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CA 320 mai 2022

Analyse de classe
Que faire de l’encadrement capitaliste ?

mardi 17 mai 2022, par Courant Alternatif


La question des « classes intermédiaires », c’est-à-dire des couches sociales qui n’appartiendraient pas strictement au prolétariat ou à la bourgeoisie, a toujours fait débat chez les révolutionnaires : leur existence, leur position dans les rapports de production, leur rôle dans la lutte des classes et les alliances possibles avec elles… Elle a aussi été évoquée dernièrement lors des chantiers d’analyse de classe parisiens. Alain Bihr, théoricien communiste libertaire et sociologue, s’était penché sur la question dans « Entre bourgeoisie et prolétariat, l’encadrement capitaliste [1] ». Quelques éléments.

Alain Bihr veut démontrer que la société capitaliste se structure non pas autour de seulement deux classes (bourgeoisie et prolétariat), mais autour de trois, en prouvant l’existence du troisième larron : la classe d’encadrement. Cette classe se distingue à la fois de la classe du capital, composée des agents qui « dirigent le procès global de reproduction du capital […] en fonction de leurs intérêts propres » et du prolétariat, qui est exproprié de « la maîtrise de l’ensemble de ses conditions sociales d’existence » et exécute le processus de production. La classe d’encadrement, elle, « se compose de tous les agents qui mettent en œuvre, organisent, conçoivent, légitiment, contrôlent les médiations (matérielles, sociales, institutionnelles, idéologiques) nécessaires à la reproduction du capital ». Elle a donc, pour Bihr, le rôle de socialisation capitaliste, en faisant le lien entre les individus et des éléments éloignés de la société, directement ou indirectement liés au processus de production (publicité, ingénierie, enseignement, recherche, encadrement et supervision de la force de travail…). Ainsi, il faut non pas penser la classe comme uniquement définie par une place dans les rapports de production (exploitée et productrice de plus-value / exploiteuse du travail des autres), mais également comme un rôle dans la reproduction globale du capital à l’échelle de la société : elle rend possible à l’échelle de la société la continuité de l’extraction de la plus-value du travail. D’autre part, elle est dans une situation ambivalente vis-à-vis des deux autres classes, car, n’ayant elle-même aucune possibilité de décider de l’orientation de la reproduction du capital (elle est dominée par les capitalistes), elle est tout de même chargée d’organiser les conditions générales de l’exploitation (et donc dominante sur le prolétariat). On comprend qu’elle se distingue à la fois de la petite-bourgeoisie (qui a un petit capital) et des « classes moyennes [2] », qui sont davantage un concept sociologique fondé sur le niveau de vie.

Le rôle dévolu à la classe d’encadrement (assurer la domination matérielle et idéologique du capital sur la société entière) n’est pas une mince affaire et c’est donc une puissance majeure qui se dresse face aux velléités d’émancipation du prolétariat. C’est le processus historique de développement du capitalisme qui rend nécessaire de dévouer à une classe donnée l’ensemble de ces tâches, car, à ses débuts, les tâches d’encadrement étaient assez embryonnaires, et majoritairement concentrées sur le lieu de production. Pour A. Bihr, l’extension de l’encadrement, qui prend sa source dans la division entre travail manuel et travail intellectuel, est indissociable du développement de l’État comme agent de la régulation du rapport entre les classes, de la circulation du capital, et de la reproduction des classes. La collecte des impôts, la planification de la production, les services publics, font ainsi pleinement partie des tâches de l’encadrement. Toutefois, en leur sein, tous les agents ne font pas partie de l’encadrement : entre le directeur du bureau de poste et le guichetier il y a une différences de classe. Dans le secteur productif, ce sont bien sûr les cadres (ingénieurs, technico-commerciaux, et aujourd’hui managers…) qui remplissent le rôle d’encadrement. Bihr place également les permanents syndicaux et les responsables des partis (surtout de gauche) dans la classe d’encadrement en ce qu’ils régulent les rapports entre les classes. Quel que soit le secteur (étatique, privé, politico-syndical), toutes les fractions de l’encadrement partagent un travail intellectuel qualifié inséré dans un système bureaucratique et très hiérarchisé, « impliquant autonomie et initiative », avec possibilité de s’élever dans la hiérarchie.

