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CA 323 octobre 2022

Rafles du 26 août 1942 en « zone libre »

vendredi 21 octobre 2022, par Courant Alternatif

L’Etat Français ne s’est pas contenté de collaborer avec les autorités allemandes en zone occupée pour participer au génocide des populations juives. En zone libre, il a devancé les souhaits des nazis. Nous allons le voir avec les rafles organisées sur son territoire par le gouvernement de Vichy.


Six semaines après la rafle du Vélodrome d’Hiver, à l’initiative des autorités de Vichy, une vaste rafle est organisée dans toutes les régions de la « zone libre » à partir du 26 août 19421. Ces rafles sont le résultat d’une négociation les 2 et 4 juillet 1942 au siège de la SS en France entre Carl Oberg, chef supérieur de la SS pour la France et René Bousquet2, secrétaire général à la Police du gouvernement de Vichy. Cet accord (oral !) de juillet 1942 protégeait (pour le moment) les Juifs de nationalité française se trouvant en zone occupée et en zone libre en échange de la livraison aux autorités allemandes de 10 000 Juifs apatrides de zone libre et de 30 000 Juifs apatrides de la région parisienne.
Dès mai 1942, Bousquet avait demandé à Heydrich, organisateur de la Shoah, venu annoncer la déportation des Juifs apatrides3 de la zone occupée, si les Juifs apatrides internés en zone libre depuis un an et demi4 pouvaient être déportés en même temps que ceux internés à Drancy. C’est Bousquet qui évaluait à 10 000 personnes le nombre d’internés susceptibles d’être l’objet de cette mesure. Cette initiative de collaboration surprend les Allemands eux-mêmes, qui en profitent, dès le 17 juillet 1942, pour déporter 3 000 personnes de la zone libre, par trois convois successifs.
Les déportés de cette première vague depuis la zone libre étaient ceux détenus dans certains camps, principalement Gurs (Pyrénées Atlantiques) Le Vernet (Ariège), Rivesaltes (Pyrénées orientales), Agde (Hérault) et Les Milles (Bouches du Rhône). La plupart de ces camps avaient d’abord détenu des républicains espagnols, mais ceux-ci avaient ensuite été répartis dans des GTE (groupements de travailleurs étrangers) pour faire de la place aux Juifs. Par contre le camp des Milles avait été créé au début de la guerre pour enfermer surtout des Allemands et Autrichiens (la plupart étant Juifs et/ou antinazis)
Au début juillet 1942, le SS Theodor Dannecker5 et son adjoint avaient fait avec le Français Jacques Schweblin6 chef de la Police aux questions juives, une tournée d’inspection des camps d’internement de la zone libre. Dannecker fut déçu du peu de Juifs « déportables » trouvés au camp de Gurs (2 599 au lieu des 20 000 qu’il pensait pouvoir déporter), mais il se montre satisfait du « bon esprit des responsables français », par exemple ceux de Nice, où l’intendant de police voudrait être débarrassé des 8 000 Juifs de sa région, à Grenoble, où le commissaire de police principal regrette que l’internement des Juifs ne soit pas généralisé (au lieu d’enquêter au cas par cas) et à Périgueux, où un responsable policier est partisan d’une « solution rapide au moyen de déportations ».

