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AZF : une explosion légale ? Pendant que nous vendons nos âmes au diable …

vendredi 13 avril 2007, par Courant Alternatif

Il y a un peu plus de cinq ans, le 21 septembre 2001, l’explosion de l’usine AZF(1) à Toulouse faisait de nombreux morts et blessés. Les officiels considèrent cette explosion comme la plus grande "catastrophe industrielle" française en métropole. Une catastrophe qui cache la forêt. De Bhopal à Tchernobyl, la liste est longue de tous ces retours de bâton industriels.


La considération à l’égard de tous les disparus et de leurs proches rend indécente la volonté de donner une échelle de valeur associée à la puissance dévastatrice de ces drames. La catastrophe d’AZF reste certes tragique mais néanmoins relative sur le plan des dégâts physiques, moraux et environnementaux. Ils sont incomparables aux effets destructeurs, permanents, mondiaux, de la société capitaliste, de la société militaro-industrielle, aux effets dévastateurs de l’exploitation de l’homme, du vivant et de la planète. Ces deux derniers siècles, l’activité industrielle dite en situation d’exploitation normale compte à son actif un lot trop important de pertes humaines. Devons-nous rappeler à la mémoire collective toutes les morts, tous ces cancers et autres maladies environnementales, toutes ces nécroses radio-induites ou induites par la chimie ? Tous les décès dus à l’amiante, à l’exploitation du charbon ou de l’uranium … Toutes les proies de la production guerrière, des armes explosives, des gaz de combat et du mortel phosgène, fabriqués à Toulouse. Tous les sacrifiés sur l’autel du profit.

Droit des victimes ou victimes du droit ?

Le contrôle des réactions populaires, des turbulences sociales est la condition sine qua non d’une bonne gestion de catastrophe. Une politique fondée sur deux logiques complémentaires : l’usage du bâton, l’occupation militaire préventive de la zone touchée, la chape de plomb de la désinformation, l’individualisation, le traitement psychologique de la colère, la main-mise des organisations politiques citoyennistes sur la lutte des populations … et l’utilisation de la carotte, sous forme de compassion/compensations pécuniaires.
Hormis pour les Toulousains qui l’ont vécu dans leur chair, une fois médiatisée, cette explosion n’est plus apparue que comme un sujet d’actualité, un événement spectaculaire alimentant la causerie ; une nouvelle source d’angoisse et de charité, un objet de consommation télévisuelle. De la violence, du sang, des larmes, des lamentations, du recueillement et des prières, de la haine, du désir de vengeance, une foule de questions, de suspicions … de mises en accusation réclamant la mise en pâture de boucs émissaires. De la matière première vivante, du justiciable, coupable ou même pas, pain béni quotidien des administrations vampires, des organes répressifs de l’Etat, de la Justice en particulier. L’indépendante Justice des hommes, celle qui juge en toute intégrité et condamne en notre nom, au nom du peuple et des victimes en particulier. L’état de victime estampillée donnant droit à une légitimité pour régler des comptes … mais attention, pas de vindicte rageuse, non, plutôt de la sacro-sainte justice se posant en rempart, en arbitre. N’acceptant de mécontentement que de la part de victimes reconnues. Des associations de victimes en colère réclamant justice. Des associations au pouvoir renforcé, agréées par l’Etat, qui seules peuvent prétendre à la légitimité institutionnelle pour déposer une plainte recevable, qui seules ont accès aux dossiers. Finalement des associations gestionnaires et garantes du bon déroulement des mécanismes judiciaires institués. Des associations qui confinent le règlement du conflit au cadre fixé par la Loi.
Peut-être parce que cette explosion était, elle aussi, tout à fait légale. Le risque n’était-il pas connu, contrôlé, légiféré, inévitable et accepté ? Tous les Toulousains vous l’auraient dit : "un jour ça va péter".
N’est-il pas incohérent de faire appel à la justice pour déterminer si cette explosion fut un traumatisme légal ou pas ? Pourquoi semble-t-il si vital de pointer du doigt un suspect ? Pour l’exemple, pour que finalement il soit reconnu responsable mais pas coupable d’un système d’exploitation dangereux mais légal ?
Quoiqu’il en soit, les victimes associées font donc appel à la justice pour régler leurs dédommagements, pour les assurances mais aussi et surtout pour châtier un coupable. La punition infligée serait expiatoire pour l’accusé. On suppose que pour les plaignants, le jugement rendu prend une dimension rédemptrice et les soulage de la douleur ressentie, leur apporte une reconnaissance officielle. Ils savent pourtant que jamais les représailles ne répareront le tympan crevé ni ne ramènera à la vie la personne perdue.
La justice évalue donc la gravité des faits pour punir le coupable et indemniser la victime selon des codes en vigueur. En fonction des situations, elle regroupe ou isole les accusés. Elle fait de même pour les victimes.

