CA 314 novembre 2021
jeudi 18 novembre 2021, par
Cet article se veut un synthèse du débat aux Rencontres libertaires du Quercy. Le point de départ de notre réflexion est l’autoritarisme de l’État qui semble marquer la période actuelle, qui a fait l’objet de deux articles dans Courant Alternatif (n°307 et 309). Bien sûr, il faut aller au-delà de la personne de Macron, c’est la question de la nature de l’État qui est posée, ou plutôt celle de l’évolution de son mode de gestion. Réduire ce qui se passe aujourd’hui à la figure de Macron empêche de regarder ce qui se passe d’une manière plus large depuis une vingtaine d’années à l’intérieur des structures de l’État et de la république françaises, et au niveau mondial. Est-ce que le système républicain est encore adapté à la crise qu’on vit aujourd’hui au niveau du capital, est-ce qu’on n’est pas en train d’assister à l’agonie d’une forme de gouvernement, d’une forme de gouvernance, du système républicain de l’État et qu’on irait vers quelque chose qui ne serait pas encore défini ?
La répression n’est bien sûr pas une nouveauté. On pouvait mettre en prison dans les années 70 sous Marcelin des directeurs de journaux, le directeur de la Cause du Peuple emprisonné pour être le directeur de publication du journal par exemple. La Cour de Sûreté de l’État n’a été abolie qu’en 1981, et dès 1986 une législation anti-terroriste a été mise en place. Rappelons-nous en 1953 l’arrestation de Jacques Duclos, secrétaire général du parti communiste, à l’époque premier parti en terme d’électeurs, et qui est pourtant allé en prison. Les exemples pourraient remplir un numéro complet du journal. On peut plutôt parler d’une parenthèse avec l’arrivée au pouvoir du PS. On a alors réussi à nous faire accepter l’idée selon laquelle la vie politique et sociale de la France était passée d’un mode d’affrontement, le résultat d’un rapport de forces, de rapports d’affrontement dans la société, qu’ils soient réels ou simulés, à une espèce de consensus qui serait fantasmé où en fait finalement on est tous des citoyens, dont certains ont besoin d’être conseillés.
On observe aujourd’hui une forme d’autoritarisme accru de la part de l’État dans la gestion des foules, la gestion des manifestations, dans l’imposition d’un certain nombre de décisions, la répression politique et la répression syndicale, un discours stigmatisant vis à vis de l’immigration (multiplication des discours sur le séparatisme, sur le communautarisme), et une forme de tolérance vis à vis de l’extrême droite de la part du pouvoir.
La verticalité du pouvoir s’est accentuée. Par exemple, la gestion de la pandémie a été purement descendante, s’est faite contre ce qui pouvait émerger des soignants. Ce phénomène peut s’observer dans l’ensemble des services de l’État où tout savoir-faire est nié, les compétences professionnelles sont écrasées au profit d’une gestion par le haut par des « technocrates » en fait incompétents dans le domaine qu’ils dirigent. La république est devenue une notion complètement autoritaire. Ce n’est pas républicain d’insulter les flics, mais ce n’est pas républicain non plus de traverser hors des clous, ce n’est pas républicain de frauder (enfin pas pour tout le monde), ce n’est pas républicain de pas travailler, ce n’est pas républicain d’être feignasse, ce n’est pas républicain de porter un foulard…
C’est cet autoritarisme exacerbé qui s’exerce jusque sur notre quotidien le plus quotidien avec les mesures sanitaires par exemple qui peut faire penser à une fascisation. Certes, le fascisme historique (Italie et Allemagne des années 20 et 30) a été une réponse de la bourgeoisie, afin de ramener l’ordre face à des tentatives d’insurrection ou de bouleversements de la situation. Dans ce sens, il serait complètement anachronique de parler de fascisme aujourd’hui.
D’autres éléments peuvent pourtant faire penser au fascisme. Le gouvernement lui même a une posture parfois anti-parlementariste. On peut se référer aux déclarations de Darmanin à la manifestation des flics, on peut voir à quel point le parlement est écarté des décisions importantes, des guerres extérieures à la gestion de la crise sanitaire, réduit à une chambre d’enregistrement de lois sécuritaires ou d’exception permanente. On ne peut ignorer non plus les délires racistes et xénophobes du personnel politique (loi sur le séparatisme par exemple). On peut enfin évoquer la destruction systématique des corps intermédiaires, des partis aux syndicats, mais aussi les organismes de cogestion et certains corps d’État. Le discours gouvernemental et de la droite aujourd’hui, c’est le discours que l’extrême droite tenait il y a vingt ans. Lorsque l’autoritarisme se renforce, les étrangers et les femmes sont toujours les premier·es ciblé·es. Songeons aux attaques contre les droits des femmes en Hongrie, en Pologne. Songeons aux suspicions dont les Français·es de fraîche date font toujours l’objet, ce qui s’appelle donc un discours raciste.
