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CA 322, été 2022

Existe-t-il une Russie anti-guerre ?

samedi 10 septembre 2022, par Courant Alternatif

D’après ce qu’on a cru savoir, l’entrée en guerre de la Russie contre l’Ukraine n’a entraîné ni déchaînement nationaliste ni large adhésion. Impossible évidemment de se faire une idée précise de l’ampleur des sentiments éprouvés et encore moins d’en chiffrer l’importance à la manière d’un vulgaire institut de sondage, mais on peut comprendre qu’une bonne partie des habitants d’un pays encore traumatisé par les retours des cercueils durant la longue guerre d’Afghanistan, ou les attentats sanglants liés à la guerre en Tchetchénie y regardent à deux fois avant d’applaudir à un nouveau conflit.


Cette impression s’est construite sur la base de témoignages des premiers jours de l’invasion de l’Ukraine alors que la tenaille propagandiste et répressive de l’Etat russe n’était pas encore totalement en place, ce qui lui confère une présomption de crédibilité.
Par la suite les choses ont changé. Bien sûr, la propagande nationaliste du Kremlin s’est structurée à coup de mise au pas des médias, mais elle fut aussi confortée aux yeux de la population par une incroyable vague russophobe qui a déferlé sur les réseaux sociaux venus d’Occident faisant état de l’infériorité génétique des russes ou par le principal porte-parole de la propagande de l’État ukrainien United News, suivi par la moitié des journalistes du pays, qui traite constamment les Russes d’« orques » (Selon Sotsyalnyi Rukh - Mouvement social - organisation anticapitaliste, féministe et écologiste ukrainienne). Pas étonnant donc qu’une partie de ces Russes initialement simplement critiques ou sceptiques se soient mis à pencher du côté du soutien à Poutine d’autant qu’il était impossible de ne pas constater un manque d’équilibre entre l’acceptation à l’Ouest des guerres que les américains ont le droit de mener pour leur « sécurité » et la condamnation de celles menées par la Russie, « pour les mêmes raisons » selon le Kremlin.

Là encore, difficile de mesurer précisément le poids de ces sentiments fluctuants, mais ce qui est certain c’est que si l’ambiance n’est pas à l’ouverture d’espaces béants opposés à la guerre dans la Russie poutinienne, les oppositions existent et se manifestent plus qu’on aurait pu le supposer ; et que celles et ceux qui en sont les acteurs font preuve d’une très forte détermination qui laisse espérer qu’ils sont les germes d’une colère populaire qui pourrait bien exploser un jour contre le régime, à l’inverse de l’implosion qui a vu la fin du régime stalinien.
Les protestations sont multiformes et inventives, parfois violente ou spectaculaires, que ce soit par des grèves comme dans l’automobile ou des actes de désobéissance civile, mais toujours réprimées.

La répression

En 2004 la Russie s’est dotée d’une loi fédérale sur les rassemblements qui s’est renforcée en 2014, sapant à la base le droit de manifester (Amnesty). Le résultat c’est que les rassemblements spontanés sont interdits, que les manifestations ne peuvent avoir lieu aux alentours de très nombreux lieux (prisons, tribunal, établissements culturels, éducatifs ou médicaux, centres commerciaux, stations de transports, etc.) rendant l’accès au centre-ville quasi impossible. En parallèle la police est de plus en plus brutale et les peines infligées par les tribunaux de plus en plus lourdes (par exemple, le montant des amendes a explosé, passant de 55 euros en 2012 à 3500 en 2021). 

Selon le quotidien russe dit indépendant Novaya Gazeta, 2029 personnes ont été inculpées d’infractions administratives pour “discrédit” de l’armée russe depuis le 24 février.
L’ONG russe OVD-info rapporte que déjà au 7 avril 15400 « militants pacifistes » avaient été arrêtés depuis le début de la guerre. Amnesty international signale que pour la seule journée du 6 mars, 5 000 personnes ont été arrêtées dans 69 villes russes, ce qui signifie que le pouvoir ne dédaigne pas procéder à des arrestations massives.
La diversité des chefs d’accusation rendus publics par les autorités russes elles-mêmes montre un pouvoir aux abois qui veut éviter par la peur une contagion d’actes anti-guerre : diffusion de « fausses informations discréditant l’armée », « vandalisme », « violences contre la police », « hooliganisme », « incitation à la haine », « incitation à l’émeute », « appel à l’extrémisme », « atteinte à la propriété », « justification du terrorisme », « dégradation des lieux de sépulture », « réhabilitation du nazisme »…

Protestations en tous genres, chacun selon ses possibilités

Il semble que les initiatives anti guerre soient multiformes et permettent à tout le monde en fonction de ses possibilités, de son âge, de sa situation, de sa détermination et du risque accepté d’y prendre part ; l’inventivité est à l’ordre du jour.
Par exemple écrire un slogan sur les billets de banque que les commerçants ne peuvent refuser permet de faire circuler anonymement et massivement de la propagande sans le risque encouru en distribuant un tract.

