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CA 323 octobre 2022

Débats autour du congé menstruel : contexte et enjeux

samedi 8 octobre 2022, par Courant Alternatif

Le 12 mai dernier, un texte qui modifierait la « loi sur l’avortement » (1) a été déposé au parlement espagnol. Entre autres dispositions, il entend permettre aux femmes qui ont des règles « incapacitantes » d’obtenir un congé menstruel. On revient sur cette mesure, qui nous semble à la fois coquille vide d’un point de vue économique, publicité à bon compte pour un gouvernement socialiste et source d’un approfondissement de la médicalisation de tous les aspects de l’existence…


***Trompettes de la renommée

L’avant-projet du texte de loi déposé au parlement espagnol en mai dernier comporte des modifications de plusieurs points de la « loi sur l’avortement » passée en 2010. Entre autres, le fait de permettre aux jeunes femmes de 16 et 17 ans de décider seules, sans accord parental, d’avorter ou de poursuivre une grossesse ; la reconnaissance de la GPA comme une forme de violence sexuelle ; la mise à disposition de contraceptions d’urgence gratuites dans différents lieux publics ; des efforts sur l’éducation à la santé sexuelle à destination des jeunes mais aussi des personnels médicaux… et la proposition d’une « licencia menstrual », le fameux congé menstruel.
Les perspectives de la proposition d’un congé menstruel nous laissent légèrement perplexe… en effet, le sujet ne fait pas l’objet d’une lutte ou d’une revendication à la base (2), il n’est pas « à l’agenda » de la plupart des groupes féministes, c’est à peine si on le trouve discuté sur les blogs de quelques féministes institutionnelles. Au niveau européen, les quelques projets ayant atteint l’étape de textes de lois sont portés par des ministres, plus rarement par des députés : il nous semble toujours très perturbant que des « avancées » soient proposées par un gouvernement, seul, sans qu’il y soit poussé par la base, ou alors il faut qu’elles soient sociétales plus qu’économiques. Alors certes, le sujet n’est pas particulièrement nouveau. Il fait souvent l’objet de débats autour du mois de mai, ce qui donne furieusement l’impression d’un coup de com’ des formations « progressistes » européennes, profitant du jour mondial de l’hygiène menstruelle, le 28 mai, pour se faire mousser à bon compte (3). Ainsi, l’initiative espagnole a été très commentée en mai dernier… et depuis ? Plus rien. Silence radio. Pour rappel, le texte doit encore passer au congrès, puis au sénat, avant d’être validé, on devrait en entendre de nouveau parler, il faudra ouvrir l’œil cette année.

***Un horizon bouché pour la théorie

Le texte permettrait aux femmes d’obtenir un arrêt de travail sans durée limite, délivré par un médecin en cas « de règles incapacitantes ou de douleurs secondaires associées à des pathologies telles que l’endométriose, les myomes utérins, les inflammations pelviennes, en cas d’adénomyose, de polypes, d’ovaires polykystiques, pouvant impliquer des symptômes tels que dyspareunie, dysurie, infertilité, ou saignements plus abondants que la normale, entre autres ». Elles conserveraient ainsi leur salaire dès le premier jour d’arrêt de travail. Le coût de cette disposition serait pris en charge par la sécurité sociale et non par les entreprises (4).
Alors on pinaille un peu… mais la plupart des cas que cette loi prévoit de prendre en charge consistent en des pathologies chroniques, dont les effets peuvent être ressentis pendant les règles ou en dehors et pour lesquelles il n’est pas besoin de créer un congé spécifique car dès lors que leur pathologie chronique est reconnue, la loi actuelle permet déjà aux femmes de manquer le travail (un retour de symptômes lié à celles-ci -douleur, par exemple- leur permettant une prise en charge sans perte de salaire dès le premier jour d’arrêt maladie posé).
Restent les femmes qui ont des « douleurs secondaires » aux règles, dont on ne voit pas bien à quoi elles font référence… Cela couvrirait les femmes dont la pathologie n’a pas encore été détectée ? Ou bien cela revient-il à dire qu’il est normal pour la plupart des femmes d’éprouver des douleurs durant leurs règles ? Flou artistique sur cette question, on y revient plus loin.
Dans ce cas, oui, sans mauvaise foi : pouvoir poser une journée sans perte de salaire quand on a mal, qu’on cumule travail salarié et domestique et qu’on a du mal à faire diagnostiquer sa maladie, c’est toujours bon à prendre. Reste que pour obtenir l’arrêt, il faudra qu’elles aillent consulter un médecin le jour et à chaque fois qu’elles en ont besoin, et qu’elles le convainquent que la douleur est suffisamment « incapacitante » pour qu’il les dispense d’aller bosser. Et ce ne sera pas une mince affaire, étant donné les préjugés concernant la douleur que les femmes éprouvent, naturellement, pour un rien…