Idéologie et projet politique

Le rôle intermédiaire de la classe d’encadrement et sa proximité avec l’État lui donnent idéologiquement une base afin de se présenter comme représentante de l’intérêt général. De même, dès lors qu’elle administre les rapports sociaux, fluidifie et fait tampon dans les circuits de l’accumulation et de la reproduction du capital, elle peut se targuer de représenter un projet modernisateur, progressiste, dont le caractère rationnel « tend à en masquer le contenu politique ». Cela ne va pas sans une certaine dose d’auto-mystification, car au quotidien, son rôle n’est pas de tout repos et peut susciter des résistances du prolétariat : « un ingénieur doit croire […] à la technique pour que son travail d’encadrement des ouvriers apparaisse à ses derniers comme scientifiquement et technologiquement nécessaire ; […] une assistante sociale doit croire à sa mission humanitaire et se comporter en conséquence pour obtenir des familles marginalisées qu’elles acceptent de se conformer aux normes sociales et aux contrôles administratifs, etc. » La rationalisation qu’accomplit la classe d’encadrement par son travail intellectuel qualifié vient d’une place particulière dans la division sociale du travail, héritée de l’appareil scolaire. Le savoir et la culture font partie des privilèges de cette classe, qui consacre une part plus importante de ses revenus et de son temps dans ces deux postes de dépenses, notamment pour les études des enfants, les sorties… A. Bihr identifie d’ailleurs cette situation de « rente de savoir » (et de pouvoir) comme l’explication du « sursalaire » qui caractérise l’encadrement capitaliste. L’écart observé [3] entre le coût estimé de la marchandise force de travail de l’encadrement et les salaires observés provient donc de cette rente, comme on explique d’autres écarts entre valeur et prix pour d’autres marchandises (foncier, énergie…). Les bons et loyaux services de l’encadrement sont ainsi rémunérés par une « rétrocession de la plus-value » collectée sur le travail productif, ce qui permet à ses membres de surconsommer, d’épargner… La bourgeoisie s’assure de la loyauté de l’encadrement en l’achetant à un prix supérieur à celui du prolétariat, et cette même classe d’encadrement défend bec et ongles ses privilèges et ce qui les fonde (l’appareil scolaire, la bureaucratie, l’État…) pour maintenir son sursalaire. L’encadrement a donc matériellement intérêt à maintenir et renforcer l’exploitation du travail productif.

Bihr identifie le projet politique qui découle de cette situation matérielle : celui du développement et de la modernisation de l’État, de la démocratisation des institutions (publiques ou privées) qui permet la mobilité sociale… Toutefois, entre sa fraction privée, davantage au contact idéologique du capital, qui penche à droite, et sa fraction publique, bien organisée politiquement et syndicalement, qui adhère à des projets de gauche, il n’y a pas consensus, même si un socle commun se dégage. La classe d’encadrement, de par son rôle et sa situation sociale, a un débouché naturel en politique, et nombre de ses membres font partie des représentants politiques, parlant souvent au nom du prolétariat et non en son nom propre. La conquête du pouvoir d’État, notamment dans sa version socialiste, portée par une intelligentsia éclairée et modernisatrice, comme on a pu le voir chez les bolchéviks, constitue le projet politique majeur de l’encadrement capitaliste. Bihr reprend ici les analyses de Makhaïski [4] sur le projet bureaucratique, gestionnaire et autoritaire des bolchéviks, pour l’appliquer à l’encadrement capitaliste.

Que faire ?

