CA 316 janvier 2022
vendredi 7 janvier 2022, par
Il a été suggéré lors du débat de Poitiers que c’est dorénavant depuis l’extérieur des lieux de la production que l’on s’attaquera à la question du travail. Peut-être… Ou peut-être pas. Il n’en demeure pas moins vrai que le travail exploité reste la colonne vertébrale de la civilisation capitaliste. Rompre avec celle-ci réclamerait éventuellement de tracer quelques lignes de fuite afin d’articuler à l’avenir « production et communisme », si ce n’est « production du communisme ».
Il a été suggéré lors du débat de Poitiers que c’est dorénavant depuis l’extérieur des lieux de la production que l’on s’attaquera à la question du travail. Peut-être… Ou peut-être pas. Il n’en demeure pas moins vrai que le travail exploité reste la colonne vertébrale de la civilisation capitaliste. Rompre avec celle-ci réclamerait éventuellement de tracer quelques lignes de fuite afin d’articuler à l’avenir « production et communisme », si ce n’est « production du communisme ».
Constatons d’abord que lorsqu’on évoque le travail dans nos cercles restreints, c’est soit pour en égrainer la longue liste des méfaits endurés quotidiennement, soit pour en réclamer d’emblée l’abolition ; dans tous les cas, on s’embarrasse rarement d’en définir le contenu [1], encore moins de préciser un tant soi peu ce qui le remplacerait et s’il est seulement envisageable de le faire et comment …
Pour certains courants critiques, le chapitre s’est refermé sans autre forme de procès. Le travail n’est plus qu’une enveloppe vide de substance nourricière pour le capital, la révolution n’a plus lieu d’être et la réorganisation de la société à partir de la production est disqualifiée, anachronique [2]. Dans le même ordre d’idée, les courants « critiques de la valeur » dépeignent une organisation sociale désincarnée, actionnée par un capital automate qui embarquerait indistinctement à bord de la même galère exploiteurs et exploités. En conclusion, la lutte des classes ne nous conduira qu’au devant de nouvelles désillusions, si elle n’ouvre pas la voie d’un totalitarisme renouvelé…
Chez les libertaires, c’est sous l’égide du syndicalisme que l’on se risque encore à évoquer la question. D’autres inclinent pour une approche plus autonome et la libération sur-le-champ des énergies créatrices et l’inventivité fertile [3]…
Dans tous les cas, on semble s’être éloigné des propositions concrètes énoncées jadis par un Kropotkine regrettant déjà en 1910 que : « …la grande question : Que devons-nous produire, et comment ? était restée à l’arrière plan. » [4] et « …qu’une réorganisation complète de tout le système industriel était devenue indispensable » [5]. Certes, si on prenait le temps d’à nouveau les consulter, on les tiendrait à raison pour un tantinet scientistes et désuètes, mais elles n’en étaient pas moins « à l’heure » de leur l’époque.
Renouer ce fil en ouvrant une réflexion contemporaine et inspirante s’enquerrait au surplus de : ce que nous devons arrêter de produire au plus vite, et pourquoi ? Pour le reste, « …la nature des mille mesures concrètes et pratiques, petites et grandes qu’il faudra prendre pour introduire les principes socialistes dans l’économie, dans tous les rapport sociaux, n’est consignée dans aucun programme, aucun manuel de parti… » [6], seul l’élan, porté par les nécessités du moment mais aussi les passions et les désirs exprimés dans l’effervescence des événements guidera l’action. Gardons toutefois la tête froide. Les coups de théâtre, propices et défavorables, à coup sûr innombrables, n’alterneront qu’à la condition expresse de s’être emparé dans le même temps et collectivement des outils de la production.
En reléguant la révolution au magasin des accessoires, nombre d’anarchistes n’envisagent plus l’appropriation collective des moyens de production comme une/la question centrale. Dans la logique d’évitement qui est la sienne, le « post-anarchisme » valorise en ce début de XXI° siècle les alternatives néo-marchandes et localistes, les circuits courts affinitaires, l’autonomie, le partage et la convivialité.
On peut entendre qu’à une époque où la production est morcelée, disloquée parfois entre plusieurs continents, l’objectif paraisse plus inatteignable que jamais, au point de rendre le discours inaudible, irrecevable même aux plus déterminés. Quand il n’ouvre pas la porte, dans ce qu’il reste de la gauche, aux revendications souverainistes, au protectionnisme, au patriotisme productif et autres impasses étatistes qui reprennent des couleurs ces derniers temps.
Quant aux principes qui ont vertébré le corpus théorique du mouvement révolutionnaire tels : la démocratie et l’autonomie ouvrières, l’autogestion… ils semblent à leur tour avoir été vidés de leur contenu subversif, effacés des mémoires. Il est vrai que sans plus d’explication, on se demande ce qui nous pousserait à nous lever de bon matin pour participer à l’autogestion d’un hangar Amazon à Avion, de la centrale nucléaire de Gravelines ou d’une plateforme d’appel à Boulogne-sur-mer… La crise du mouvement ouvrier est évidemment passée par là, mais pas seulement. Ce serait d’ailleurs un autre débat.