***Souffler sur un tabou ?

Souvent, dans les articles qui relatent ce projet de loi, les journalistes n’ont pas honte de souligner que ce n’est pas tant l’aspect économique qui importe (!) que de faire tomber un tabou présent dans la société et dans l’entreprise, à savoir : l’absence de discussion les. Ainsi abandonne t’on l’idée d’améliorer réellement le sort des femmes, et assume-t-on de n’avoir qu’un effet « idéologique ». Y’a bien un tabou, hein, mais si l’on est d’accord qu’avoir ses règles quand on doit aller au taf ou à l’école, ce n’est pas rigolo, ce n’est pas tant parce qu’on n’en parle pas que parce que nous n’avons pas de pauses suffisamment fréquemment, ou que les toilettes sont dans un tel état que nous n’osons pas y changer nos tampons ! Alors se mettre à parler des règles ne va pas suffire à améliorer les conditions matérielles et la manière dont les vivent celles qui les ont… à bon entendeur.

***En pratique, de grandes chances de brasser de l’air

Dans les faits, cette disposition particulière ainsi que plusieurs autres de la même loi ont toutes les chances de faire flores (comme ça a été le cas quand un projet du même acabit a été proposé en Italie). Ou bien, d’être modifiée et de se caler qui se fait déjà ailleurs, dans les pays dans lesquels ce congé existe -Japon, Corée, Indonésie- : autorisation de prendre un jour de congé sans solde sur simple mail au patron, déplacement des heures de travail plus tard dans le mois… Et il reste la possibilité, même s’il passe, qu’il ne soit tout simplement pas utilisé (5). Bref, ça ne coûte pas grand-chose de brasser du vent, faut bien justifier l’appareil d’Etat.

***Quand c’est la société qui rend malade…

Juste au passage, et contrairement à ce que l’on a pu lire de ci, de là, une loi donnant un congé menstruel ne permet pas une « reconnaissance historique des douleurs que vivent les femmes. » En effet, soit les douleurs durant les règles relèvent d’une maladie chronique, connue, soignée ou, à tout le moins, accompagnée, soit elles relèvent d’un état de déséquilibre du corps sur lequel la médecine conventionnelle n’a pas réussi à mettre de nom – mais, dans aucun cas, une douleur n’est un état physiologique, avec lequel il faudrait composer, du seul fait que nous soyons des femmes.
Le capitalisme nous rend malade, très différemment selon les époques, mais -hors de lui…- la douleur n’est pas inéluctable. La recherche scientifique répond aujourd’hui à la plupart des maladies gynécologiques qu’on « ne sait pas d’où elles viennent ». Marrant comme l’utilisation des statistiques pour discerner entre plusieurs hypothèses nous empêche de regarder honnêtement ce qu’on a sous les yeux : un beau combo de stress/travail/piètre qualité de la bouffe/de l’air/de l’eau… ça fait déjà beaucoup de conditions délétères, non ?

