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CA 340 mai 2024

ITALIE : Trente ans de syndicalisme de base

jeudi 9 mai 2024, par Courant Alternatif

Dans le dernier numéro de Collegamenti per l’organizzazione diretta di classe [« Liens pour l’organisation directe de classe »], notre camarade Cosimo Scarinzi a tenté un bilan et une réflexion sur le syndicalisme de base en Italie. Si l’histoire de ces dernières décennies de la lutte des classes dans la péninsule diffère en bien des points de celle de l’hexagone, il nous a semblé que les questionnements, les difficultés, les contradictions rencontrés là-bas ressemblent à s’y méprendre à ceux que nous connaissons ici (1).


Lorsqu’on s’interroge sur le syndicalisme de base aujourd’hui, il est nécessaire de garder à l’esprit qu’il s’agit d’un ensemble très complexe d’organisations, de militants, de travailleurs qui existe depuis le début des années 1990. Évidemment, il ne surgit pas de nulle part : il existait déjà des organisations syndicales à gauche des syndicats institutionnels et surtout, dans les années 1980, d’importants mouvements de masse hors du contrôle de ces syndicats, dans les secteurs de l’école, des transports et de la santé ; mais une perspective consistante de syndicalisme alternatif ne date que du début des années 1990. Il convient donc de s’interroger sur les conditions sociales et politiques qui déterminent cette situation.

Il faut partir de ce que l’on a appelé la fin du compromis social-démocrate consistant à mettre en place une série de mesures telles que les privatisations, la réduction des services publics (donc des salaires indirects) et des pensions, le développement du travail précaire. Cette dérive a fait naître l’hypothèse selon laquelle l’offensive du capital provoquerait une reprise de la lutte des classes au niveau des conditions de vie des travailleurs. En fait, la crise du capital a déterminé, au niveau planétaire, des réponses qui n’ont fait que repousser les contradictions à plus tard, mais en les rendant plus profondes encore (2).

Il faut ensuite considérer que le choix des syndicats institutionnels d’accepter un compromis consistant à assumer l’aggravation des conditions de vie des prolétaires en contrepartie du maintien de leur droit à gérer les négociations et les financements qu’ils reçoivent des patrons et du gouvernement a suscité des réactions parmi les travailleurs, les militants syndicaux et même chez une partie des hiérarchies syndicales, qui ont culminé dans ce que l’on appelle la « semaine des boulons » (3).

L’hypothèse d’une réaction des travailleurs s’est donc réalisée, mais dans une mesure extrêmement limitée. Face à la brutalité de l’offensive capitaliste et à la nécessité d’un niveau d’affrontement d’une extraordinaire radicalité pour renverser la situation, la réaction de la classe, en Italie particulièrement, a été, même dans les moments les plus forts comme les grèves contre la réforme des retraites, absolument limitée et défensive. D’une certaine manière, on peut dire que le niveau d’intégration sociale de la classe a réduit sa capacité d’initiative autonome.
En ce qui concerne le cadre politique syndical, il était clair que la construction d’un véritable syndicat nécessitait une masse critique de militants, de cadres, d’organisateurs ayant de l’expérience et fortement enracinés sur les lieux de travail. Or, après la « semaine des boulons », cette condition ne fut pas remplie. La plupart des militants enracinés sur les lieux de travail, en particulier dans les usines, adhèrent à la FIOM CGIL [métallurgie CGT] ; beaucoup sont issus de l’expérience des groupes de la nouvelle gauche et des mouvements et luttes des années 1970 : ils sont subjectivement radicaux et fortement hostiles aux choix de la bureaucratie syndicale, et ils l’ont démontré en contestant durement leurs directions. En même temps, l’hypothèse d’une rupture avec les organisations auxquelles ils appartiennent ne les convainc pas.
C’est une attitude compréhensible car c’est une chose de mener une bataille politique contre les décisions de son propre groupe dirigeant, c’en est une autre de construire une organisation, une entreprise complexe et difficile pour laquelle ils ne se sentent manifestement pas équipés. Parce que, le plus souvent, les militants de la gauche de la CGIL se sont formés au sein d’une culture politique fondée sur la division entre, d’un côté, un champ syndical où l’unité est centrale et où il est normal de considérer comme acquis que le syndicat tend à la médiation, et, de l’autre, la sphère politique dans laquelle les positions radicales, lorsqu’elles existent, sont l’apanage des groupes de la gauche… radicale.

D’autre part, en raison notamment du choix de nombreux militants de rejoindre le syndicalisme de base, la gauche de la CGIL sera réduite au cours des décennies suivantes à un rôle marginal, écrasée par un appareil solide et imperméable à la pression de la base mais capable, lorsque cela s’avère nécessaire, de prendre des virages « extrémistes » afin de récupérer le mécontentement de certains secteurs qui émerge de temps en temps.

Il existe pourtant un contre-exemple : la seule expérience de rupture organisationnelle cohérente avec le syndicalisme institutionnel est celle de la FIM CISL [Fédération italienne métallurgie de la CISL, le deuxième syndicat italien, fondé en 1950, d’inspiration chrétienne] de Milan et de Lombardie, qui avait en grande partie quitté l’organisation à laquelle elle appartenait, en donnant naissance à FLM Uniti, qui devait être l’un des principaux groupes fondateurs de la Confederazione unitaria di base (CUB).
Il y a dans le choix du groupe qui donne vie à FLM Uniti un mélange de continuité et de discontinuité de sa culture politique. D’un côté, le courage de faire un choix difficile que, peu de temps auparavant, je considérais comme improbable ; de l’autre, la référence à une vision du syndicat comme sujet autonome, jusque-là absente ou faible dans la gauche de la CGIL.
La CUB, c’est la tentative de créer un syndicat caractérisé par une autonomie forte et revendiquée par rapport aux patrons et au gouvernement, ce qui est évident, mais aussi par rapport aux partis et, en général, par rapport aux sujets politiques qui veulent être l’expression du mouvement ouvrier. Il s’agit donc d’une tentative visant à favoriser un regroupement large qui, dans certaines limites, a fonctionné, mais qui, au fil des années, conduira à des tensions internes, notamment entre la mouvance originaire de la FIM et celle des Rappresentanze sindacali di base (RdB), syndicat préexistant à la CUB, ce qui conduira plus tard à la sortie de RdB de la CUB et à la naissance de l’USB.