Désigner des coupables pour protéger les responsables

Dans notre cas, c’est toute la collectivité qui est concernée et responsable d’inconscience. Comment peut-on laisser un tel système social se développer, une telle industrie produire ses crimes ? Alors que l’Etat devrait endosser la responsabilité légale de cette explosion, et en assumer les conséquences, la justice, juge et partie, ne s’acharnera éventuellement que sur quelques lampistes, fussent-ils grands patrons ou hauts fonctionnaires. Le jugement ne sanctionnera que des boucs-émissaires et visera à des réparations individualisées. Chacun aura alors la sensation d’avoir assouvi au tribunal une vengeance personnelle bien méritée. Qu’importe la culpabilité avérée ou pas de l’accusé, sa comparution n’est que prétexte à une transcendance, un mythe populaire … Celui d’une justice juste, appliquant une juste punition face à la transgression de la loi. La valeur exemplaire de la peine donne aussi l’impression que l’œuvre pédagogique préventive, pour que plus jamais cela ne recommence, a été accomplie. La sentence remplace la lutte qui aurait pu changer le cours des choses et écarter le risque industriel à jamais.
Dès les premiers jours de l’enquête diligentée ici, les conclusions ont été orientées pour qualifier cette catastrophe d’accident physico-chimique. Un sentiment que tous les experts officiels n’ont cessé d’argumenter jusqu’à ce jour ; thèse rejetée par l’industriel exploitant, à grands coups d’autres expertises tout aussi argumentées. Une bataille d’experts, où les "explosés" ne sont plus que de simples alibis consentants, spectateurs impuissants de leur propre avenir de victimes potentielles. Un simulacre identique a lieu lors de toutes les mises en scène de justice dans les tribunaux. Les débats excluent les principaux concernés pour entendre des experts à charge ou à décharge. Une parodie cruelle qui mène le "bas" peuple dans les basses fosses. Toujours pour trop longtemps.

Alors que le procès de cette explosion doit bientôt se tenir, des questions légitimes restent toujours en suspens. Pourquoi sont-ils morts ? Pourquoi et comment avons-nous explosé ? Avons-nous le droit de connaître la vérité sur cet "événement" ? … Des questions précises et terre-à-terre se posent aussi. Pourquoi tous ces dysfonctionnements électromagnétiques, dont cette coupure électrique environ 8 à 9 secondes avant l’explosion, par exemple ? Ignorée volontairement par les juges, cette dernière induit des hypothèses, des plus sérieuses aux plus farfelues, sur l’origine de l’explosion.
Nous revoilà alors pris dans la spirale de nos contradictions, transformés en enquêteurs, en auxiliaires de police, en procureurs interrogeant les experts pour conclure sur les investigations que seuls, effectivement, les experts peuvent mener. Nous voilà promoteurs de notre propre impuissance, restant seuls face à un système qui finalement récupère nos aspirations et nous étouffe tout en se justifiant.
Pour certains, le fait de faire condamner Total, dernier exploitant d’AZF -après l’Etat, via Elf aquitaine - semble être devenu la priorité ; un point d’honneur anticapitaliste à la sauce alter-mondialiste qui dédouanerait l’Etat.
D’autres voudraient mettre en cause l’Etat, ses fonctionnaires, le Préfet ou la Direction Régionale de l’Industrie, de la Recherche et de l’Environnement (DRIRE) sous le prétexte qu’ils n’auraient pas contrôlé le processus industriel et la sûreté des installations, assurer la sécurité des riverains, ni fait respecter la réglementation.
Au mieux, pousser les deux coquins sur le banc des accusés passerait pour une victoire de la démocratie et de l’Etat de droit, une démarche citoyenne de résistance civique. En quelque sorte, l’arroseur arrosé par un tuyau percé.
Il ne manque plus qu’une loi, une vraie loi sur le risque industriel pour finir de rassurer. Des organismes de contrôle indépendants, des périmètres de sécurité élargis, des masques à gaz pour les riverains, des abris, des pastilles d’iode, des agréments d’experts, des bataillons d’experts et des couillons. Malheureusement, les adeptes de la croissance, du progrès et de la science érigée en religion, ouailles bêlantes prosternées devant les prêtres experts, croyants consommateurs de vérités toutes faites, son toujours légion et fiers de l’être.