***… c’est de la société dont il faut se débarrasser.

Notre avis est que tant que nous laissons l’Etat prendre en charge nos problèmes et qu’ils ne sont pas relevés collectivement, ils ne risquent pas d’être pris en compte dans leur globalité, et il manquera toujours quelque chose pour que ce qui est mis en place soit un réel soulagement pour les individus. L’Etat étant garant pour les entreprises du bon fonctionnement du corps des travailleurs, et dans notre cas, des travailleuses : on ne s’étonne donc pas d’initiatives comme celles-ci, qui poursuivent la prise en charge de tous les aspects de la vie quotidienne et la médicalisation progressive de l’entièreté de l’existence, le tout sur fond de l’intérêt économique qu’en tire la profession médicale dans son ensemble, en tant qu’ordonnatrice principale des ressources dédiées par les Etats à la santé.
Pour juger tout de même de l’éventuelle pertinence de ce congé, on a tenté de se demander s’il augmenterait l’autonomie des femmes par rapport à leur corps ? Comme il est prévu que chaque femme fasse la demande de congé dans son coin (gestion du problème individuelle tout à fait adaptée à notre société, au demeurant), la forme même de cette « avancée » ne nous semble pas permettre de rencontres, ni de prise de conscience de ce que souffrir tous les mois, du seul fait d’avoir ses règles, n’est pas normal. Est-il trop rapide de conclure que, par la prise en charge individuelle qu’elle implique, cette absence de prise de conscience enfermerait les femmes dans un « diagnostic » de plus (les règles qui font mal), les renverrai chez elles sans leur laisser de prise sur leur environnement (le travail, la société industrielle, le capitalisme) et donc contribuerait à provoquer ce qu’Illich nomme « iatrogénèse sociale »(6) ? A nous assigner à une place de malades naturelles, en quelque sortes au lieu de nous donner des moyens d’actions pour modifier cet état de fait ?
A notre avis, il nous semble qu’une telle disposition ne va pas dans le sens d’une émancipation mais accentue encore l’asservissement du corps des femmes au pouvoir médical, ainsi que le fait, pour les gens, d’obtenir les choses plutôt que de les faire par eux-mêmes(7).
Une prise en charge féministe de la santé, indissociable d’une révolution sociale mais peut être engageable avant elle, nous permettrait au contraire d’avoir les moyens (matériels, temporels, intellectuels) de nous aider nous-même et de nous charger collectivement de production des substances pharmacologiques, transformation, apprentissages et formations, tests raisonnés, ainsi que d’avoir une autonomie quant à l’organisation de notre activité quotidienne et au choix de celle-ci. Pas besoin de congé menstruel, dans ce cas. On se contenterait bien de se passer du travail.

Jolan

Notes
(1) De son vrai nom : Ley Orgánica 2/2010, de 3 de marzo, de salud sexual y reproductiva y de interrupción voluntaria del embarazo, cf. https://www.iberley.es/noticias/apr...
(2) Le seul exemple que nous avons trouvé de lutte pour l’obtention d’un jour de congé menstruel concerne le cas des japonaises. Les conductrices de bus ont lutté juste après la seconde guerre mondiale, soutenues par les organisations syndicales, pour obtenir ce congé car elles ne parvenaient plus à obtenir des protections hygiéniques et n’avaient pas accès à des toilettes pendant leurs heures de travail.
(3) Ainsi, en France, de l’ex-députée Aline Gaillot qui a déposé à la commission des affaires sociales un projet de loi visant la « garantie de la santé menstruelle » au même moment.
(4) il est estimé à 104,4 millions d’euros annuels.
(5) Au Japon, moins de 1 % des travailleuses qui seraient éligibles au congé menstruel l’utilisent.
(6) I. Illich, Némésis médicale, l’expropriation de la santé (1974). Ed le Seuil
(7) La société industrielle des pays capitalistes et occidentaux notamment conditionne ainsi les gens à obtenir des choses et non à les faire ; c’est ce mécanisme que démonte Illich dans La Némésis médicale, qui tend à justifier l’exercice du pouvoir : « Ne produisant rien de ce qu’il consomme, ne consommant rien de ce qu’il produit, le salarié dépend pour le moindre de ses besoins des grandes institutions industrielles et marchandes, des services de l’Etat, des prestations de corporations spécialisées qui défendent jalousement leur monopole professionnel. ».

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