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SACCAGE DE LA NATURE EN ISLANDE : UNE LUTTE A DIMENSION UNIVERSELLE

mercredi 1er novembre 2006, par Courant Alternatif

Depuis 3 ans le plus gros barrage hydroélectrique d’Europe est en construction en Islande, au cœur d’une des dernières régions sauvages du continent. L’énergie qui sera produite à partir de 2007 ne sert en rien à satisfaire une consommation locale d’électricité. Elle sera entièrement engloutie par une fonderie d’aluminium du géant américain ALCOA.

(voir également les articles parus dans CA n° 161 et 152)


Le 28 septembre dernier, le barrage de Kárahnjúkar a lentement commencé à se remplir grâce aux eaux tumultueuses de la rivière glacière Jökulsá á Dal. Les ingénieurs ont décidé de procéder au remplissage par paliers successifs pour comprimer progressivement les couches géologiques, en raison de la fragilité du sous-sol de la région parsemée de fissures et de roches instables. A moins de 100km, se trouve une des zones volcaniques les plus actives d’Islande… Selon des géologues indépendants, il n’est d’ailleurs pas impossible que ce barrage soit un fiasco complet en raison de la sensibilité de ce sous-sol qui pourrait compromettre l’imperméabilité du bassin. Le barrage pourrait se révéler être une véritable passoire ! Malgré tout, les sommes investies et les enjeux économiques colossaux sont plus forts que les arguments de quelques scientifiques isolés. Le rouleau compresseur de la raison d’Etat a de nouveau montré son visage à la fin du mois d’août lorsqu’il est apparu que l’ancien ministre de l’industrie et du commerce avait volontairement dissimulé au parlement l’existence d’un rapport scientifique alertant sur l’existence de failles volcaniques actives dans la région de Kárahnjúkar.

Les plus grosses manifestations de l’histoire du pays

La veille de la fermeture des vannes du barrage, d’énormes manifestations se sont déroulées dans les principales villes d’islande. Près de 15000 personnes se trouvaient dans les rues de Reykjavik pour affirmer leur opposition à ce projet mégalomane. Pour une population totale de 300000 habitants, cela équivaudrait à une manifestation de 3 millions de personnes en France ! L’opposition contre le barrage n’a donc cessé de grandir au fil des mois. Les campements internationaux qui se sont tenus dans les environs du barrage pendant les étés 2005 et 2006 auront certainement contribué à réveiller la population islandaise sur le carnage qui est en train de se dérouler sur son territoire. Cette année, les actions ont commencé le 21 juillet par une grande chaîne humaine de 150 personnes sur le site même de la construction du barrage. Elles se sont poursuivies jusqu’à la fin du mois d’août en utilisant comme base arrière le campement autogéré qui s’est organisé au cœur de la région montagneuse subissant les infrastructures. Le pari n’était pas évident à tenir avec les conditions d’isolement que cela impliquait : la première route était située à 20km et la première localité où se ravitailler se trouvait à plus de 100 km. Malgré tout, plus de 200 personnes se sont succédées au campement qui, pendant la première semaine, s’est tenu sous un soleil de plomb (près de 20°C à l’ombre !). La majorité des militants présents était constituée par des écologistes d’Europe du Nord : Grande Bretagne, Pays Bas, Belgique, Danemark, Allemagne… Les islandais se trouvant finalement en minorité, les assemblées générales quotidiennes se déroulaient en anglais pour organiser la vie du camp et les actions d’opposition au barrage.

