisamment, et vous avez eu un excellent article dans le numéro précédent. Des sanctions extrêmement dures viennent d’être prises contre le Mali, dont la presse a peu parlé, et qu’elle a présentées comme des mesures pour restaurer la démocratie. C’est de ça dont il va être question.
Le 9 janvier la CEDEAO (Confédération Économique des États d’Afrique de l’Ouest) a décidé d’un embargo particulièrement dur contre le Mali, avec application immédiate : fermeture des frontières (le Mali est un pays complètement enclavé), suspension des échanges commerciaux autres que les produits de première nécessité, suppression des aides financières et gel des avoirs du Mali à la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) (c’est comme si la France n’avait plus accès à son compte à la BCE du jour au lendemain). Les pays membres ont aussi rappelé leurs ambassadeurs au Mali. Mais que se passe-t-il donc pour qu’une telle mesure aie été prise ?
Commençons par la raison officielle.
Il y a eu un coup d’État au Mali en août 2020. Il se situait dans le sillage d’une contestation très forte des élections présidentielles et de la présence française dans le pays. Il y avait eu des morts (23 selon l’opposition) et des blessés par balles lors d’une manifestation en juillet. Le M5-RFP (coalition organisatrice des manifestations) a approuvé l’opération de l’armée, estimant que « ce n’est pas un coup d’État militaire mais une insurrection populaire ». La junte propose alors une transition de trois ans dirigée par un militaire avec un gouvernement majoritairement militaire. De son côté, la CEDEAO exige avec menaces de sanctions à la clef une transition d’un an maximum dirigée par un civil, ainsi qu’un Premier ministre civil et la nomination de l’exécutif transitoire d’ici au 15 septembre. À l’issue des concertations politiques, la durée de la transition est fixée à 18 mois, ce qui nous mène à février 2022.
Certains qualifient de 2ème coup d’État ce qui s’est passé en mai dernier. Alors qu’ils revenaient d’un entretien avec Macron, le président (un ancien colonel à la retraite) et le premier ministre décident de mettre à l’écart du gouvernement certaines personnalités importantes de la junte. Ils sont alors eux-mêmes arrêtés, et le vice-président, Assimi Goïta, cheville ouvrière du coup d’État, devient président, et annonce que la fonction de premier ministre revient au M5-RFP qui désigne Choguel Maïga.
Cette date a marqué un tournant, en tous les cas dans la lutte anti-corruption qui s’est intensifiée, et dans les négociations avec les russes qui se sont déjà traduites par l’acquisition d’équipements militaires qui faisaient défaut à l’armée malienne (on rappelle que le pays est en guerre et que 80% de son territoire vit sous la menace djihadiste).
En décembre dernier se sont tenues des assises nationales de la refondation, assez suivies et sur tout le territoire. Beaucoup de propositions en sont sorties. Ce qu’explique la junte, c’est que les élections ne sont pas une fin en soi. Il faut des élections légitimes, c’est-à-dire transparentes, dans un état qui n’est plus gangréné par la corruption, que les forces armées anti-terroristes ne doivent plus être utilisées contre les civils en toute impunité, qu’il faut réformer la constitution et surtout restaurer la sécurité des Maliens. Et que ça ne se fait pas en quelques mois. Ils ont d’abord soumis un calendrier avec des élections dans 5 ans puis un calendrier en 4 ans.
Les sanctions de la CEDEAO ont pour objectif d’obliger le Mali à organiser ces élections ce mois-ci, en février 2022.
Tout d’abord, la plupart des chefs d’État de la CEDEAO ne sont pas vraiment bien placés pour donner des leçons de démocratie : Macky Sall, président du Senegal, vise un 3ème mandat ; Alassane Ouattara, c’est l’homme installé par la France en Côte d’Ivoire ; Faure Eyadema est président du Togo depuis 2005 à la suite du décès de son père lui-même président depuis 1967 ; quant au chef d’État du Niger… Tous ces chefs d’État sont réellement inquiets de ce qui se passe au Mali car ils ont peur d’une propagation de la contestation dans leurs propres pays.
Chacun sait que cette décision a été dictée en fait par la France. L’Union Monétaire Ouest Africaine (UMOA) (équivalent de la zone euro pour l’Afrique de l’ouest) a été convoquée en même temps et au même endroit car sa présence était indispensable pour que les sanctions soient applicables. Le Mali a été convoqué seulement 48h à l’avance à la réunion de l’UMOA et on a refusé de lui communiquer l’ordre du jour. D’où son absence. Le chronogramme des élections devait être discuté pendant le sommet sur la base des propositions maliennes. Mais toute discussion a été refusée. La proposition malienne a été transformée de facto de proposition de discussion en décision officielle. La décision de sanction a été annoncée avant même la réunion sur RFI. Et comment dire ? Pour croire à la sensibilité de l’État français aux droits démocratiques des Africains, il faut quand même avoir le coeur bien accroché…
Ce sont les sanctions les plus lourdes prises depuis dix ans, et tout ça pour le non respect d’un calendrier électoral qui a été piétiné tour à tour en toute impunité par une partie importante des chefs d’État de la CEDEAO. Le Mali a porté plainte contre ces sanctions à différents niveaux. Elles violent notamment un article de l’ONU qui prévoit qu’on ne peut pas prononcer d’embargo contre un pays sans littoral.