Mais ça a sans doute peu de sens de réfléchir en ces termes. La question n’est pas celle du fascisme, la question est celle de l’évolution vers un État de plus en plus autoritaire et sécuritaire. Il faut s’interroger sur l’évolution de l’État, de son rôle et de ses modes de gestion. Car nous subissons au quotidien les conséquences de cette évolution.
Pourquoi ce débat a-t-il lieu alors ? Il y a un élément commun avec le fascisme historique, nous vivons une crise politique, ce que Grasmci qualifiait de crise de l’hégémonie. Pas forcément une crise révolutionnaire, mais on est dans un moment de grande défiance vis-à-vis de l’État qui a perdu sa légitimité démocratique. Les niveaux d’abstention sont devenus tellement élevés qu’il est clair aux yeux de tous et toutes que les élus ne représentent qu’une minorité, ils sont élus avec au maximum 20% des voix (Macron a rassemblé en fait 18% des électeurs au premier tour, 44% au second tour face à Le Pen). La véritable minorité, c’est eux. Et ça se voit.
Cette perte de légitimité démocratique est renforcée par le dépérissement des syndicats et des partis. Il n’y a presque plus de médiation entre représentants et représentés, et on se retrouve donc avec un pouvoir de plus en plus brut, qui dans un contexte de crise peut entraîner une mutation de l’État dans une logique fascisante. Un candidat qui émanait de la gauche, du parti socialiste ou du PCF, ou de la droite ou d’ailleurs, c’était des gens qui venaient de partis politiques donc de courants dans la société. Les candidats de la gauche venaient du mouvement ouvrier, qu’illes soit social-démocrates ou révolutionnaires, stalinien·nes, etc donc illes avaient des liens avec la société, représentaient quelque chose, un courant d’idées, des idées qu’illes pouvaient défendre, incarner. Avec les primaires, on désigne un candidat pour lequel tout le monde peut voter, finalement on a une espèce de grand sac à l’intérieur duquel on met tout, donc on ne met rien. Ceci signifie quelque chose de difficilement définissable, en tous les cas quelque chose d’important dans le rapport qu’on a à la politique et à l’État. On constate que l’abstention concerne majoritairement les jeunes et les classes populaires, donc des gens qui sont prioritairement concernés par les politiques publiques, qui devraient au contraire s’intéresser au phénomène de la politique. Aujourd’hui le phénomène de l’abstention démontre au moins une chose, une déconnexion réelle et totale de la classe politique avec la réalité du pays et de la société. Et là il y a danger.
Cette perte de légitimité de l’État est enfin renforcée par la mondialisation de l’économie. Macron était clairement le candidat de l’Union Européenne et de la finance. Avec l’affaiblissement des économies nationales, l’État perd de son pouvoir régulateur au profit du service direct aux multinationales. Et ça devient trop visible. Par exemple, en ce qui concerne la gestion de la pandémie, ce sont les trusts pharmaceutiques qui se sont réunis avec Macron pour décider de la santé de la France, sur quoi s’axer, quoi mettre en place, combien de lits fermer… Ceci contribue beaucoup à désacraliser le pouvoir politique.
Lorsqu’un pouvoir n’a plus de légitimité démocratique, il lui reste l’efficacité et la violence. Ce gouvernement n’a pas vraiment fait la preuve de son efficacité dans la gestion de la pandémie, et aucun pouvoir ne peut s’appuyer durablement uniquement sur la violence. Il lui faut donc trouver de nouvelles formes de gouvernance pour maintenir sa domination.
Il faut d’abord revenir sur la trajectoire de Macron, qui s’est présenté comme un homme sans parti, issu de la « société civile » au sens du monde de l’entreprise privée, des start-up et de la finance. Il prétendait refonder le politique. Il faut rappeler que ce « Mozart de la finance » est d’abord un homme d’appareil. Avant de rejoindre la banque Rothschild, il a fait l’ENA, appartenu à ce corps d’État bien connu qu’est l’inspection des finances, et fait partie de la commission Attali. Il a été propulsé par un Jean Pierre Jouyet qui avait été secrétaire général de l’Élysée. Macron comme Hollande sont plutôt le résultat d’un accident, la chute de DSK pour Hollande, celle de Fillon pour Macron.
