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CA 335 décembre 2023

États-Unis : les raisons de la colère

dimanche 10 décembre 2023, par Courant Alternatif

A l’instar des grèves comme celles des scénaristes (WGA) et des acteurs (SAG-AFTRA), l’actualité récente est marquée par de nombreux mouvements de travailleurs aux États-Unis.
Cela ne devrait pourtant pas nous étonner, le pays a été traversé durant toute son histoire par d’intenses luttes où la bourgeoisie a plus d’une fois vacillé avant de reprendre la main, toujours avec brutalité et racisme. Bien sûr, notre presse nationale évite le plus possible de s’intéresser à ces sujets et préfère présenter le pays sous l’angle du rêve américain ou en se moquant de la soi-disant idiotie de ses habitants.


Nous allons présenter sommairement la situation du pays depuis le Covid, à partir de rencontres locales et d’articles de la presse américaine. Dès 2020, le pays a été marqué par le mouvement national de protestation Black Lives Matter et sa répression/récupération féroce par la bourgeoisie américaine. En pleine crise Covid, le mécontentement s’est aussi très largement porté sur la question du salaire.
Pendant cette période, de nombreux salariés (souvent les plus précaires et ne pouvant pas travailler à distance), se sont retrouvés sans emploi suite à la liquidation de leur entreprise ou de licenciements massifs par de grandes compagnies (1).
Les conditions de travail dans le pays sont particulièrement dures et les salaires très bas pour ceux qui sont payés au salaire minimum ou juste au-dessus de celui-ci. Pour donner un peu de contexte, le salaire horaire minimum fixé par l’état fédéral est de 7,25$ (aucune augmentation depuis 2009) et est en vigueur dans de nombreux états. Aucun état, même les plus « progressistes », ne dépassent les 16$ de l’heure. Actuellement, près de 30 % des travailleurs ont un salaire horaire inférieur à 15$ alors que le salaire horaire minimal pour vivre décemment est estimé à 25$ en 2023, voire plus dans certaines régions.
Début de la fin du Covid, reprise de la lutte par les travailleurs
Depuis l’ère Reagan et l’avènement du néolibéralisme, le nombre de grèves et leur importance ont diminué constamment jusqu’à la fin des années 2010 avec en moyenne moins de 100 000 grévistes par an (2). Pourtant, juste avant le Covid, le nombre de grévistes enregistré en une année a bondi pour atteindre presque 500 000 en 2018 et 356 000 en 2019. Une tendance commençait donc à se dessiner avec une reprise des luttes impliquant une grève, mode d’action jugé extrême par les bureaucraties syndicales américaines.
En 2021, lorsque la reprise commençait et que le Covid devenait un sujet de moins en moins important au quotidien, des mouvements spontanés et parfois originaux ont pris place. La « Great Resignation » de 2021 (grande démission) correspond en fait a une tendance plus longue avec un nombre de départ en augmentation depuis 2010 (3). Quitter son emploi est souvent devenu le seul moyen d’obtenir un meilleur salaire ou de meilleurs conditions de travail. C’est plutôt la médiatisation de ce mouvement, notamment via les réseaux sociaux, qui a pu marquer les esprits et initier la reprise de ce mouvement après la « pause Covid ».
Cette médiatisation a aussi mis en lumière le « striketober » (grèves d’octobre). Là encore, les réseaux sociaux ont contribué à propager le mouvement et on peut se demander si cela n’a pas contribué à la reprise observée aujourd’hui au niveau national. Au cours du striketober, de nombreuses grèves locales ont eu lieu dans des secteurs variés : éducation, soignant, ouvrier agroalimentaire, …
Au cours de cette même année, des travailleurs d’Amazon et de Starbucks ont commencé à s’organiser pour fonder les premiers syndicats de ces deux géants.

La situation en 2023

Depuis cette reprise de la lutte, un entrepôt Amazon et plus de 360 cafés Starbucks sont désormais syndiqués. Et ce malgré la lutte anti-syndicale brutale mise en place par ces entreprises. Les syndicats ont aussi la côte et près de 70 % des américains les soutiennent.
Pourtant, même si le nombre de syndiqués augmente, le taux de syndicalisation est au plus bas depuis le début des années 80 à seulement 10,1 % en 2022. (4)
La situation est donc encore largement en faveur des capitalistes dans la lutte sur le lieu de travail. D’autant plus que la loi américaine défavorise largement la formation de syndicats et limite le droit de grèves. Pourtant, les grèves menées en 2022 et 2023 ont souvent été des victoires, même si toutes les revendications n’ont pas toujours été satisfaites.
C’est le cas des grèves menées par les scénaristes et les acteurs. Ces grèves, particulièrement difficiles et longues (146 jours pour les scénaristes !), ont permis à ces travailleurs d’obtenir des augmentations significatives de leurs rémunérations et ont sécurisé à leur avantage, au moins temporairement, l’utilisation de l’intelligence artificielle dans leur domaine. On peut aussi prendre comme exemple la grève des ouvriers de l’automobile qui pour l’instant a permis d’obtenir, entre autres, une augmentation de salaire de près de 25 % sur 4 ans chez Ford et Stellantis.
Pour l’essentiel, ces luttes se mènent sans coordination nationale entre travailleurs de différents secteurs. Mais des initiatives solidaires se sont mises en place : des travailleurs de Starbucks sont venus apporter leur soutien lors des piquets de grève des scénaristes qui leur ont rendu la pareille en tractant devant des cafés. Le futur nous dira si ces victoires, tout comme ces initiatives solidaires, mèneront à des actions plus organisées au niveau national (qui flirteront alors avec l’illégalité tant la loi américaine est stricte dans ce domaine).

