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CA 327 février 2023

Foot et Qatar, ou comment « blanchir » un pays…

Entretien avec Y. de dialectik-football.info

dimanche 12 février 2023, par Courant Alternatif

Présentation rapide sur site https://dialectik-football.info/
« Comme nos lieux de travail ou nos quartiers, le football que nous aimons tant est aussi un terrain de lutte contre le capitalisme. » C’est par cette citation que commence le « qui sommes nous  ? » du site internet. Actif depuis 2018, dialectik football est un site d’actualité du football populaire, celui pratiqué dans les quartiers, avec des moyens dérisoires par rapport au sport capitaliste. Les articles retracent aussi bien des faits historiques expliquant l’avènement du foot business comme moyen de contrôle des classes populaires et comme outil de paternalisme industriel. Mais ils traitent aussi des divers mouvements sociaux autour du foot, comme de l’actualité des groupes de supporters dits « ultras », revendiquant des questions sociales et politiques au sein des arènes capitalistes que sont les géants stades de football des clubs professionnels. Bref dans le cadre d’une coupe du monde aussi dévastatrice que celle du Qatar, ce site internet est une très bonne source d’informations parallèles pour sortir de l’ambiance capitaliste qui accompagne ce sport  !


A : Pour quelles raisons le Qatar a voulu organiser cette Coupe du Monde ? Quels sont les enjeux géopolitiques de cette CDM et les enjeux économiques ? De manière générale quels sont les intérêts et enjeux pour un pays de vouloir organiser ce genre de compétition ?
Y  : Depuis 2012, le Qatar a déboursé plus de 200 milliards de dollars pour l’accueil de la Coupe du Monde, principalement en infrastructures. A l’issue du Mondial, on estimait à 17 milliards le montant des retombées financières du mois de compétition. L’intérêt principal pour un pays comme le Qatar d’organiser ce type d’événements se mesure avant tout en terme d’image. Le sport est un puissant outil de « soft power » et le Qatar l’a bien compris en y investissant massivement via son fonds QSI (Qatar Sport Investment). L’organisation d’une Coupe du Monde de football est un aboutissement dans cette stratégie. C’est jamais pour le seul amour du sport. Pour un petit pays comme le Qatar, ça sert forcément ses intérêts économiques et renforce aussi sa position diplomatique. L’émirat compte également capitaliser sur la « réussite » de son Mondial sur le plan sécuritaire et l’accueil massif de supporters sans incident majeur, pour développer son offre touristique en se présentant aux yeux du monde comme un pays sûr.

A  : Pourquoi le Qatar investit autant dans le foot français et européen ?
Y :C’est une manière, parmi d’autres investissements, d’étendre son influence sur le vieux continent. L’arrivée de la chaîne BeIn Sports en 2012 y a aussi contribué. Mais sa principale acquisition reste le PSG, racheté par QSI en 2011. Ce rachat a permis à l’Émirat de prendre ses quartiers dans une des principales capitales d’Europe. Depuis l’arrivée des Qataris, les revenus et la valeur du PSG ont explosé. Il fait partie des clubs de football les plus riches, donc les plus puissants du monde. Grâce à sa position de président du PSG, Nasser El-Khelaïfi siège directement dans les instances et autres sphères de pouvoir du football français et européen. Il siège au conseil d’administration de la LFP (Ligue de Football professionnel), mais aussi à celui de l’UEFA (Union des Associations Européennes de football). Et actuellement, il occupe la présidence de l’Association Européenne des Clubs.

A :Quelle est l’implication de la FIFA (Fédération Internationale de Football Association), des fédérations nationales et des États dans l’organisation de cette CDM  ?
Y :La FIFA est à la base de tout dans cette histoire. A aucun moment elle n’a subi ce choix, même si la décision d’attribuer l’organisation du Mondial a été prise en 2010 et que la plupart des membres du comité exécutif de l’époque ne sont plus en poste et ont été impliqués de près ou de loi dans des scandales de corruption. Concernant l’attribution du Mondial au Qatar, plusieurs enquêtes sont encore en cours. Aujourd’hui, beaucoup d’éléments montrent que cette attribution a été achetée et que la France est très possiblement mouillée dans ce scandale. Quelques jours plus tôt, il y avait eu un déjeuner à l’Élysée, en décembre 2010, avec Sarkozy, Michel Platini – alors président de l’UEFA – et le prince héritier, aujourd’hui émir du Qatar, Tamim Ben Hamad Al-Thani. Après ce déjeuner, Platini dont la volonté initiale de soutenir la candidature des États-Unis a finalement changé son vote en faveur du Qatar. Derrière, les enquêtes de journalistes soupçonnent un certain nombre de contreparties importantes. L’interférence de Sarkozy dans cette histoire n’était pas gratuite, on s’en doute. C’était pour lui l’occasion de négocier la vente de matériel militaire, notamment les avions de combat Rafale. Il est très probable qu’il ait aussi été question de la vente aux Qataris du PSG, qui était alors la propriété du fonds d’investissement américain Colony Capital, et dont le président Sébastien Bazin est un grand ami de Sarkozy.