Ces manifestations ont pris la forme d’actions directes non violentes essentiellement concentrées sur le blocage des différents chantiers. Plusieurs d’entre elles ont permis de stopper symboliquement pendant quelques heures l’activité des ouvriers du site de Kárahnjúkar. Mais d’autres sites moins connus ont aussi été visés de manière à révéler l’ampleur gigantesque du projet qui réunit en réseau 4 autres barrages plus petits. Le chantier de construction de la fonderie d’aluminium qui réquisitionnera la totalité de l’énergie hydroélectrique a également été complètement bloqué pendant 8 heures par des militants qui avaient escaladé les grues. A chaque fois, ces actions se sont déroulées dans des conditions particulièrement difficiles, la localisation des cibles nécessitant parfois d’effectuer des randonnées de 1 à 2 journées en terrain difficile (montagnes, déserts, marais, …) avant de pourvoir atteindre le but. La faible implication des écologistes islandais a malheureusement beaucoup désavantagé les opérations menées dans le cadre de ce campement international. D’abord parce que la méconnaissance du terrain par les militants étrangers a sans doute conduit à faire des erreurs d’organisation, en particulier sur la première action où personne ne savait quel était le pont stratégique qu’il fallait bloquer. Ensuite, parce que cela a donné une connotation marginale à la mobilisation. Cela fut particulièrement criant vers la fin du mois d’août, quand il ne restait qu’une poignée de militants anglais lancée à corps perdu dans des actions de plus en plus radicales et isolées. Les médias islandais n’ont d’ailleurs pas manqué de mettre en avant cette marginalité sur le ton : "Ce ne sont quand même pas ces quelques étrangers qui vont nous donner des leçons d’environnement". La répression policière n’a pas non plus raté l’occasion de frapper, d’autant plus vigoureusement que les militants visés étaient relativement déconnectés de la population islandaise. Avant de relancer l’organisation de nouveaux campements l’été prochain, il faudra donc sans doute s’interroger pourquoi une partie - même infime - des 15000 personnes qui défilaient dans les rues de Reykjavik le 27 septembre n’était pas présente cet été à Kárahnjúkar.

Une critique inévitable de l’industrialisation

La lutte contre les barrages hydroélectriques en Islande porte avant tout la critique de l’industrie lourde et, même au-delà, du développement capitaliste. Ce projet faramineux, comme bien d’autres sur la planète, concentre à lui seul une multitude de contradictions inhérentes à l’économie moderne. Pour ce qui est de l’environnement, nous avions détaillé dans l’article paru cet été dans Courant Alternatif le saccage irrémédiable de l’une des dernières régions sauvages d’Europe. Revenons sur cette notion de développement, car justement le gouvernement islandais c’est beaucoup servi de cet argument pour justifier la construction du barrage et de la fonderie. Ces infrastructures sont censées remédier à l’exode des habitants de l’Est de l’Islande par la création de plusieurs centaines d’emplois directs. Ce chantage à l’emploi est un grand classique de toutes les implantations d’industries polluantes. Le nombre d’emplois promis et l’argent injecté sont d’ailleurs souvent proportionnels à la quantité et à la dangerosité des cochonneries qui seront balancées dans la nature. En l’occurrence, cet argument a du mal à convaincre, notamment parce que le pays compte moins de 4% de chômage, mais surtout parce que, pour l’instant, la quasi-totalité des ouvriers travaillant sur les chantiers ont été importés de l’étranger. Au début de l’année 2006 sur les 1485 employés, seulement 298 étaient islandais, soit 20%. Ainsi donc, même au fin fond du grand Nord arctique, le capitalisme reproduit les mêmes schémas d’exploitation de la main d’œuvre. Imprégilo, la société de BTP italienne qui construit le principal barrage a trouvé plus rentable de faire venir des immigrés pour travailler sur un chantier en activité 24h/24h tous les jours de l’année, même par -20°C au dessous de zéro au milieu de l’hiver. La complicité du gouvernement islandais a bien entendu autorisé à les payer bien en dessous du salaire minimum national. Pour le recrutement, Imprégilo est notamment aller se servir en Pologne et en Chine où ils construisent le monumental barrage des Trois Gorges. Depuis l’arrivée de ces ouvriers immigrés, plusieurs affaires ont mis à jour le classique tandem "exploitation-racisme". Les contremaîtres ont eu pour consigne d’interdire aux employés polonais et islandais de parler entre eux. Selon les syndicats islandais, des punitions et châtiments corporels ont même été utilisés à l’encontre de ceux qui ne seraient pas assez performants ou qui endommageraient du matériel. Vieux fondement de la xénophobie, l’exploitation des Hommes est d’autant plus efficace lorsqu’elle s’exerce à l’encontre de personnes que l’on méprise ou que l’on déteste.