Bilan de la rafle au 1er septembre 1942

*** L’exemple de la R57

Ce « bon esprit des responsables français » va faciliter les rafles de fin août 1942 dont voici la chronologie :
Le 5 août, Henri Cado, conseiller d’État et adjoint de Bousquet au secrétariat général de la police, envoie une circulaire aux préfets régionaux8 de la zone libre. Cette circulaire fixe les bases de l’organisation des déportations en préparation pour la fin août 42. Pour l’instant, il n’est question que de rassembler les Juifs étrangers dans des « centres spécialisés ».
Cette première circulaire énumère onze cas d’exemption : les plus de 60 ans, les mineurs de moins de 18 ans non accompagnés, les anciens combattants des armées alliées et leurs descendants, ceux ayant un conjoint ou un enfant français, ceux ayant un conjoint n’appartenant pas aux nationalités énumérées plus haut, ceux qui sont intransportables, les femmes enceintes, les père ou mère ayant un enfant de moins de 5 ans, « ceux qui semblent ne pouvoir quitter un emploi sans préjudice grave pour l’économie nationale, ceux qui se sont signalés par leurs travaux artistiques, littéraires ou scientifiques et enfin ceux qui à un autre titre ont rendu des services signalés à notre pays ».
Le 10 août, le contrôleur général Surville adresse au préfet de région, Antoine Lemoine des instructions précisant que « certaines catégories d’israélites doivent être transportées en zone occupée avant le 15 septembre ». Il précise que le regroupement de l’ensemble des Juifs de la R5 doit se faire au camp de Nexon, mais que des centres intermédiaires doivent êtres créés dans les autres départements8.
A partir du 11 août les gendarmes sont mobilisés pour vérifier discrètement que les futurs « ramassés » sont bien présents à leur adresse officielle11. Joseph Antignac, chef de la Police aux Questions Juives de Limoges, fait procéder de même pour les secteurs urbains.
Le 12 août, le camp de Nexon est vidé de ses « indésirables12 », transférés à celui de Saint-Paul pour faire de la place aux Juifs.
Le 18 août, les services du secrétaire général à la Police informent les préfets de la date de la rafle et imposent le secret absolu. René Bousquet, craignant probablement un nombre d’arrestations insuffisant, supprime alors cinq des onze exemptions énumérées dans la première note du 5 août et en modifie d’autres. Désormais, seules les personnes de plus de 60 ans, les mineurs de moins de 16 ans non accompagnés, les femmes enceintes, les parents d’enfants de moins de 2 ans, ceux dont un conjoint est français et les intransportables, sont exemptés.
Le 22 août, Lemoine, préfet de région, fait parvenir aux préfets des départements, et aux sous-préfets des parties de départements sous son autorité, des recommandations par rapport à l’exécution de l’opération qui doit se dérouler à partir de la nuit du 25 au 26 août. Elle doit être très rapide pour éviter de « provoquer des incidents et troubler l’ordre public ».
Le 26, jour même du déclenchement de la rafle, le préfet de région informe la presse (et le corps préfectoral) que « toute personne qui, de bonne foi ou non, aura permis à quelqu’un de se soustraire aux mesures dont il fait l’objet, sera poursuivie devant les tribunaux et, en outre, exposée à être frappée immédiatement d’une mesure d’internement. »
Le 27 août, les censeurs régionaux sont chargés d’occulter l’événement. Le chef de la censure de la Creuse répercute à ses subordonnés locaux la consigne suivante : « Interdire jusqu’à nouvel ordre toute information sur les arrestations de juifs en zone libre. »

Carte de la rafle de la région R5 extraite de l’ouvrage de Guy Perlier

*** Exécutants et résistants

Pour la réalisation de cette grande rafle en un temps très bref dans toute la zone libre, de nombreuses personnes sont mobilisées : forces de police et de gendarmerie, gardes mobiles, groupes mobiles de réserve (GMR), les militaires et même parfois les pompiers. Des sociétés de transport routier et la SNCF sont aussi mises à contribution. Enfin des membres de partis fascistes français (PPF, RNP, etc.) et de bons citoyens collaborationnistes participent bénévolement aux rafles et en particulier à la recherche des Juifs qui se planquent et des personnes qui les aident.
Heureusement, de l’autre côté, de nombreuses familles juives ont pu être prévenues de l’imminence de cette rafle par des résistants… ou des gendarmes ! Ceci explique que les résultats de l’opération aient été bien en dessous de ce qu’espéraient Bousquet et ses sbires.
En Limousin, beaucoup de Juifs ont été planqués par les réseaux catholiques de gauche (Germaine Ribière de témoignage chrétien), protestants (le pasteur Chaudier) et les paysans « rouges »… Les réseaux de passeurs arriveront à en mener un bon nombre jusqu’en Suisse.
Parmi les hauts fonctionnaires et militaires, tous ont exécuté les ordres avec efficacité, au mieux pour quelques-uns en appliquant de façon bienveillante les conditions d’exemption. Un seul militaire s’est distingué : le général Pierre Robert de Saint-Vincent, commandant de la 14ème région militaire et gouverneur militaire de Lyon qui alors qu’on lui demandait de mettre des gendarmes et soldats à disposition de l’intendant de police pour le convoyage des juifs raflés vers Drancy a répondu : « Jamais je ne prêterai ma troupe pour une opération semblable ». Il était à la veille de sa retraite et a dû se cacher jusqu’à la fin de la guerre.

*** Le bilan

Les personnes arrêtées sont triées en deux fois : sur un camp départemental de « pré-criblage » (Boussac pour la Creuse) ou inter départemental (Douadic pour l’Indre et les parties de départements voisins) puis sur le camp de criblage final (Nexon pour la R5). Un dernier tri et des modifications peuvent être effectuées jusqu’au départ des trains vers Drancy.
En fonction des réactions locales on constate (par le décalage entre le nombre de personnes recensées et celui de personnes arrêtées) que l’information préventive a bien circulée dans certaines régions (Nice pour la moitié de la R2) et moins bien dans d’autres (Limoges R5)13. On constate aussi (par différence entre le nombre de personnes arrêtées et le nombre de personnes retenues pour déportations) que le criblage a pu être bienveillant (Limoges R5) ou pas du tout (Toulouse R4).
Au bilan final, il s’agit d’un demi échec pour Bousquet et ses sbires qui ne purent livrer aux nazis « que » 5293 Juifs, chiffre nettement inférieur à celui escompté14. Ils complèteront ce sinistre boulot dans les mois suivants. En particulier Antoine Lemoine deviendra préfet de la R2 et de Marseille et organisera sous l’égide de Bousquet en janvier 1943 la « rafle du vieux port » : 1642 déportés dont 782 Juifs.
Les raflés d’août 42 ne feront que passer à Drancy, des trains les conduiront à Auchwitz dans les jours suivants. La plupart auront été exécutés dans les chambres à gaz une semaine après leur arrestation.