A  : Comment expliquer d’un point de vue géopolitique le discours de l’État français et celui de la FFF (Fédération Française de Football) pour éviter toute polémique autour de cet événement ? Qu’est ce que la France a à y gagner ? Quelles sont les entreprises françaises ou internationales impliquées dans l’organisation et la construction des sites et stades de la CDM ?
Y :On voit bien que les relations économiques entre la France et le Qatar ont guidé le discours de la FFF sur cette Coupe du Monde. Au niveau des entreprises françaises impliquées, on peut citer sans surprise les deux géants du BTP, Vinci et Bouygues, qui ont signé ces dernières années des contrats mirobolants – via des filiales respectant les règles entrepreneuriales qataries – pour construire les infrastructures. Quant au tramway de Lusail où se situe un stade de plus de 80 000 places, c’est Alstom qui a raflé la mise. Donc oui, les liens entre les deux pays ne sont pas anodins. Le football a d’une certaine manière été pris dans des enjeux qui le dépassaient, mais la FFF a été complice de ces business en soutenant âprement ce Mondial 2022 au Qatar. Le président de la Fédération, Noël Le Graët n’a cessé de faire l’éloge de l’Émirat, balayant d’un revers de la main autant la violence de l’exploitation des travailleurs que les lois homophobes. Il s’est d’ailleurs vanté d’être un des leaders du refus de porter le fameux brassard « One Love » contre les discriminations, et qui était déjà le niveau zéro de la protestation politique. On a bien vu aussi, à travers l’intervention de Macron avec sa formule invitant à « ne pas politiser le sport », que l’intérêt de cette position française devant les différentes polémiques était de ne pas mettre de friture dans son partenariat sécuritaire lucratif avec le Qatar. Dans ce cadre-là, la France a notamment mis quelque 220 policiers et gendarmes pour participer à la « sécurisation » de l’événement.

A  : Pourquoi le boycott n’a pas pris, et particulièrement en France ? D’autres pays, sans pour autant annuler leur participation, ont été plus sensibles que la France sur les questions éthiques liées à l’organisation !
Y :Il n’y qu’en Allemagne où le boycott a plutôt été un succès, même si en Europe occidentale les audiences télé ont globalement baissé par rapport au Mondial 2018. Comme déjà dit, c’est en Allemagne que le mouvement a eu le plus de réalité avec une campagne massive dans les tribunes les semaines précédant le début du Mondial et des programmes alternatifs, pendant la compétition, privilégiant le football amateur et le football féminin. Plusieurs dizaines de clubs défendant un football directement géré par les supporters ont aussi, en Espagne et en Italie, appelé à boycotter cette mascarade. Mais à l’échelle du football mondial, ça reste dérisoire. D’une façon générale, il faut avoir à l’esprit que cette question ne s’est absolument pas posée hors d’Europe. En France, le mot d’ordre de boycott n’a pas été porteur. Les ONG comme Amnesty International ont pris le parti de ne pas appeler au boycott en espérant obtenir de la FIFA la création d’un fonds d’indemnisation. La gauche s’est globalement alignée sur cette position minimaliste. Seules quelques voix se sont clairement élevées. Des groupes ultras ont déployé des banderoles appelant au boycott comme à Lens ou à Saint-Étienne. Et quelques journalistes de gauche, sans parler explicitement de boycott, ont tenté d’éveiller les consciences au sujet de ce qui allait se passer à Doha, mettant en lumière le non-respect des droits humains en général, ainsi que l’absurdité environnementale de l’événement. Il y a aussi des événements organisés, ici ou là, pour porter la voix d’une alternative au foot business comme par exemple l’initiative « No Qataran  ! » à Paris, le festival « PAF  ! » à Toulouse ou encore un tournoi « Boycott Qatar » à Montpellier. Mais l’absence de réelle dynamique collective et de mouvement défendant un football populaire explique en grande partie ce fiasco. Une critique en actes et en pratiques du football business reste à structurer dans l’Hexagone.

