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CA 322, été 2022

Education : d’un pape à l’autre !

jeudi 14 juillet 2022, par Courant Alternatif


L’éviction de Jean-Michel Blanquer a été vécue comme un soulagement par le monde enseignant. La succession confiée à Pap Ndiaye laisse planer l’espoir d’une sortie du cauchemar libéral qui hante l’école depuis plusieurs décennies. Pourtant, si le nouveau ministre est présenté comme l’antithèse du précédent, il serait bien venu que les profs, les familles et les élèves regardent d’un peu plus près le programme qu’il aura à exécuter, plutôt que se laisser séduire par le personnage.

Pap Ndiaye est sans conteste un universitaire de renom, ancré à gauche par son parcours politique, militant de la cause noire, sensible aux questions de classes et de races. Tout ce qu’il faut pour en faire une icône de la post modernité et du politiquement correct quand Blanquer symbolisait parfaitement l’autoritarisme de la République laïque et obligatoire, sorte d’agent double du capitalisme libéral et du catholicisme le plus conservateur, qu’il a largement servi rue de Grenelle [1].

L’extrême droite ne s’y est pas trompée, attaquant le nouveau ministre pour wokisme, le suspectant d’être un soutier de la discrimination positive, voire un ennemi intérieur en passe de déconstruire l’histoire et l’identité de la France éternelle en faisant « de l’immigration un élément central de l’histoire nationale » [2].
Macron a indéniablement réussi un coup politique avec cette nomination qui focalise le débat médiatique sur des questions de personnes, de symboles et de valeurs, plutôt que d’interroger les faits, les programmes et les projets. Les gazettes ont ainsi alimenté un pseudo débat laïcisme contre indigénisme occultant la véritable question de l’état du système éducatif, et de son devenir.

Le programme de Macron...

La politique menée par Blanquer depuis 5 ans restera la feuille de route du nouveau ministre : accroître encore le processus de libéralisation et de privatisation du système éducatif [3] avec quelques maîtres mots du lexique libéral incontournables : « une école « plus libre » qui permettra aux établissements de « bâtir leur propre sujet pédagogique selon leur territoire » un salaire au mérite pour les enseignants qui acceptent les efforts supplémentaires et seront recrutés par le chef d’établissement ; un enseignement professionnel centré sur les besoins des bassins d’emplois et le modèle de l’apprentissage, réintroduit dès la 5ème au collège ; et bien sûr une Université payante puisqu’ « On ne pourra pas rester durablement dans un système où l’enseignement supérieur n’a aucun prix pour la quasi-totalité des étudiants » [4]
Ce programme c’est « l’école du futur » expérimenté à Marseille auprès de 59 écoles primaires depuis septembre 2021, où Macron est venu chaperonner son nouveau Ministre en le 2 juin.

Le principe de cette « expérimentation » est la déclinaison du Nouveau management public, soit la gestion entrepreneuriale appliquée au service public. Concrètement cela donne à Marseille, dans l’enseignement primaire des directeur·trices d’école en charge de recruter leurs équipes et de monter un projet d’école, sous le contrôle d’un comité de pilotage confié au Préfet et à un panel d’inspecteur·trices. La contrepartie est le versement d’un budget de financement, mais qui doit correspondre au partenariat déjà existant et être avalisé par l’administration ou la politique éducative locale [5]. Comprendre qu’il faut faire des projets avec des partenaires agréés, et selon les critères de la doxa du moment : les fondamentaux (lire écrire compter) comme objectifs, les neurosciences comme base scientifique, et le numérique comme outil pédagogique. Le tout étant bien sûr évalué pour donner lieu à un classement des projets et donc des écoles en fonction de critères à déterminer en lien avec des organismes de recherche.

Cette expérimentation dans le primaire marseillais se fait bien sûr sous couvert d’égalité des chances et de méritocratie, pour « le plein emploi et le refus des inégalités de destin »([Discours d’Elisabeth Borne au soir du premier tour des législatives.]]. Elle ne fait que confirmer les tendances lourdes qui sont à l’œuvre dans les successions de réformes de la maternelle à l’université depuis 2008 : renforcer la fonction de tri social de l’éducation réduite à un instrument de normalisation des savoirs et des consciences, au service des besoins de la société capitaliste comme de son économie [6]. Et le plus souvent avec l’assentiment tacite et honteux des personnels, qui ne sont pas mécontents de voir écarter de leur classe les gosses de prolos considérés comme des « sauvageons inéducables »...