La FAS (Feminist anti-war resistance) a lancé une opération de remplacement des étiquettes de prix dans les supermarchés par des slogans anti-guerre ce qui, dit-elle, leur a valu plus d’une centaine d’interpellations. Les féministes russes jouent un rôle très actif dans le mouvement antiguerre. La Feminist Anti-War Resistance (FAS) s’est créé au lendemain de l’invasion de l’Ukraine. Ella Rossman, l’une des rares figures publiques du mouvement, a expliqué l’objectif du groupe : « Dès le début de la guerre, nous nous sommes rapidement organisées et avons lancé un appel déclarant que la guerre est contraire à tous les objectifs du mouvement féministe ». 

Des rubans verts, symboles de l’opposition à la guerre fleurissent un peu partout attachés dans des lieux publics par des mains anonymes et discrètes. La veille du 1er mai à Tver, des inconnus ont réussi à éteindre les caméras vidéo dans le centre-ville et en ont profité pour apposer des affiches anti-guerre. On remarque aussi des piquets à la mode anglaise, avec affichage de tracts, prises de parole et affichage de tracts, des graffitis un peu partout.

Mais il y a aussi des actions plus « radicales » :
Le 1er mai, un cocktail Molotov a été lancé dans un bus de la police à Moscou destiné à arrêter des manifestants. À Perm, des anarchistes ont accroché une grande banderole sur un pont avec l’inscription : "Paix aux cabanes - guerre aux palais !"
Le 9 mai, journée de commémoration des victimes de la Seconde Guerre Mondiale, des manifestants ont brandi des pancartes avec des messages comme « Ils se sont battus pour la Paix. Vous avez choisi la guerre. » 125 personnes ont été arrêtées.
Parfois même, ce sont des institutionnels qui prennent des initiatives comme ces députés du « soviet » municipal du quartier universitaire de Moscou qui ont voté un appel au Kremlin « contre la guerre » le 23 avril.

Plus massif et collectif l’irruption de la protestation dans les concerts. On a tous en tête celui du 20 mai à St Petesbourg où la foule rassemblée pour écouter le groupe russe Kis-Kis scandait des « fuck the war, et dont les images ont fait le tour du monde sur internet et les TV. Deux jours plus tôt, selon le Moscow Times une légende du rock russe, Yury Shevchuk du groupe DDT, a été interpellée après avoir tenu des propos anti-guerre : « La patrie, mes amis, ce n’est pas lécher le cul du président, et encore moins l’embrasser en permanence ».

On note aussi des actions plus musclées de sabotage économique.
Ainsi en mai incendies ou plasticages se sont produits presque tous les jours dans des endroits stratégiques en Russie ou sur le territoire ukrainien occupé par la Russie. Principalement dans les oblasts de Koursk et de Belgorod, frontaliers avec l’Ukraine mais aussi dans l’Extrême-Orient russe voire à Moscou même, comme le 1er mai au cœur de la ville de Mytichtchi (oblast de Moscou), à 30 minutes à peine du Kremlin, des réservoirs de fioul ont été incendiés. Un pont ferroviaire a également été dynamité avec succès à Kursk.
L’objectif de ces attaques est évidemment de perturber les chaînes d’approvisionnement de l’armée d’invasion Russe en Ukraine.
Pour ces types d’action, difficile de savoir quel type de saboteurs sont à l’action. Dans la plupart des cas il est probable qu’ils soient l’œuvre de gens mieux organisés et liés à des formations paramilitaires ukrainienne. Le ministère de la défense d’Ukraine a d’ailleurs créé un site qui affirme « Nous sommes la résistance ukrainienne » et qui diffuse un manuel du parfait saboteur de 20 pages.

Les centres de recrutement cible privilégiée de la résistance

Il existe en Russie 1500 « commissariats militaires », héritiers de l’URSS, qui organisent le recrutement de militaires et tiennent à jours la liste des hommes mobilisables localement. Rappelons qu’en Russie le service militaire d’un an est obligatoire. L’armée russe essaie de recruter par tous les moyens : via les réseaux sociaux et la télévision locale. En théorie, seuls les soldats de métier et les volontaires partent au front. Mais dans les centres de recrutement, les réservistes sont convoqués et poussés à s’engager. 
La guerre débute officiellement le 24 février 2022. Ce même jour, les autorités ont fait état d’incendies dans cinq bureaux de recrutement. Le 28, le bureau d’inscription et d’enrôlement de l’armée de Loukhovitsy, dans la région de Moscou, est incendié. L’auteur de cette action, en cavale, avait déclaré l’avoir faite dans le but de détruire les dossiers personnels des conscrits pour empêcher la mobilisation dans ce district : « J’espère que je ne verrai pas mes camarades de classe en prison ou sur les listes des morts. (…) Nos protestations devraient être inspirées dans le sens d’une action plus radicale. Et cela devrait briser encore plus l’esprit de l’armée et du gouvernement russes. Que ces ordures sachent que leur propre peuple les déteste et les anéantira. ». Arrêté deux semaines plus tard il a réussi à s’enfuir du bureau des enquêtes criminelles en sautant par une fenêtre puis en franchissant une clôture de trois mètres de haut. Il n’a pour l’instant pas été repris. Bon vent Kiril !