La Justice s’en mêle, comme si il n’y avait pas assez d’injustice ?

La gestion de cette catastrophe majeure est vraiment un bel exemple de soumission populaire. Soumission à la version officielle des faits et aux nécessités de l’économie, mais surtout à l’autorité judiciaire. Quel grand et beau procès à venir, quand la justice s’occupera de tous ces travailleurs qui produisent les merdes de la consommation courante, et à l’occasion les armes de destruction massive !
Mais nous n’en sommes pas là, et il faut dépasser le drame, aller de l’avant. Le site AZF sera dépollué avant sa reconversion. Une nouvelle activité plus "respectable" mais tout aussi lucrative s’y développera et engendrera son lot d’aberrations quotidiennes et, certainement, une prochaine fois, une nouvelle catastrophe … Mais, non, c’est un cancéropôle inoffensif, c’est un complexe de santé avec des bio et des nanotechnologies qui verra le jour. Chouette ! Sur un terrain dépollué, propre. Super ! Et puis les malades participent à la croissance, ils font vivre tout un secteur en pleine expansion. Alors ? Plus question de "karchériser" la ville de ses industries cancérigènes et mortifères ? Ni de ses possédants, décideurs, technocrates, magistrats et curés ? Dommage.
Malin, le système. Il repose sur la récupération de nos contradictions profondes, dont notre désir justifié de vérité et de justice sociale ; mais surtout, il repose sur le non-dit et le mensonge permanent. Sous peine de passer pour un empêcheur de tourner en rond, tout le monde doit faire semblant d’y croire. Semblant de croire au souvenir, même si la mémoire est distordue par de vilaines cachotteries, de croire à l’arbitrage de l’Etat se droit et à l’Etat social qui assure la soumission légiférée et consentie ; et surtout en la Justice, qui ne serait pas une justice de classe au service des riches, des industriels et des patrons syndiqués. Une justice qui pour notre cas particulier, reconnaîtrait l’injustice de notre malheur en échange de notre confiance aveugle, les yeux fermés sur l’arbitraire quotidien des tribunaux.
"AZF, c’est fini" titrait le journal "La Dépêche"(2) … "On a gagné" s’exclamait le collectif Plus jamais ça, alors que la Société Nationale des poudres et Explosifs (3) reprenait ses activités mortifères : la production du carburant des missiles nucléaires… "Tous aux urnes" reprenaient les organisations citoyennes : "les conflits sociaux se règlent dans la légalité devant les juges, pas dans la rue". Pourrait-il en être autrement ?

Claude, Toulouse

1-AZF ensemble pétrochimique construit en 1950 ; l’usine de fabrication d’engrais agricole a explosé le vendredi 21 septembre à 10h20 du matin faisant 30 morts officiellement, plus de 2000 blessés sur un rayon de près de 3 kms et endommageant les habitations, vitres et devantures
2-La Dépêche du Midi, quotidien régional, qui s’intitule lui-même "journal de la démocratie", a multiplié ses ventes pendant les premiers mois de suivi de l’événement et a publié un spécial AZF avec photos apocalyptiques du site
3-SNPE, usine militaire reconvertie en établissement public à gestion privée qui jouxte le site d’AZF

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