Accueil > Courant Alternatif > *LE MENSUEL : anciens numéros* > Courant Alternatif 2023 > 335 Décembre 2023 > Hinterland de Phil A. Neel

CA 307 février 2021

Hinterland de Phil A. Neel

un tour sur le terrain des luttes depuis les USA

jeudi 11 mars 2021, par Courant Alternatif

Ces dernières années, les États-Unis auront traversé une vague émeutière sans précédent, les coups d’éclats d’une présidence populiste, jusqu’aux dernières actions spectaculaires de militants patriotes armés. Dans son livre Hinterland, récemment traduit en français, Phil A. Neel donne l’occasion de revenir sur le « Nouveau paysage de classe et de conflit aux États-Unis ». On en survole ici quelques développements.


À la fin de la seconde guerre mondiale, les centres villes nord-américains concentrent de nombreux résidents pauvres, entourés de banlieues aisées. Cette situation, qui contrastait avec le reste du monde, n’a cessé de s’inverser depuis. Les cœurs métropolitains ont été progressivement appropriés par les créatifs et gestionnaires à haut salaire travaillant dans les services et l’ingénierie haut de gamme.
Si l’on suit Phil Neel, c’est en périphérie immédiate de ces quartiers que s’ouvre l’hinterland, sorte d’arrière pays, formé de vastes zones ayant en commun une intégration secondaire à l’économie, voire l’abandon.
Un hinterland proche commence avec les banlieues, les zones industrielles et logistiques périurbaines. Puis ces aires se prolongent en un réseau de couloirs de transit bordés par ces mêmes infrastructures industrielles, logistiques et résidentielles. Les extensions et délitements de ce maillage, notamment au gré des projets d’extraction et d’aménagement, s’accompagnent d’importants mouvements de travailleurs.
Enfin, à distance des grands flux de capitaux, d’homme et de marchandises, s’étend l’hinterland lointain. Se disséminent là-bas industries d’extraction, de transformation d’énergie et matières premières, entreprises de gestion des déchets, aires de loisirs, camps militaires, prisons, villes désindustrialisées largement dépendantes des emplois fédéraux comme de l’économie informelle.

Au cours de la dernière décennie, l’hinterland lointain aura été le terrain de tentatives de résurgences de l’extrême droite, principalement au travers du Mouvement des patriotes. Délaissant l’imaginaire de l’alt-right, trop ouvertement suprémaciste, les patriotes revendiquent la préparation d’une nouvelle révolution américaine sur fond de guerre civile et d’effondrement généralisé. Leur Mouvement englobe des groupes fédérés comme les Oath Keepers, « gardiens du serment » de protéger le peuple du totalitarisme étatique, ou les Three Percenters, en référence à la minorité à même de renverser un gouvernement tyrannique.
Dans un contexte de déprise, d’instabilité et de catastrophes – incendies, ouragans, inondations -, il s’agit pour eux d’organiser une résistance locale à même de concurrencer directement l’emprise du gouvernement fédéral sur ses administrés.
Leurs activités de milice et actions anti-migrants se conjuguent à des tentatives de substitution aux services publics en déclin, qu’il s’agisse des volets sociaux ou sécuritaires, et à une politique anti-loyers – comprendre anti-taxes, rentes et intérêts - ciblant notamment les agences fédérales en charge de la gestion des terres et des forêts.
Mais cette stratégie n’a pas eu l’écho espéré. Si le poids des dettes et des loyers est écrasant pour une large partie des prolétaires aux États-Unis, la rhétorique de l’État parasite se heurte à la forte dépendance des zones rurales aux emplois, subventions et financements fédéraux, sans compter l’activité commerciale induite.
En réalité, derrière la mise en scène d’un antagonisme populaire avec les élites urbaines, le Mouvement patriote défend avant tout les intérêts des capitalistes de seconde zone, propriétaires terriens, miniers et patrons des industries extractives locales.

Après renouveau sous l’ère Obama, l’arrivée des républicains au pouvoir a mis en sourdine les fractions d’extrême droite. Difficile pour ces dernières de critiquer aussi vertement une administration qui promeut leurs leaders, joue la carte du renouveau patriote et accède à certaines revendications sans qu’aucune des améliorations promises ne se concrétise pour autant.

De leurs coté, les démocrates, lisant la situation à l’envers et attribuant le marasme économique de l’hinterland lointain à la faiblesse des prélèvements et redistributions, n’ont pour seul réflexe que la sensibilisation aux vertus de l’État et de la fiscalité. Ils pourraient par là achever d’ouvrir le champ aux discours de ceux dont le raz le bol fiscal masque mal les intérêts capitalistes.
Mais par leur large abstention électorale, les relégués de l’arrière pays ne se laissent entraîner par aucune des factions capitalistes se disputant leur représentation, sans toutefois jusqu’ici leur opposer de conflit ouvert.

Pour aborder la vague d’émeutes qui, depuis Ferguson en 2014, a plongé les États-Unis dans un nouveau cycle de soulèvements, il faut quitter cet hinterland lointain et revenir aux abords des métropoles et le long des corridors de l’économie, où l’activité industrielle et logistique télescope l’usage résidentiel, où la pauvreté chassée du centre ville rencontre les derniers afflux migratoires et d’exode rural. La production manufacturière et les nouveaux entrepôts y côtoient de forts taux de chômage et d’endettement. Le pouvoir ne s’est pas encore adapté aux nouvelles menaces. Il peut rarement garantir de filet de sécurité sociale et jamais indépendamment des fluctuations du capital financier.

À Ferguson, le déclin économique s’amorce à partir des années 70. L’assiette fiscale et les aides fédérales se réduisent, alors la ville se finance – jusqu’à 20% de son budget – par les amendes dans un système d’extorsion de sa population. Dans cette dynamique d’appauvrissement et de répression, l’histoire ségrégationniste américaine se perpétue. Dans l’ancien nord-est industriel, les travailleurs noirs étaient les derniers embauchés, premiers licenciés, bénéficiaient des pires conditions en matière d’indemnités de licenciement, de retraite, ou de nouvelles opportunités d’emploi. Aujourd’hui, ils sont disproportionnellement contrôlés, fouillés, emprisonnés et tués par la police.
En 2014, c’est un de ces crimes policiers qui met le feu aux poudres.

Les banlieues n’ont pas été conçues dans un but de prévention des émeutes : elles offrent un espace énorme au sein duquel évoluer, comprenant forêts, cours et jardins, et où les déplacements en voiture en ne peuvent être régulés comme ceux en transports publics. Elles sont souvent mal surveillées, mal éclairées, mal contrôlées, par une police qui n’a pas, comme à New York, fait de la diversité d’origine de ses membres une stratégie de défense. Le cortège d’auxiliaires des autorités, ONG, groupes religieux, organisations militantes, progressistes de la municipalité, dont on attend qu’il joue son rôle de leadership communautaire et appelle à la fin des violences, n’est pas toujours bien implanté localement. À Ferguson, il a fallu l’importer.

Les émeutes de 92 à Los Angeles avaient pu être considérées comme un phénomène isolé. Après Ferguson, se sont cette fois succédées celles de Baltimore, Minneapolis, New York, Baton Rouge, Milwaukee, Charlotte. Dans les centre villes de Seattle, d’Atlanta, les révoltes se sont transformées en manifestations et ainsi heurtées au seul mirage du pouvoir. Elles illustrent en quoi la prise en charge des domaines de la production et de l’approvisionnement sont un obstacle que les insurgés ne peuvent contourner pour étendre et approfondir leur lutte.

pat riot

Répondre à cet article


Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP | squelette