*** Et les bourreaux ?

Après avoir contribué à la déportation d’environ 60 000 Juifs, Bousquet est écarté du gouvernement de Vichy. Le 9 juin 44, il se fait volontairement arrêter par la gestapo et grâce à la protection de son ami Carl Oberg (chef des SS en France) et est conduit dans une villa en Bavière. A l’issue de la guerre, il sera emprisonné mais le jugement de janvier 1948 le condamnera seulement à « cinq ans de dégradation nationale (privation de droits civils et civiques) ». Il pourra continuer sa carrière dans la finance (Banque d’Indochine) et la presse (Dépêche du Midi).
Lemoine sera condamné à la même peine mais sa dégradation sera immédiatement levée pour des « services rendus à la résistance ». Comme Bousquet (et Mitterrand), ces ordures aimaient jouer sur deux tableaux.
Antignac qui après avoir dirigé la police aux questions juives de la R5 deviendra secrétaire général du Commissariat général aux questions juives sera plus menacé, mais s’en tirera quand même : condamné à mort en juillet 49, il allèguera de problèmes de santé pour que sa peine soit commuée en travaux forcés à perpétuité en 50 et gracié en 5414.

Antoine Lemoine (au centre sans coiffure) entre le SS-Sturmbannführer Brenhard Griese (en manteau de cuir à gauche) et René Bousquet à droite (en manteau à col de fourrure), à l’hôtel de ville de Marseille le 23 janvier 1943), pendant la rafle de Marseille. Au fond, derrière Lemoine et Bousquet, le SS-Obersturmbannführer et chef local de la Sipo et du SD Rolf Mühler et, à l’extrême droite (derrière Bousquet), l’administrateur de Marseille Pierre Barraud

*** Ne pas oublier

Il est dommage que cette rafle effectuée en zone libre ait été éclipsée de la mémoire nationale par la terrible rafle du Vélodrome d’Hiver. Cette rafle de zone sud est entièrement de réalisation française, et dans la continuité de la « volonté xénophobe déjà ancienne de « faire partir » les Juifs étrangers de zone sud15 ».
Il reste nécessaire de rappeler toutes les exactions du régime de Vichy, des idéologues qui les ont favorisées et l’indignité des politiciens qui ont protégé les auteurs de ces crimes après guerre.

AD, Limoges

Notes
1 Rappelons que la Zone libre, sous l’autorité du gouvernement de Vichy, ne sera envahie par les soldats Allemands et Italiens qu’à partir du 11 novembre 1942.
2 L’ami de François Mitterrand assassiné en 1993.
3 pays conquis ; c’est pourquoi on trouve dans les documents concernant ces rafles l’énumération suivante : Allemands, Autrichiens, Polonais, Tchèques, Estoniens, Lettons, Dantzicois, Sarrois et Russes.
4 Certains l’étaient depuis plus longtemps. La troisième république avait commencé à interner des juifs - et des antifascistes - allemands dès septembre 1939 (au camp du Vernet, en Ariège).
5 Chef de la section IV J de la gestapo parisienne chargée de la « question juive »
8 Chef de la Police aux questions juives, organisme créé en octobre 41 par le ministre de l’Intérieur Pucheu, par un arrêté non publié au Journal officiel.
7 Pour des détails, se reporter à : La rafle, août 1942 région de Limoges, Guy Perlier, éditions des Monédières, 2012
8La zone libre était découpée en 6 régions. La R5, avec pour chef-lieu Limoges comprenait le Limousin, la Dordogne, l’Indre et les parties non occupées de cinq autres départements (voir carte).
9 Marqués d’un cercle sur la carte.
10 La plupart de ceux qui n’étaient pas en camp étaient soit assignés à résidence soit tenus de déclarer leur domicile et tout changement.
11 Les camps d’internement de la Haute-Vienne servaient essentiellement à détenir – sans jugement pour la plupart - des militants politiques et syndicaux hostiles au régime.
12 Voir le tableau ci-contre.
13 Bousquet comptait faire arrêter 14 000 juifs et en déporter plus de la moitié pour atteindre et si possible dépasser sa promesse de livrer aux nazis 10 000 Juifs apatrides de la zone libre.
14 Peine commuée par le président Vincent Auriol, grâce accordée par le président René Coty.
15 L’expression est de l’historien Alain Michel.

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