Pourtant, s’emparer de la production demeure, qu’on le veuille ou non, la condition non suffisante, mais indispensable au mûrissement d’une société émancipée qui tenterait de cheminer vers une véritable espérance démocratique.
Depuis le départ, la rationalité du capital s’inscrit dans le procès intégré de la production et de la distribution ; elle atteint désormais un niveau sans pareil. Elle ne dicte ne pas uniquement les raisonnements et les façons de faire attendus de tout un chacun au travail, elle conditionne aussi idéologiquement et politiquement les conduites sociales à adopter au dehors. La transformation des rapports de production par la dérégulation et la flexibilité déqualifient le travail ravalé à une quantité résiduelle de sens. Aucun secteur de la production ou de la reproduction n’y échappe : le soin, l’enseignement, le secteur social… Ahuri, le salarié observe sa force de travail engloutie dans le processus productif et/ou reproductif et la vie toute entière être dominée et réglée par ces codes. Jusqu’à un certain point, on nie l’évidence afin de pouvoir tenir, on ferme les yeux sur sa propre aliénation et on l’endure en espérant ne pas perdre pied. Et ce, uniquement car le travail se présente comme l’activité qui par excellence interfère avec toutes les autres pour nous délivrer le certificat attestant de notre existence sociale …
Le développement des forces productives n’est plus la condition requise pour que s’enclenche un processus révolutionnaire à même de libérer celles-ci de ses entraves. Nous sommes, jusqu’à un certain point, confrontés à la situation inverse. L’incroyable dispositif industriel dont a accouché le capital est parvenu à libérer par sa production standardisée une partie importante de l’humanité des affres de la nécessité. Mais ce succès a été obtenu au prix d’un épuisement sans cesse renouvelé et augmenté de la main d’œuvre autant que des ressources naturelles. La maîtrise des techniques de production fut dans le passé un enjeu essentiel de la lutte entre patrons et ouvriers ; un combat autour du taux d’exploitation de la force de travail. Avec le déploiement des outils numériques, le phénomène n’a pas totalement disparu. Il a changé de physionomie et opéré un déplacement vers d’autres environnements. Depuis quelques temps, la tertiarisation et l’essor du travail à distance tendent à brouiller les frontières entre travail et non travail, lieu d’exploitation et espace intime [7]. A fortiori quand certaines machines deviennent à la fois des outils de travail et des objets de confort et de contrôle de notre vie privée. La critique de la technique a suivi un trajet parallèle. Elle a glissé de la résistance collective des travailleurs au « progrès technique » sur les lieux de leur exploitation( [8], à une critique plus abstraite, élargie à « la société industrielle » dans son ensemble et portée par des courants plus idéologiques [9].
Un mouvement social émancipateur ne fera pas l’économie de s’emparer immédiatement des moyens de la production et de la distribution. Il devra, dans la mesure des possibilités matérielles les transformer et les fédérer afin de répondre aux besoins immédiats de l’ensemble de la population, dans le cas contraire, on ne donnera pas cher de sa peau… Quelles seraient les formes d’organisations les mieux à même de mener à bien ce projet ? L’histoire du mouvement ouvrier révolutionnaire est riche des expériences du passé dont il ne faut ni mythifier les réussites, ni minorer les échecs : conseils ouvriers, de paysans, de quartiers… fédérations de communes, collectivités agricoles … Quelles formes prendront celles qui, tôt ou tard ne manqueront pas de ressurgir ? Nul ne saurait le dire. Raison de plus pour, dès à présent, commencer à en débattre.
Xavier, Boulogne-sur-mer, le 15/12/2021
Une ambiguïté subsiste quant à la notion de « travail » qui est rarement levée. De quoi parle-t-on concrètement quand on se réfère au « travail » et plus encore lorsqu’on réclame son abolition ? L’abolition du travail s’entend comme abolition d’un rapport social, le rapport social de production capitaliste. Celui-ci repose sur la propriété des moyens de production, la division sociale et internationale du travail tout comme de la distribution des marchandises, quelles qu’elles soient. On se réfère donc à une relation sociale historiquement déterminée par l’exploitation, la domination et l’aliénation [10]
[1] voir l’encadré Abolition du travail
[2] La revue Temps Critique postule « l’inessentialisation de la force de travail » sous le régime capitaliste actuel.
[3] Pour certains communisateurs, la « Production comme bricolage est un élément de la possibilité du communisme ». in Le ménage à trois de la lutte des classes. Ed. Asymétrie.
[4] Champs Usines et Ateliers. FB Editions. in Préface de la première édition anglaise.
[5] Ibid. p 118.
[6] Sur la révolution-écrits politiques 1917-1918. Rosa Luxemburg - Ed. La découverte
[7] N’exagérons rien non plus… La tendance est incontestable mais ne concerne encore que certains secteurs en particulier
[8] Relire avec profit : Les dégâts du progrès. CFDT. Editions du seuil.1977
[9] De l’Encyclopédie des nuisances à Pièces et Main d’œuvre en passant par de multiples courants variablement critiques de la technique et/ou de la technologie.
[10] voir entre autrePour en finir avec le travail salarié - OCL, Acratie, 1997