Sa refondation politique a été un échec complet. La République En Marche n’a remporté aucun succès électoral passées les présidentielles et législatives, n’a constitué aucun bastion, n’a pas réussi à mordre durablement sur l’électorat. Macron est toujours un président sans parti, sauf qu’il dispose d’une majorité à ses ordres à l’assemblée, majorité incapable de la moindre proposition politique autonome. Tous les députés de ce parti qui s’y sont essayés ont dû le quitter ou s’incliner.
Le personnel politique, lui, a effectivement changé. Gabriel Attal en est un brillant exemple, issu d’une famille parmi les plus riches de France, et secrétaire d’État à 29 ans sans jamais avoir rien connu de la vie. Beaucoup viennent directement du privé ou des grandes écoles sans être passés par la case de la légitimité de l’élection, qui vaut certes ce qu’elle vaut, mais modifie quand même le rapport à l’État et à la chose publique, ce n’est pas la même chose que d’être le baron d’un petit fief électoral qu’on doit gérer au niveau sociabilité. Macron est un représentant de la bourgeoisie, mais pas de la grande bourgeoisie traditionnelle industrielle française, c’est plutôt Xavier Niel, Draghi, le PDG d’Orange… Le personnel politique marque aussi une identité de ce que peut être l’État et le gouvernement.
La gestion du personnel de l’État a aussi profondément changé. La précarisation est massive, y compris à des échelons de responsabilité, une mobilité obligatoire est imposée, par exemple les chefs d’établissement scolaire changent tous les trois ans, toutes mesures qui facilitent une gestion complètement verticale jusque dans les plus petits détails. La suppression de l’ENA dans sa forme actuelle va dans ce sens. Macron est un vrai modernisateur, il détruit tout ce qui peut favoriser un statu quo, une résistance passive à ses édits. Enfin, la délégation au privé se répand rapidement, notamment par le biais du numérique devenu obligatoire pour beaucoup de démarches. Cette délégation au privé s’étend jusqu’aux fonctions régaliennes de l’État : pouvoir accru des vigiles, privatisation d’une partie de la logistique des opérations extérieures, sociétés privées pour les données biométriques des papiers, main mise de Doctolib sur les rendez-vous à l’hôpital (avec privatisation donc des données médicales), services privés pour les cartes grises…
Ce modernisateur a aussi une rage de destruction toute particulière contre tout ce qui est corps intermédiaires et cogestion. Les modalités de promotion et de mobilité des fonctionnaires ne sont plus paritaires. Même des organismes purement consultatifs et inoffensifs comme le Conseil Économique Social et Environnemental, lieu de discussions entre patronat, syndicats et associations, en sont victimes. Les décisions sont de plus en plus prises par de tout petits groupes de personnes, éventuellement non identifiés.Par exemple, on ne connaît pas les auteurs des nouveaux programmes scolaires, on sait juste qu’ils ont été refusés par l’organisme consultatif officiel, et maintenus quand même.
Un pouvoir de plus en plus personnel, un commandement de plus en plus vertical, le tout sans base partidaire (ce qui fait une différence avec le fascisme), produit forcément un isolement important. La multiplication des lois d’exception et le recours à la répression sont inévitables dans ce contexte, le tout combiné à une politique de la communication dont fait partie la mise en spectacle de pseudo débats. L’usage des réseaux sociaux (déclarations sur tweeter) et les « petites phrases » remplacent la médiation. On observe un curieux mélange entre modernisation et archaïsmes qui font penser à l’ancien régime. Ce qui explique les fiascos comme cette commission de citoyens pris au hasard pour réfléchir à la transition écologique mise en place par Macron soi-même, et dont aucune proposition quasiment n’a été retenue. Eh oui, même des citoyens pris au hasard peuvent se renseigner et proposer des mesures qui déplaisent au Président.
Dans ces conditions, la police devient un des piliers essentiels du régime. On peut d’ailleurs remarquer que le pouvoir s’est attaqué à la cogestion partout, sauf chez les flics. Lorsqu’il y a un fait divers, ce sont toujours les responsables syndicaux de la police qui s’expriment, avant même le ministère de l’intérieur.