Le barrage de Kárahnjúkar est aussi le symbole d’une monstrueuse aberration. L’ensemble de l’électricité produite sera réquisitionné pour être revendue par Landsvirkjun (EDF islandaise) pour un tarif gardé secret, mais néanmoins très concurrentiel, à une usine d’aluminium de l’entreprise américaine ALCOA, en cours d’installation dans un splendide fjord de la côte Est. Pour autant, l’Islande ne possède pas la moindre trace de bauxite, qui sert de base à la fabrication d’aluminium par un processus d’électrolyse extrêmement gourmand en électricité. C’est bien là le seul atout de ce pays : fournir une énergie bon marché. La matière première devra donc venir des principaux gisements situés dans l’hémisphère sud, notamment en Australie. Les 320000 tonnes de production annuelle d’aluminium ne serviront bien sûr pas non plus à alimenter le marché local et seront donc réexportées à travers la planète. Pour résumer, voici le tableau : des millions de tonnes de matière première ou de produits finis qui se baladent à travers les océans, d’un bout à l’autre de la planète, uniquement pour bénéficier de conditions locales de transformation plus avantageuses. Il y a de quoi s’interroger sur la santé mentale des dirigeants qui ont organisé un tel processus de production ! Pourtant, non ; ceux-ci obéissent bien évidemment à d’autres logiques, qui sont parfaitement rationnelles en termes de compétitivité et de bénéfices. Du haut de leurs gratte-ciels de verre et d’acier, il est très facile pour eux de déplacer, d’un simple clic de souris, les centres de production, au grè des tarifs pratiqués sur l’ensemble du globe. Le développement effréné des transports facilite cette logique d’abolition des distances. L’exemple de Kárahnjúkar montre également que la main d’œuvre humaine bon marché n’est pas plus difficile à transférer sur les lieux de production.


Produire ? Pour qui et pour quoi ?

Dans cette histoire, qui a son mot à dire ? Certainement pas les aborigènes d’Australie - ou d’autres pays - qui subissent les mines de bauxites. Certainement pas non plus les islandais qui subissent les barrages et les usines de transformation. Comme nous avons pu nous rendre compte, la démocratie islandaise - un des plus vieux systèmes parlementaires du monde dont l’origine remonte à l’arrivée des vikings au alentour de l’an mille - a fait peu de cas de l’opinion de ces citoyens et a préféré remplir les poches de quelques-uns de ses entrepreneurs. Alors, qui a décidé que la planète avait un besoin criant d’aluminium nécessitant tous ces sacrifices et ce gaspillage écologique ? A-t-on aperçu des manifestations de consommateurs réclamant ardemment de l’aluminium pour tous et à bon marché ? Bien sûr que non, puisque personne sur cette terre n’a ressenti la moindre carence par rapport à un besoin qui n’existe pas. Ce besoin, les dirigeants d’ALCOA et consort se débrouilleront pour le créer avec l’aide de leurs amis du marketing et de la communication. Le noeud du problème est là ; tant que les quelques capitalistes, alliés aux politiciens qui dirigent le monde, imposeront leur choix de production, nous serons toujours les dindons de la farce à tous les niveaux : exploitation de notre travail, destruction de notre environnement, accompagné d’un renforcement de la coercition pour limiter les oppositions.

Cette critique du système économique est commune à bien des domaines de production. Au cours des rassemblements de cet été, il a par exemple été fait allusion à la lutte des habitants d’une vallée du pays basque contre la construction du barrage d’Itoïz. Cette retenue d’eau, qui a été conçue pour alimenter l’agriculture maraîchère et fruitière intensive du sud de l’Espagne reproduit les mêmes phénomènes : dégradation de l’environnement, transport aberrant de marchandise (l’eau) sur des centaines de kilomètre, surexploitation de la main d’œuvre immigrée… Tous cela pour vendre des tomates et des fraises à toutes les saisons.

Pour finir, ce qui se déroule en Islande ressemble à cette expérience scientifique consistant à rassembler dans un environnement stérile les ingrédients nécessaires à l’apparition de la vie, pour étudier les conditions de son développement. Ici, tous les ingrédients du développement capitaliste sont réunis sur une île isolée et relativement vierge de toute expérience similaire. Que voit-on apparaître ? Encore et toujours les mêmes tares congénitales de ce système économique : exploitation, racisme, pollution, saccage écologique, perversion des traditions démocratiques, renforcements de la répression… CQFD.

Tonio
OCL Paris, le 27 octobre 2006

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