... L'écume d'une vague de fond

C’est pourtant depuis 2008 que toutes les enquêtes internationales montrent que le système éducatif français a encore accru sa reproduction des inégalités. Cherchez l’erreur !
C’est la même chose qui a été constatée en Suède qui a appliqué le modèle de l’entreprise à son école dès les années 1990, et qui est appelée depuis 2015 à renationaliser son système éducatif par l’OCDE... elle-même à l’origine de cette libéralisation. C’est qu’entre temps, si les élèves suédois ont été les grands perdants des réformes libérales (la Suède est passée en 20 ans des premières places aux places médianes des enquêtes internationales sur les performances scolaires du type PISA), la casse du système éducatif public a permis qu’aujourd’hui 20% des élèves soient scolarisé dans un système privé qui n’existait pour ainsi dire pas précédemment [7].

A titre de comparaison, l’enseignement supérieur privé en France scolarise aujourd’hui 21% des étudiants et génère un chiffre d’affaires de 4, 4 milliards d’euros. En France, en 2018, un peu plus de 520.000 étudiants étaient inscrits dans un établissement d’enseignement supérieur privé. Depuis 1998, ce chiffre a augmenté de 77%, alors que la part des étudiants inscrits dans un établissement d’enseignement supérieur public n’a crû que de 6%. Il en résulte qu’aujourd’hui, près d’un étudiant sur cinq est inscrit dans un établissement supérieur privé, alors qu’ils n’étaient que un sur huit vingt ans auparavant. Bien plus, les données prévisionnelles chiffrent aux alentours d’un tiers (33%) la part des étudiants qui pourraient être inscrits dans le supérieur privé dans dix ans, et sans doute bien plus encore si l’enseignement supérieur public devient lui aussi payant....

Nul doute que les réformes du primaire et du secondaire mises en place sous Blanquer et qui seront poursuivies par Pap Ndiaye vont généraliser le processus de cette mise à mal de l’école publique pour les plus grands bénéfices d’un secteur éducatif marchand en plein développement.
Quels que soient ses discours ou ses intentions, Monsieur Ndiaye a accepté la feuille de route écrite par son prédécesseur. La sortie à Marseille était là pour marquer la tutelle de l’Elysée sur la rue de Grenelle. Et s’il venait à l’oublier, Pap Ndiaye est entouré d’un cabinet composé de macronistes triés sur le volet, d’une administration tenue par les fidèles de Blanquer depuis 2008, et de technocrates issus de la Cour des comptes qui n’ont eu de cesse de dénoncer les faibles performances du système éducatif français et de préconiser les remèdes issus de l’entreprise évoqués plus hauts.

L’école n’a pas d’autres choses à attendre du nouveau ministre qu’une accélération des processus de privatisation en cours depuis le tournant du siècle. S’il n’a pas compris cela Pap Ndiaye ne sera qu’un idiot utile de la macronie, qui compte sans doute sur son « aura » pour étouffer la colère qui couve dans les salles des profs, et dont les mobilisations du 13 janvier auront été un révélateur [8]. Profs qui, immanquablement, voudront laisser une chance au nouveau venu, pour des raisons fort diverses : par stratégie co-gestionnaire des syndicats, par naïveté, par cécité ou par adhésion politique de la communauté éducative à un projet pour lequel elle a finalement voté en nombre ! Malgré nous !...

Philippe, Saint-Nazaire, le 21 juin 2022

Pratiques du blanquerisme : Surveiller et punir

Une des caractéristiques de la gestion de l’Education nationale sous la dernière mandature a été le développement d’une répression explicite ou larvée. Petit rappel avec Laurence de Cock.

Si l’inventaire de la répression est difficile à établir car beaucoup se taisent, quelques cas ont eu un peu d’écho. En 2019-2020, les mobilisations contre la réforme du bac (...) ont donné lieu à une vague de sanctions. Certains élèves n’ont pas passé l’épreuve à la suite des blocages de leurs lycées. À l’été 2019, le mouvement de rétention des notes (un répertoire d’action très rarement mobilisé) a pris une ampleur inédite. À Melle (académie de Poitiers) et à Bordeaux, des enseignants soupçonnés d’avoir participé aux blocages des lycées ont été sanctionnés. Conseils de discipline, blâmes, mutations d’office, rétrogradations, etc.

Tout est mis en place pour dissuader les enseignants de protester. À Dijon, en décembre 2018, en plein mouvement des gilets jaunes, Sophie Carrouge, enseignante connue pour son engagement auprès des élèves sans papiers, est convoquée par sa hiérarchie pour avoir (...) écrit sur son blog : « Emmanuel Macron est terne, Emmanuel Macron est vieux, Emmanuel Macron n’est pas président. Emmanuel Macron est un commercial arrivé au pouvoir par le pouvoir des urnes funéraires. » Il lui est rappelé son « devoir de réserve ». (...)

