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CA 317 février 2022

Présidentielles : De chacun selon son peuple à chacun selon ses profits

vendredi 18 février 2022, par Courant Alternatif

Faire le lien entre les intérêts de telle ou telle branche du capitalisme et tel ou tel candidat à la présidentielle n’est pas chose aisée. Pas plus que de faire un lien très précis entre telle ou telle couche ou classe de la population et ces mêmes candidats. Tout démontre pourtant qu’ils existent. Mais le danger existe lui aussi de les représenter en une photo instantanée et figée et ne pas saisir que c’est dans les bordures floues que se jouent aussi les grandes surprises que nous n’attendions pas.


Faire le lien entre les intérêts de telle ou telle branche du capitalisme et tel ou tel candidat à la présidentielle n’est pas chose aisée. Pas plus que de faire un lien très précis entre telle ou telle couche ou classe de la population et ces mêmes candidats. Tout démontre pourtant qu’ils existent. Mais le danger existe lui aussi de les représenter en une photo instantanée et figée et ne pas saisir que c’est dans les bordures floues que se jouent aussi les grandes surprises que nous n’attendions pas.

Eric…

Selon Zemmour les choses sont simples. Son projet ultra libéral de gouvernance consiste en une alliance entre un peuple entendu comme une large classe moyenne plutôt aisée et une bourgeoisie patriote, c’est à dire qui met le pays au-dessus de ses propres intérêts. Une denrée bien rare si tant est qu’elle ait existé un jour : De Gaulle disait déjà en 1963 qu’il n’existait plus de bourgeoisie patriote et que seul le peuple l’était. Quant à celui de Zemmour c’est un peuple imaginaire puisque figé une fois pour toutes, passif et sans histoire propre, sinon celle, mise en scène et fabriquée, d’une grandeur de la France dont, justement, les masses populaires sont exclues. Ce n’est jamais un peuple qui revendique (Z ne soutient aucun mouvement social, bien au contraire il avalise toutes les réformes qui s’attaquent aux « conquis » de la classe ouvrière).
Par ailleurs, très Vème République, le chef d’Etat doit être élu (plébiscité ?) par ce peuple pour reconstruire la patrie au-delà des partis mais, pour l’instant, dans un cadre républicain qui assume d’être élitaire.

S’il fallait trouver un -isme qui habille à peu près correctement ce projet, on pourrait utiliser celui de bonapartisme. Les variations en sont nombreuses dans l’histoire et parmi elles on peut compter le gaullisme dont Zemmour n’arrête pas de revendiquer la filiation au grand dam de ses épigones officiels qui, eux, laissent de côté la filiation maurassienne du général. Les cris d’orfraie poussés par les gaullistes officiels au vu de cette revendication sont une pure démagogie assortie d’un déni (volontaire ou pas) de l’Histoire.

… Marine

Le RN quant à lui s’appuie sur une alliance entre le peuple et la fraction industrielle du capitalisme contre le capitalisme financier. Mais il ne s’agit pas tout à fait du même peuple que celui de Zemmour. Le sien est plus ouvrier et conquis grâce au délitement du sentiment d’appartenance de classe construit par des décennies de luttes, et résultant des modifications du tissu industriel, des reniements de la gauche et de la chute du PC et de l’URSS.

Quant à la fraction financière du capitalisme Marine précise : « Les 50 plus fortes capitalisations boursières... devront affecter 15 % de leur résultat net en réserve spéciale de réindustrialisation. Ces sommes seront mises à disposition de fonds d’investissement stratégique pendant une durée de 5 ans et seront restituées au terme de cette période. (Notre projet, 2012 p. 72) ». En revanche le capitalisme industriel, producteur de valeur a toute sa préférence. Un bon et un mauvais capitalisme en somme. Mais rassurez-vous, les sommes prises aux « financiers » leur seront rendues, ce n’est qu’un prêt. Le mauvais a quand même un bon fond.