Depuis lors, les attaques incendiaires se sont multipliées contre les casernes.
Quelques exemples :
Le soir du 2 mars, à Voronej, un cocktail Molotov a été lancé contre la porte d’entrée du bureau d’inscription et d’enrôlement de l’armée. Le 13 du même mois, un homme a jeté vers 5 heures du matin des cocktails Molotov sur la porte d’un bureau éponyme dans la région de Sverdlovsk.
Le 20 mars, à Karachay-Cherkessia, quelques femmes bloquent la route et tentent d’organiser un rassemblement près du bureau local pour exiger que les autorités les informent du sort des enfants, frères et maris envoyés combattre en Ukraine.
Dans la nuit du 18 avril, le bureau de Zubova-Polyana (Mordovie) a été incendié avec des cocktails Molotov. Le 24 avril, dans la nuit, une tentative infructueuse a été faite pour incendier le poste de contrôle du département de police du district de Kosino-Ukhtomsky à Moscou.
Dans la nuit du 4 mai, plusieurs cocktails Molotov ont été lancées par la fenêtre d’un bureau d’enrôlement militaire à Nizhnevartovsk (District autonome de Khanty-Mansi) ; la police a saisi les suspects.
Le 8 mai, deux hommes masqués ont lancé deux cocktails Molotov sur le bureau militaire de Cherepovets.
 Le 9 mai, une tentative a été faite pour y mettre le feu à Balashikha près de Moscou.
Le 11 mai, Le Moscow Times (Quotidien occidental publié en anglais à Moscou) écrit que de nombreux centres ont été attaqués à coups de cocktails molotov. L’attaque la plus importante a eu lieu en Sibérie provoquant un incendie.

Arrêtons-nous là, mais soyons certain que la liste est beaucoup plus longue. Ce n’est cependant pas pour autant qu’il faut imaginer une Russie en plein soulèvement avec une vision de guerre civile où ça pèterait de partout !

Quelle stratégie de soutien ?

Parmi les anarchistes certains font campagne pour la désertion comme au Belarus, ou s’organisent pour « soutenir les déserteurs et les pacifistes russes et belarusses, qui tiennent entre leurs mains une partie de la solution contre la guerre » comme le groupe initiative de solidarité Olga Taratuta *. (https://nowar.solidarite.online/)

* Olga Taratuta. Militante révolutionnaire anarchiste juive ukrainienne, née en 1876. Emprisonnée plus de 10 ans dans les prisons tsaristes pour activités révolutionnaires, libérée en février 1917 à la faveur de la révolution, elle fonde la Croix Noire à Kharkov en 1920, pour venir en aide aux détenus politiques du mouvement révolutionnaire, qu’ils soient dans les prisons des russes blancs, des nationalistes ukrainiens ou des bolchéviques. Elle est de nouveau emprisonnée par les bolcheviks pour ses activités de solidarité, qui finiront par la fusiller en 1938.

D’autres font le choix de s’engager militairement, mais ils ne peuvent le faire que sous les ordres de la hiérarchie militaire et ne disposent d’aucune autonomie. Dans l’interview à mediapart du 26 juin un comité de résistance constitué en bataillon antiautoritaire au sein de la Résistance ukrainienne reconnaît avoir signé un accord avec l’armée, « la condition pour aller sur le front. Nous devons être visibles, pour ne pas laisser tout l’espace aux unités d’extrême droite, comme celles affiliées à la franchise Azov, même si ces dernières ont été rejointes par beaucoup de combattants apolitiques. Nous devons diffuser nos idées sur le terrain. »
Ils font certes référence à Makhno mais en oubliant que les troupes makhnovistes contrôlaient des territoires qui tentaient de s’organiser en dehors des normes capitalistes, ce qui n’est pas le cas en Ukraine. Espérons simplement que ces camarades réussiront à ne pas se trouver dans le rôle peu enviable d’« idiots utiles ».
Cela ne dépendra pas seulement d’eux mais de la suite des événements et surtout, à mon avis, du développement du mouvement anti-guerre en Russie. Qu’il soit « pacifiste » ou qu’il utilise des moyens « violents », il jouera un rôle plus déterminant pour la suite des événements que le simple rapport de force militaire sur la ligne de front entre les deux armées. Nous devons l’aider et le soutenir, s’en faire l’écho, mais surtout ne pas tomber dans un triomphalisme qui ne ferait que nous aveugler sur les énormes capacités de nuisance des puissances impérialistes qui se mettront d’accord sur un seul point : éviter que leur guerre ne débouche sur une révolution. Se souvenir de 1919 en Europe !

JPD

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