L’analyse d’Alain Bihr est stimulante car elle fait le lien entre une analyse des classes sociales et de leurs bases matérielles, les besoins issus du développement du capitalisme à travers l’État, et les projets politiques que nous combattons. Elle permet d’interroger la composition des milieux militants, qui rassemblent nombre de membres de l’encadrement. Elle redonne également de la profondeur pour discuter d’une perspective révolutionnaire dépassant les projets de la gauche radicale et de ses avatars récents, gravitant souvent autour d’une défense acritique des services publics, de références intellectuelles et de mode d’organisation issus du léninisme, ou tout du moins très verticales et intellos (Extinction Rebellion chez les écolos, Frédéric Lordon, Andreas Malm ou Bernard Friot à gauche).

En revanche, peu de perspectives ressortent du livre. Alain Bihr conclut en posant la question « Comment peut-on être un traître à sa propre classe ? » et préconise que les militants révolutionnaires issus de l’encadrement « enseignent à leurs semblables la honte et l’indignation d’être ce qu’ils sont » pour contribuer à « lézarder le ‘rempart social’ que constitue l’encadrement », et éventuellement provoquer des désertions. Également, de dénoncer au sein des organisations syndicales et révolutionnaires le rôle contre-révolutionnaire de l’encadrement et de chercher à renforcer « l’auto-activité du prolétariat ».

Dans l’analyse, on pourra regretter que le rôle social de différentes catégories n’ait pas davantage été mentionné : les artistes, les professions libérales ou les forces de l’ordre notamment, qui ont, différemment certes, une place dans la pacification sociale. Le peu de place consacré à l’analyse internationale (qui demanderait certainement un autre ouvrage) laisse penser que la valse à trois temps décrite s’applique principalement à la France, ou aux centres capitalistes, même si le rôle modernisateur de la classe d’encadrement de pays « émergents » au XXème siècle est évoqué. C’est davantage l’objet du Ménage à trois de la lutte des classes [5], sorti en 2019, qui actualise l’analyse issue de Makhaïski et de Bihr avec de nombreux exemples issus de luttes récentes, dans lesquelles la « classe moyenne salariée » s’illustre particulièrement d’après les auteurs (Loi travail en France, soulèvements en Tunisie et Égypte lors des printemps arabes…).

Reste également à poser la question du projet politique qui accompagne la volonté de redéfinition du prolétariat en excluant « les classes moyennes », porté par les ouvrages mentionnés. À l’heure du déclassement d’une bonne partie de l’encadrement, d’attaques très fortes de la bourgeoisie contre le restes des services publics et de « l’État-providence » provoquant quelques luttes vigoureuses, d’un salariat précaire dans lequel ces classes moyennes trempent en partie, de luttes de rue populaires massives souvent cristallisées contre l’État un peu partout sur la planète, doit-on insister sur une définition du prolétariat séparé de ses fractions plus stables (et conservatrices ?) ou au contraire chercher à radicaliser les aspirations à l’émancipation d’un prolétariat large et souple ? Si on considère les classes davantage comme des pôles attractifs que comme des ensembles bien définis, les mouvements de lutte des classes intermédiaires (et des autres) laisse la possibilité d’intervention politique pour une perspective révolutionnaire, sans épargner les critiques contre tout ce qui tend à reproduire le système existant, notamment les pratiques et idées issues de ces mêmes classes.

zygaena

P.-S.

voir aussi le texte de l’OCL "A propos de la lutte des classes"

Notes

[1Alain BIHR .- Entre bourgeoisie et prolétariat, l’encadrement capitaliste. L’Harmattan, 1989.

[2(Dans « Le ménage à trois de la lutte des classes. Classe moyenne salariée, prolétariat et capital » l’Assymétrie, 2019, Bruno Astarian et Robert Ferro, utilisent un concept différent (classe moyenne salariée), mais dont la définition est extrêmement proche de l’encadrement de Bihr. Les objectifs des deux ouvrages sont d’ailleurs très proches.

[3(Comme Astarian et Ferro, Bihr reprend les analyses des marxistes Baudelot, Establet et Malemort sur la décomposition des salaires ouvriers, employés, petits-bourgeois… en France dans les années 60 et 70

[4Jan Waclav Makhaïski, Le socialisme des intellectuels, Textes choisis, traduits et présentés par Alexandre Skirda. Spartacus (et disponible sur internet).

[5op. cit

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