A  : Y a-t-il des précédents de boycott dans l’histoire du foot ou du sport ? Russie 2018 ? Brésil 2014 ? 
Y  : Des précédents qui ont été couronnés de succès... pas vraiment. Même si on peut toujours se référer aux Olympiades Populaires de Barcelone en 1936, qui se voulaient une alternative aux JO organisés par l’Allemagne nazie, mais elles n’ont pas pu se tenir en raison du déclenchement de la guerre civile. Il y a souvent eu des tentatives au cours de l’histoire mais il faut reconnaître qu’elles n’ont jamais atteint leur but, y compris en 1978 lors du Mondial joué dans l’Argentine de Videla. Au fil du temps, l’organisation de ces méga-événements sportifs a impliqué de plus en plus de dégâts sur la vie des prolétaires. L’exemple du Mondial au Brésil en 2014 est criant avec des dizaines de milliers d’habitants déplacés, une militarisation de l’espace jalonnée d’expéditions punitives par la police dans les favelas. La réponse à ce Mondial et à son coût exorbitant – c’était un des axes de la critique des militants – a été un mouvement social d’ampleur, des manifestations, des émeutes et des pillages. Plus qu’un mot d’ordre ou des incantations au boycott, la réponse doit venir de la rue.

A  : Certains joueurs ont exprimé quelques protestations. Les joueurs iraniens en ne chantant pas l’hymne national, les joueurs marocains en brandissant le drapeau palestinien, les Allemands mains sur la bouche. Y a-t-il un impact réel de ce genre d’action symbolique ?
 
Y  : Ce sont des actions évidemment symboliques. Mais dans un monde du football hyper-médiatisé elles ne sont pas à négliger. D’autant plus quand on voit les injonctions à la neutralité ou à l’apolitisme qui viennent des dirigeants, et les sanctions encourues par ces joueurs qui osent protester. L’attitude des joueurs a eu une vraie résonance pour les hommes et les femmes impliqué.e.s dans le soulèvement contre le régime des mollahs, mais elle a aussi permis de mettre la lumière sur ce qui se passe dans leur pays. Ça n’a malheureusement pas eu d’impact sur la violence de la répression d’un régime qui continue de prononcer des condamnations à mort et de pendre publiquement des manifestants pour étouffer la révolte. C’est vrai que, durant ce Mondial, on a assisté à plusieurs manifestations politiques, mais attention ce n’est pas toujours dans un sens progressiste ou émancipateur. Ces compétitions restent de parfaits supports aux discours nationalistes. On peut reprendre l’exemple des joueurs marocains. S’ils ont sorti le drapeau palestinien, ça ne les a pas empêchés de diffuser des vidéos où ils recrachent en chanson la propagande du régime contre l’indépendance du Sahara occidental. Et que dire des joueurs croates qui, coutumiers du fait, ont célébré leurs victoires en reprenant des chants et des slogans ultra-nationalistes pour ne pas dire néo-fascistes.   


A  : Il a pas mal été question de signes en soutien aux LGBT au sein des équipes et des campagnes de boycott. Pourquoi, même si c’est une problématique réelle au Qatar, la question des LGBT a été bien plus médiatisée que la question des conditions des travailleurs au Qatar, dans le cadre des diverses campagnes de boycott ? Et ce, alors que certains médias estiment même qu’il y a eu un ouvrier mort par minute de match !

Y  : Il n’est pas certain que, dans l’ensemble, la question des LGBT ait été plus médiatisée que la question des travailleurs. Il y a eu un gros travail de documentation de la situation des ouvriers morts sur les chantiers. C’est d’ailleurs une enquête du Guardian qui avait avancé le chiffre de 6500    travailleurs immigrés morts au Qatar. Si ce Mondial faisait déjà polémique, ces révélations avaient quand même eu le mérite d’accentuer les protestations, qui sont dans tous les cas restées très soft. On peut quand même expliquer aussi l’impression de médiatisation plus importante de la question LGBT par l’implication directe de certaines fédérations européennes, notamment l’Allemagne, l’Angleterre ou encore les pays scandinaves. Mais de toute évidence, dès lors que la Coupe du Monde a commencé, la diffusion du spectacle n’a pas été perturbée et les questions sociales et sociétales ont été globalement évacuées du discours médiatique dominant.

Y. de dialectik-football.info/ interviewé par Arturo pour OCL

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