L'organisation et la solidarité sont les seules solutions

Une question peut venir à l’esprit à la vue de cette situation : comment se fait-il que les grèves aient repris une telle intensité à la fin des années 2010 ? Et ce alors que les directions syndicales traditionnelles restent assez frileuses face à ce mode d’action ?
Bien que plusieurs facteurs puissent expliquer cette évolution, nous allons nous concentrer sur un en particulier : la reprise en main des organisations syndicales. Lors d’une conférence à New York des Socialistes Démocrates des USA (DSA), plusieurs travailleurs ayant activement participé à des mouvements de grèves ou de syndicalisation sont venus racontés leur histoire. Ces exemples mettent en lumière un point important sur lequel nous reviendrons en conclusion.
Prenons l’exemple des infirmières-infirmiers du Montefiore Medical Center en janvier 2023
(5). Ces travailleurs ont remporté leur grève après seulement 3 jours et ce alors que les
managers avaient prévenu qu’ils ne céderaient jamais lors des négociations préalable.
D’après Michelle Gonzalez (syndicaliste et infirmière), cette grève n’aurait jamais eu lieu il y a quelques années, lorsque la précédente direction syndicale était en place.
Ainsi, cette grève éclair est le fruit d’un long travail de reprise en main de leur syndicat par les travailleurs concernés. La base a ainsi dû se réorganiser pour éjecter la direction syndicale corrompue. Dans cette nouvelle direction, la direction syndicale est constituée de travailleurs ayant participé à ce mouvement de reprise en main et doivent rendre des comptes. Michelle a ensuite expliqué que ce travail d’organisation a lié le collectif et musclé le rapport de force lors de la grève, conduisant à la victoire.
Ce processus de reprise en main du syndicat, que les concernés décrivent comme étant similaire à celui de créer un syndicat, s’est aussi déroulé dans l’ombre avant la plupart des grandes grèves de 2023. C’est le cas pour la grève des livreurs d’UPS ou encore pour la grève en cours des ouvriers de l’automobile (UAW). Chez ces derniers, les affaires de corruption ont permis à la base de reprendre la main et de faire élire Shawn Fain en mars 2023, qui a tout de suite confronté les dirigeants des grands groupes automobiles (et a aussi fièrement arboré un t-shirt « Eat the rich » lors d’une vidéo qui a ensuite été largement relayé).

Ces victoires s’expliquent aussi par la solidarité entre nouveaux et anciens travailleurs.
Pour diminuer les salaires et autres avantages, les entreprises embauchent les nouveaux salariés avec de nouveaux contrats moins avantageux, tout en maintenant les avantages réservés aux anciens employés. Ce système (« two tier system ») a été largement dénoncé et a entraîné de nombreuses grèves notamment chez Kellogg’s, John Deere ou encore UPS. Bien que n’ayant pas été aboli, notamment à cause des directions syndicales corrompues, il reste un exemple du fait que les travailleurs ne se laisseront pas acheter aussi facilement.

Conclusion

Comme dans le reste du monde, le Covid n’a été qu’une très courte pause pour les capitalistes. Les luttes des travailleurs ont très rapidement repris. Les récentes grèves, largement médiatisées et soutenues, pourront sans doute inspirer de nouvelles. Même si cela reste à relativiser les victoires obtenues nous éclairent sur la marche à suivre : s’organiser de manière solidaire. Le syndicalisme présente de nombreux défauts, mais il permet de créer du collectif, du lien, élément indispensable pour mener la difficile lutte pour mettre fin au capitalisme. Les témoignages collectés nous montrent aussi que la première étape est d’abord de parler avec son collègue, avec son voisin ou avec toute autre personne qui partage les mêmes difficultés que nous. C’est dans l’échange entre
individu qu’un collectif solidaire peut s’initier, capable de renverser les directions syndicales et faire plier le patronat par une grève continue et illimitée. Finalement, les américains reprennent les recettes qui ont fonctionné dans leur riche histoire de luttes sociales. Espérons que bientôt les travailleurs américains s’organisent au niveau de tout le pays et, pourquoi pas, avec leurs camarades de France et d’ailleurs.

Quicheman

Sources :
1 https://www.cnbc.com/2022/10/25/nat...
2 https://www.statista.com/chart/1940...
3 https://hbr.org/2022/03/the-great-r...
4 https://www.bls.gov/opub/ted/2023/u...
5 https://www.thecity.nyc/2023/01/12/...

Recommandations en vidéo :
Chaînes Youtube intéressante traitant de l’actualité américaine (en anglais) :
SomemoreNews, Second thought
Vidéo pour comprendre le droit de grève aux USA (en anglais) :
https://www.youtube.com/watch?v=6ac...
Journal d’analyse sur l’actualité américaine : https://www.jacobin.com
Pour comprendre l’histoire des luttes américaines : « Une histoire populaire américaine » d’Howard Zinn (le livre est assez long mais il vaut vraiment le coup, à écouter en audiobook si tu maîtrises l’anglais)

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