… Et les trois petits cochons

Trump, Bolsonaro ou même B. Johnson. Les aventures simili-bonapartistes, dont nos trois héros sont les figures de proue, ont pas mal fleuri ces derniers temps dans le monde. Avoir quelques indications sur le type de soutien qu’ils reçoivent de certaines puissances financières peut nous donner des indications quant à la situation en France.
On remarque que les fractions du capitalisme qui soutiennent et financent les campagnes de ces personnages sont souvent les ailes les plus spéculatives du capital financier, mécontentes du compromis néolibéral amorcé au tournant du siècle puis confirmé pour résoudre la crise des subprimes [1]. Il s’agit de défendre un libéralisme intégral par une politique qualifiée par certains de « libertarianisme autoritaire » : L’État n’est là que pour garantir la liberté : privée d’abord ; d’entreprendre ensuite, au nom, bien sûr, de la sacrosainte « liberté individuelle » très en vogue en ces temps, en particulier dans sa version manifs antipass.
Ces secteurs appelés « seconde financiarisation » estiment que le capitalisme financier néolibéral, plus classique et antérieur (banques, assurances, fonds de pension etc.) est encore trop encadré, par exemple par l’UE. Ils souhaitent que la City, par exemple, devienne une zone totalement libre de toute contrainte, une sorte de paradis fiscal. Un Singapour-sur-Tamise comme la baptise la presse britannique.

L'ordre d'abord…

S’il est une chose que la bourgeoisie déteste c’est bien le désordre… sauf lorsqu’elle est obligée de le créer pour se maintenir la tête hors de l’eau. Capitalistes et patrons se rangent en effet toujours du côté de ce qu’ils pensent être un garant de stabilité pour extraire tranquillement la plus-value et opérer les réformes que le développement du capitalisme réclame (on se demande alors où se trouve cette « bourgeoisie patriote » qui préfère la patrie à son intérêt et sur laquelle Zemmour feint de compter pour lui assurer le succès).

A ce titre l’extrême droite et toutes les aventures populistes ne les tentent pas car elles sont source de désordre et de clivages trop marqués dans la société… sauf bien sûr, en dernier ressort, lorsqu’elles deviennent nécessaires pour rétablir un ordre compromis pour une raison ou une autre.
Aux États-Unis la bourgeoisie classique a voulu barrer la route à la montée d’un populisme de plus en plus pressant dans la société, aussi bien dans les couches populaires que dans l’appareil d’État. Elle considérait que le risque de bordel, qu’entraînerait l’élection des ultra-libéraux, était supérieur à celui créé par « la crise actuelle », malgré tout contrôlable. Elle n’y est pas parvenue, Trump a été élu… mais battu ensuite !

En France en revanche la bourgeoisie, classique et financière, a trouvé en Macron la parade à une aventure populiste qui semblait prendre progressivement du poids et qui n’aurait pas manqué de créer un risque de désordre tant par les troubles que cela aurait provoqué que par l’amateurisme de ses acteurs à la gestion des affaires. Macron, lui, portait un projet parfaitement adapté aux besoins de la bourgeoisie dans son ensemble : généralisation de la flexibilité et ubérisation, réformes structurelles (retraites, chômage), développement des secteurs de haute technologie… et avec la compétence en rab’. C’est aussi son gouvernement qui a permis que l’indispensable prise en compte de la question écologique se fasse sous l’égide d’un capitalisme repeint en vert, permettant de ne pas laisser le champ entièrement libre aux écologistes de combat qui auraient été source de désordre. Macron a quand même été obligé de s’approprier certains thèmes comme celui de l’identité nationale ou la loi contre le séparatisme pour contenir l’extrême droite montante.

En fonction de tous ces éléments, on voit mal pourquoi le patronat français représenté par le Medef (patronat classique plutôt PME producteur de valeur) et le CAC 40 (symbole du capitalisme financier) irait soutenir Zemmour ou Marine Le Pen alors qu’il peut dormir sur ses deux oreilles, quel que soit le côté de la représentation nationale qui triomphe. La gauche ? Acquise depuis longtemps aux lois du marché, elle a fait la preuve, depuis 1981, de ses capacités à réformer selon les vœux du patronat et, de plus, elle est mal en point. La droite et le centre droit ? Tout aussi capable de répondre aux mêmes vœux mais en moins bien. La classe ouvrière est désunie tandis que le sociétal, à droite comme à gauche, dame le pion au social ; il y a bien les ZAD et les gilets jaunes, mais même s’ils suscitent quelques inquiétudes et qu’il convient de surveiller l’eau qui dort – on ne sait jamais ! – l’heure n’est pas au sauve-qui-peut.