Peut-on pour autant parler d’autonomisation de la police ? L’absence de condamnations, la tolérance vis-à-vis des discours extrêmes en son sein, le fait de laisser les militants fascistes au sein de la police imposer leur discours peuvent le laisser penser. La présence de Darmanin, ses déclarations, et la participation de beaucoup de politiciens à la manifestation des flics qui pourtant revendiquaient la fin de la séparation des pouvoirs renforcent cette impression. De façon plus anecdotique, on peut mentionner aussi la façon dont la police n’est pas intervenue contre l’attaque de la plume noire à Lyon.
Mais bon, les policiers ne décident pas tout seuls, la hiérarchie existe toujours. On pourrait plutôt dire que la police occupe une place de plus en plus centrale en proportion de l’isolement et de l’autoritarisme du pouvoir, qui lui court après et lui laisse donc les coudées très franches.
Là encore, ce n’est pas une nouveauté. Les discours et les comportements racistes étaient très prégnants, sans doute plus violents, dans les années 60-70. Ces discours et comportements étaient alors très liés aux guerres coloniales et surtout à la guerre d’Algérie. Le traumatisme de la société a été d’autant plus important du fait de la chape de plomb mise ensuite sur le sujet. Il faut se rappeler que ce sont des classes d’âge entières qui ont fait la guerre, une guerre très sale, une guerre non reconnue comme telle, ignorée de ceux qui n’étaient pas politisés, et dont ils sont revenus vaincus. La violence raciste est restée longtemps un phénomène social répandu.
C’était il y a soixante ans. On n’est plus dans le même contexte. Les paroles du personnel politique ont évolué d’un discours ouvertement raciste à un discours anti-musulmans. Le discours officiel, lui, devient de plus en plus raciste, toujours sur le thème de l’islam, et se traduit dans la législation. Par contre, le racisme dans la population recule. Il y a un décalage entre une classe politique restée sur de vieux trucs racistes, et une population de plus en plus mélangée. Or plus il y a de mélange, moins il y a de racisme. Le racisme, ce n’est pas ce que les gens peuvent s’envoyer à la figure quand ils sont énervés, le racisme, ce sont des lois spécifiques, c’est la séparation des populations sur la base d’identités fantasmées. Et si on retient cette définition, on peut parler d’une montée du racisme dans la classe politique et médiatique, mais de sa diminution dans la société. Sous couvert de diversité, le racisme reste une arme privilégiée pour tenter de diviser les exploité·es.
Il y a une spécificité de la France. Certaines grandes réformes exigées par l’Europe n’y ont pas encore été achevées : retraite, assurance chômage, privatisation poussée des services publics… Macron (et Hollande avant lui) a été embauché pour ça. Briser les résistances passe par une combinaison d’usage de la violence, d’autorité imposée, et d’achat de la paix sociale. Mais pour l’achat de la paix sociale, il semblerait que le gouvernement aie décidé que les caisses sont vides. Un avenir policier semble donc se dessiner devant nous. En fait, c’est contrôle, sécuritaire et dépossession pour le peuple, et liberté, non contrôle et dérégulation pour ceux qui détiennent le pouvoir économique. C’est une combinaison de pseudo-débats mis en scène sous la bienveillante autorité de son Altesse Présidentielle et de menaces policières. On peut remarquer en même temps que dans les luttes, au-delà des revendications sur les salaires et l’emploi, vient fréquemment la revendication de la possibilité de participer aux prises de décisions, à l’organisation du travail.
L’erreur qu’on ne doit pas commettre serait devant l’autoritarisme croissant, au nom de la dénonciation d’une fascisation, de réclamer un retour à l’État « protecteur » des trente glorieuses. Certes, défendre le maintien de services publics fait partie de la défense de notre pouvoir d’achat, mais pas n’importe quels services publics dans n’importe quelles conditions. L’État combinera toujours violence policière, lois d’exception, et « bienveillance », achat de la paix sociale, en fonction des intérêts du capital. La « démocratie » et la république sont là pour administrer le cadre économique de notre exploitation. Les marchés financiers et les multinationales exercent des contraintes sur les Etats, contraintes répercutées à travers l’Union Européenne et d’autres institutions. Revendiquer un meilleur État, une meilleure démocratie sans bouleverser ce cadre ne peut être qu’une illusion dangereuse.
Sylvie