Ce qui se joue au Mali est très sérieux.
S’y joue d’abord le naufrage politique et militaire de la France au profit de la Russie, ce qui est insupportable pour l’empire colonial.
Les accords militaires avec les Russes et leur présence ne sont pas nouveaux, ils remontent à Modibo Keïta, premier président du Mali indépendant. Il a été renversé par un coup d’État organisé par la France lorsqu’il a voulu quitter le franc CFA, coup d’État qui a ouvert une longue période de dictature. Mais même ce dictateur, Moussa Traore, a maintenu les accords avec l’URSS de l’époque. Les officiers qui ont fait le coup d’État actuel, qui sont des officiers de terrain qui ont longtemps servi dans le nord, ont été formés en Russie.
Il y a eu tout un jeu d’intimidations réciproques. Les Français ont sans doute pensé qu’en menaçant de réduire Barkhane ils décourageraient les discussions russo-maliennes. Mais les Maliens ont estimé que puisque la France se permettait d’annoncer son retrait par voix de presse sans concertation avec eux, ils avaient les mains libres pour avancer avec les Russes, et même un devoir national impérieux de le faire.
La France était fortement soupçonnée d’avoir laissé des foyers terroristes pour justifier le maintien de sa présence. Il lui est aussi reproché d’avoir refusé de mettre à disposition ses forces aériennes pour empêcher le massacre de villages entiers. Soigneusement, l’équipement militaire de l’armée malienne n’a pas été amélioré, et depuis l’intervention française, la maîtrise militaire du terrain par les terroristes n’a fait que s’étendre.
La Russie n’a probablement pas des objectifs plus désintéressés que la France. Mais elle donne des garanties (fourniture d’hélicoptères, d’ambulances, de renseignements…), et discute avec les Maliens comme avec des gens normaux, elle ne les traite pas comme des boys.
Ce qui se joue au Mali va aussi au-delà des rivalités géopolitiques entre puissances.
Il faut comprendre que le nationalisme est très ancré au Mali. Nous avons appris à l’école que l’Afrique a été partagée à Berlin avec des frontières tracées à la règle qui divisent des « ethnies ». Mais nous n’avons jamais appris qu’il y avait une histoire africaine avant la traite transatlantique esclavagiste et la colonisation. Nous avons la vision de nations artificielles regroupant de nombreuses « ethnies » en leur sein. Nous ignorons généralement que le Mali a été au coeur du plus grand empire d’Afrique de l’Ouest. Nous ignorons que toutes ces « ethnies » ont été unifiées administrativement, politiquement, militairement et culturellement. Il y a ensuite eu de nombreuses guerres, comme chez nous pour la succession de Charlemagne. Mais cette mémoire perdure et reste une référence encore transmise aujourd’hui. Tout le monde là-bas connaît l’histoire de Soundiata Keïta et la splendeur passée du Mali. Même les présidents fantoches et corrompus n’ont jamais pu signer publiquement les accords de réadmission sur leur territoire de leurs ressortissants sans papiers.
La junte au pouvoir au Mali voudrait reconstruire (ou construire ?) un véritable Etat, c’est-à-dire éradiquer la gangrène de la corruption généralisée, assurer la protection de la population et les services de base. Elle voudrait sans doute aussi réindustrialiser le pays. En résumé, ces colonels ne sont peut-être pas les plus grands démocrates du monde, mais ils sont assurément patriotes et donc anticolonialistes.
Ils bénéficient d’un fort soutien populaire. Les instructions judiciaires pour corruption ne visant pas des lampistes mais d’ex-ministres, d’ex-hauts fonctionnaires ou députés progressent. Le président a annoncé qu’il était beaucoup trop bien payé et qu’il reversait la moitié de son salaire pour assurer l’approvisionnement en eau potable de ceux qui n’en bénéficient pas encore. Pour le gouvernement précédent, ça revenait trop cher de rapatrier les corps des soldats morts (il y en a beaucoup) et leurs veuves étaient tout simplement expulsées de la caserne avec leurs enfants. Aujourd’hui, les corps sont rapatriés, un hommage officiel leur est rendu, les veuves sont relogées et elles touchent une pension. Un fonds est constitué pour assurer l’avenir des enfants.