Certes Marine Le Pen fait tout pour se crédibiliser comme gestionnaire de l’ordre patronal mais ce faisant elle ressemble de plus en plus à la droite classique qui semble, à l’heure actuelle, plus crédible que le RN. Mais un rapprochement structurel entre les deux sœurs ennemies, à coups de ralliements successifs, peut faire émerger une force de droite dure de rechange plus qu’acceptable pour le patronat en cas d’évaporation à moyen terme du macronisme (on n’est jamais trop prudent).

… L'idéologie ensuite

Pourtant, le regard bienveillant, voir le soutien parfois, porté par certains patrons sur Zemmour existe du côté des « ultra-libéraux » mais il est peut-être plus à trouver du côté du rôle idéologique qu’il peut jouer, qu’à une volonté de le porter au pouvoir.
« Je pense qu’Éric Zemmour a un rôle formidable à jouer comme agitateur d’idées. Les patrons apprécient beaucoup ses interventions, sa culture, ses références et sa manière d’écouter les autres », affirme Sophie de Menthon, la très libérale dissidente du Medef de Laurence Parisot, et présidente d’Ethic, un réseau de 300 entreprises françaises. Charles Beigbeder, entrepreneur français proche de Marion Maréchal a dit : « J’aime bien le personnage : c’est un intellectuel qui aime l’histoire et notre civilisation, tout comme moi ».
En d’autres termes c’est un élément de premier choix pour poursuivre et gagner définitivement la bataille idéologique contre les idées socialistes et soixante-huitardes, qui reste l’indispensable assurance de tranquillité que requièrent toutes les fractions du capitalisme.
C’est d’ailleurs ce que confirme le soutien financier de Zemmour que l’on cite souvent, Charles Gave, qui est on ne peut plus représentatif de la tendance « seconde financiarisation ». Analyste financier, gestionnaire de portefeuilles et de fonds d’investissement, il a créé l’Institut des Libertés dont l’objectif est de « rééduquer les citoyens endoctrinés par le socialisme et de former des étudiants et jeunes actifs destinés à devenir les futurs cadres de la droite dure ».

Pour conclure, pas besoin de Zemmour à la tête de l’État, mais élément très utile pour occuper une place idéologique de choix dans la bataille des idées à mener encore et toujours pour être prêt à gouverner quand (si) le besoin se fait sentir d’un État (très) fort pour garantir nos libertés (individuelles), surtout celles d’entreprendre.

Au bout du compte un intérêt commun

Bien sûr la coupure, que nous avons évoquée entre capitalisme financier et capitalisme classique industriel créateur de valeurs, existe. Mais la ligne de fracture n’est pas aussi nette que ça. Rassurez-vous, les patrons des grands groupes industriels savent aussi jouer de la corbeille quand le besoin s’en fait sentir. Quant aux « financiers » ils ne dédaignent pas investir à leur tour dans du productif. Prenons l’exemple des Gafa. Ils savent très bien que leur statut juridique qui les place hors de tout contrôle fiscal ne pourra pas durer très longtemps dans la mesure où il provoquerait la ruine du capital producteur de valeur. C’est pourquoi ils se font de plus en plus présents dans les conseils d’administration des grands outils industriels classiques, comme l’automobile, en prenant le contrôle des équipementiers, au grand dam de Carlos Ghosn qui refusait de ne faire qu’un minable métier de fabriquant de carcasses automobiles.

En fait il s’agit de deux tendances et sous-tendances, de deux pôles qui se croisent et s’entrecroisent suivant les moments, les lieux… Réduire ce qui relève plus d’une fluctuation à une coupure nette conduit à faire croire qu’il y aurait un capitalisme plus acceptable qu’un autre, un bon et un mauvais. Or, au bout du compte, tout capitalisme est financier et parler de capitalisme financier est une sorte de pléonasme.

JPD

Notes

[1On lira à ce sujet le livre de Marlène Benquet La finance autoritaire vers la fin du libéralisme, Raison d’agir, Paris 2021. Elle donne à l’appui de cette analyse des éléments chiffrés, qu’il est difficile pour nous ici de vérifier mais qui nous offrent une vision cohérente explicative de certains événements de ces dernières années (Brexit par exemple)

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