Après des mois de contrôle de la parole publique des enseignants, le flou autour de leur liberté d’expression est soigneusement entretenu, en 2019, à l’occasion de la nouvelle loi de programmation pour l’école, dite de la « confiance », (...) Les débats tournent autour du devoir « d’exemplarité » des enseignants (Article 1). (...) ce dévoiement du devoir de réserve par l’institution ne vise qu’à provoquer l’autocensure des enseignants. Et il faut s’en désoler : c’est une réussite. De plus en plus d’enseignants interviewés dans les médias refusent de témoigner sous leur nom. Même l’appartenance à un syndicat ne rassure plus, tant le mépris du monde syndical affiché par le ministre est éclatant. En 2018, n’a-t-il pas porté plainte contre Sud Éducation 93 après que ce syndicat ait proposé, dans un stage de formation, des ateliers non mixtes sur les discriminations à l’école ? Une plainte bien sûr déboutée en 2021. Mais le mal est fait : l’intimidation a pris.

On imagine bien que peu d’enseignants rêvent d’un bras de fer avec leur ministère. Beaucoup encaissent en silence, se replient, et parfois craquent. Le suicide de Christine Renon, directrice d’école à Pantin, est emblématique de cette situation. Dans une lettre bouleversante, celle-ci explique ne plus supporter le mépris de l’institution et le silence auquel elle est assignée. Christine Renon, qui a signé « Une directrice épuisée », s’est tuée à 58 ans, dans son école, le 23 septembre 2019. Combien sont-ils à ne plus supporter la pression ? On en connaît au moins trois autres : Frédéric Boulé, Laurent Gatier et Jean Willot. Autant le dire sans détour, le métier pèse, et parfois le mépris tue.

La mécanique de surveillance et de contrôle du monde enseignant fonctionne sans heurts. Les hiérarchies intermédiaires n’ont pas besoin de consignes directes pour intervenir en cas de résistance ou désobéissance. Le corps d’inspection exerce une fonction de vigie. Mais la situation est aggravée par l’atmosphère générale de surveillance.

Pendant ses vacances d’hiver 2021, Hélène Careil, professeure des écoles à Bobigny, apprend sa mutation forcée. Le dossier est vide mais l’argument avancé est la volonté d’assainir l’ambiance de l’école. Hélène Careil pratique la pédagogie Freinet (...). Un changement de direction à la rentrée 2019 a changé la donne. Exit la pédagogie Freinet, place à l’application, à la lettre, des instructions officielles. (...)

Le 14 mai 2020, des hauts fonctionnaires de l’Éducation nationale rendent publique, dans une tribune anonyme, la mise au pas à l’œuvre au sommet de l’administration. Ils sont une quinzaine et se prénomment « groupe Grenelle ». La démarche est historique. Car s’il est un lieu soumis au devoir de réserve, c’est bien la haute administration. Les propos sont ici sans appel : « Ce sont encore des fonctionnaires et hauts fonctionnaires purement et simplement dépossédés de leurs dossiers d’expertise au profit de technocrates plus soucieux de leur intérêt de carrière à court terme que de la qualité du service rendu, compte tenu, au choix, de leur inexpérience ou de leur incompétence. »

(...) La réforme de la haute administration, qui permet au ministre de placer ses personnes de confiance aux postes clés et d’en marginaliser d’autres, plus indépendants, tel le corps des inspecteurs généraux. L’administration de la rue de Grenelle (où est logé le ministère de l’Éducation) n’est plus qu’une machine à obéir, matrice du fonctionnement des autres échelons académiques. Tout est passé sous son contrôle, y compris le contenu de la formation des enseignants. Plusieurs universitaires reconnus ont ainsi fait savoir qu’ils figuraient sur une liste noire. (...)

Le libéralisme autoritaire, caractéristique du mandat d’Emmanuel Macron, touche ainsi de plein fouet le système éducatif, rendant plus risquée toute résistance. Mais la surveillance ne touche pas seulement le monde enseignant.

Extraits de École publique et émancipation sociale de Laurence de Cock, Agone, 2021
Le titre est de C.A.

Brochure OCL - 20 pages Juillet 2022 - prix libre

P.-S.

Sur les questions éducative voir la dernière brochure de l’OCL l’École fille et servante du capitalisme

Notes

[1L’école privée peut dire merci à Blanquer, Alternatives économiques, 12 mai 2022

[2Valeurs actuelles 26 mai 2022

[4Déclaration de Macron le 13 janvier 2022 devant les présidents d’Universités.

[5"Des nouvelles et quelques réflexions sur l’expérimentation marseillaise", dans L’émancipation syndicale et pédagogique, n° 10, juin 2022 (5)

[6Le capitalisme est un rapport social global, et non une simple organisation de l’économie, cf CA 292, été 2019 - Repenser une critique de l’école capitaliste

[7Voir le dossier "Education un choix politique" dans POUR (revue de la FSU) n° 240, mai 2022 (8)

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