Se pose alors aussi la question de la souveraineté monétaire. Rappelons que le CFA a un cours fixe par rapport à l’euro et que c’est la France qui garantit sa convertibilité. Jusqu’en 2019, en échange, les pays devaient déposer à la Banque de France la moitié de leurs réserves de change (des devises que leur rapportaient leurs exportations). Ce n’est plus le cas depuis, mais chaque pays est censé déposer ses réserves de change à la BCAO. Avant les sanctions, le Mali avait déjà commencé à conserver ses réserves de change. Et des rumeurs couraient sur la création d’une éventuelle monnaie nationale.
Évidemment, s’allier avec les Russes et essayer de sortir du système néo-colonial, c’est suffisamment grave pour être immédiatement sanctionné.
Visiblement, le calcul est de monter le peuple malien contre la junte en créant le chaos économique. Pour le moment, comme le craignaient d’ailleurs pas mal d’analystes, l’effet a été inverse. Le 14 janvier, il y a eu des manifestations monstres à travers tout le pays en soutien à la junte et en protestation contre les sanctions de la CEDEAO, considérées comme téléguidées par la France. Et critiquer la junte ou la Russie devient dès lors très mal vu, quasiment une trahison. A court terme, la légitimité de la junte est renforcée. Le pari de la France, bien sûr, c’est qu’à terme le Mali ne pourra pas tenir économiquement et militairement, et que la population se retournera contre le pouvoir. Pour le moment, nul ne sait quelle sera l’issue de cette crise.
En ce qui concerne l’enclavement, le Mali pourra passer par la Mauritanie qui n’est pas membre de la CEDEAO et la Guinée qui a annoncé qu’elle n’appliquerait pas les sanctions. En ce qui concerne le gel des avoirs à la BCAO, les experts occidentaux estiment que le Mali a de quoi tenir environ deux mois en trésorerie propre. La France a essayé de porter les sanctions devant le Conseil de Sécurité de l’ONU, mais la Chine et la Russie y ont mis leur véto.
En ce qui concerne la fermeture des frontières avec les pays de la CEDEAO, ça a d’abord créé une pagaille noire, puisqu’elle a été appliquée dès le lendemain : d’où files de camions bloqués aux frontières, etc... Les vols d’Air France (seuls vols directs pour le Mali depuis la France) ont été suspendus le lendemain, mais rétablis depuis (avec correspondance).
Et pour l’avenir ? Si la France mise sur l’affaiblissement économique d’un pays déjà exsangue, les Maliens, eux, pensent que le blocus n’est pas tenable pour la CEDEAO ni même pour la France.
En ce qui concerne les puissances étrangères, ils misent sur la richesse de leur sous-sol. Malheureusement, je pense que si riche soit-il, les puissances pour le moment peuvent s’approvisionner ailleurs : l’or n’est plus déterminant, il y a beaucoup d’uranium au Kazakhstan… Même si les bénéfices de quelques multinationales sont un peu écornées, ça n’aura pas de grand retentissement sur le système mondial.
En ce qui concerne la CEDEAO, la question est un peu différente. Le Mali représente plus de 20% des exportations du Sénégal et une part importante du trafic du port de Dakar. Conséquence de la guerre en Côte d’Ivoire il y a quelques années, le port d’Abidjan a un volume pour le Mali moins important qu’autrefois, mais il sera aussi affecté. Or son trafic contribue pour 90% aux recettes douanières du pays et pour 60% au revenu de l’État. Les économies sénégalaises et ivoiriennes vont donc elles mêmes être affectées par les sanctions décidées par leurs propres chefs d’État. De plus, le Mali est le plus gros producteur de bétail de la région, et exporte aussi d’autres produits importants dans le quotidien comme les citrons ou le tamarin. Le pari des Maliens, c’est que les sanctions contre eux visent certes à les affamer mais vont provoquer aussi des troubles au Senegal et en Cote d’Ivoire même. Ils pensent qu’à terme les sanctions ne seront pas viables pour leurs voisins, et qu’eux-mêmes pourront tenir d’ici là.
Pour le moment, les Maliens pensent que les peuples voisins ont les yeux tournés vers eux. Ils se pensent comme un exemple du combat contre le colonialisme français, pour le retour à une certaine dignité. Ils espèrent reconstruire un Etat contre l’hégémonie française et capable de mettre fin au djihadisme, par des succès militaires mais aussi par des négociations directes et en reprenant en main leur propre destin. Ils posent en tous les cas que la démocratie ne se résume pas à des élections, elle passe aussi par la prise en compte des besoins de la population.
Quoique l’on pense des militaires, des coups d’État et de ces militaires là, ce qui est sûr, c’est que cette histoire ne peut pas être racontée comme celle d’un conflit entre démocratie et dictature.
Sylvie, 24/01/22.
Juste à la fin de l’écriture de ces lignes, un coup d’État a eu lieu au Burkina Faso (également membre de la CEDEAO). Je n’ai aucune lumière à vous apporter. Ce n’est pas parce qu’on a quelques éléments sur la France qu’on est en mesure d’éclairer la vie politique belge...