D’autre part, le fait qu’il n’y ait pas de syndicat alternatif suffisamment fort et enraciné pour entraîner une force d’attraction centripète a favorisé le choix d’autres groupes militants de créer des organisations fondées sur des hypothèses politiques et syndicales différentes.
Il suffit de constater que l’existence, selon les périodes, de trois ou quatre syndicats d’une certaine consistance et d’une petite galaxie d’organisations à base locale ou, en tout cas, de taille très modeste, est un facteur de faiblesse sur le terrain syndical proprement dit qui pèse sur la crédibilité de l’ensemble du syndicalisme de base.

Revenons aux questions posées en introduction :

En premier lieu, il n’y a pas eu de cycle de luttes d’une ampleur et d’une durée telles qu’elles mettent en cause, d’une part, le patronat et le gouvernement et, d’autre part, l’appareil des syndicats institutionnels. Certes, il y a eu des mobilisations importantes, mais sur des questions individuelles ou catégorielles et, en particulier dans l’industrie, elles sont rarement allées au-delà de la défense des travailleurs des entreprises en crise.

Nous pensons là aux importantes mobilisations des travailleurs des écoles, aux premières luttes des chauffeurs et à celles des travailleurs de la logistique, en grande partie immigrés, mais à l’exception partielle de la logistique où le SI Cobas et, dans une moindre mesure, l’AdL Cobas, la CUB et l’USB se sont fortifiés, elles n’ont pas eu l’impact nécessaire pour remporter des victoires importantes et favoriser le développement d’un syndicalisme de base.
Ainsi, alors que la génération militante formée dans les années 1970 a pris sa retraite, la nouvelle génération militante n’a pas été suffisamment formée. Certes, les jeunes camarades ne manquent pas, souvent capables et généreux, mais constatons qu’ils ne sont pas assez nombreux.

Pour conclure sur ces points, je pense qu’un jugement définitif serait erroné et injuste. Cette génération a joué un rôle important dans plusieurs luttes tout aussi importantes, a mené des initiatives significatives en relation avec des mouvements sociaux importants tels que NO TAV (contre le projet de la ligne Lyon-Turin), Non una di meno [mouvement féministe], contre les dépenses militaires, etc. Le problème est que cela n’est manifestement pas suffisant et que, soit de nouveaux moyens d’action et d’organisation efficaces seront trouvés, soit le risque est de tomber dans la routine.

Je vais maintenant essayer d’ajouter quelques considérations schématiques sur un problème spécifique que beaucoup de camarades se posent, à savoir dans quelle mesure le syndicalisme de base est réellement de base.
Un certain nombre de faits sont absolument évidents, et je vais essayer de les résumer sous une forme qui est, à certains égards, brutale et même excessive :

1. les militants du syndicalisme alternatif, en règle générale, n’ont nullement élaboré une identité comparable à celle des syndicalistes d’action directe du début du siècle dernier, notamment en ce qui concerne la critique du parlementarisme et de la classe politique. On pourrait souligner que ce même syndicalisme d’action directe était, de ce point de vue, contradictoire, mais il faut garder à l’esprit que la vision générale de la question sociale qui caractérise la plus grande partie des « syndicalistes alternatifs » est, au mieux, radicalement welfariste, et que la rupture avec les syndicats institutionnels porte essentiellement sur le fait que ces derniers sont totalement subordonnés aux politiques étatiques et patronales ;

2. les syndicats alternatifs qui ont bien résisté et se sont développés se caractérisent par la présence d’un nombre, certes limité en valeur absolue et en proportion des syndicats institutionnels, de fonctionnaires et d’agents détachés. En d’autres termes, il s’agit d’une bureaucratie restreinte mais établie, qui s’est stabilisée et consolidée au fil du temps. J’utilise ici le terme de bureaucratie non pas dans un sens polémique, mais pour indiquer un fait et un groupe social dont les membres peuvent être des personnes d’une grande honnêteté et d’une grande capacité de travail, mais qui ont, inévitablement, une façon de traiter les problèmes qui part, avant tout, de la nécessité d’une croissance de l’organisation ;

3. la même activité quotidienne de protection individuelle et collective que les syndicats alternatifs garantissent ne pourrait avoir lieu sans ce petit appareil. Les travailleurs qui s’organisent avec un syndicat, avec n’importe quel syndicat, attendent au minimum la protection juridique, des conseils en matière de salaires, d’impôts, de prévoyance, de maladie, etc. ; et ce travail, dès qu’il dépasse une certaine ampleur, exige des compétences spécialisées et une disponibilité de temps qu’il n’est pas facile d’exiger de militants qui passent leur journée dans la production. Bien sûr, ce que je dis n’exclut pas qu’une grande partie de ce travail puisse être faite par les travailleurs et les délégués d’entreprise, mais il faut d’abord que le bénévolat existe et qu’il soit caractérisé par une certaine compétence, et, ensuite, qu’il ait des limites ;

4. l’appareil tend à contrôler l’organisation qui l’a produit. Ses membres peuvent se consacrer à plein temps au travail syndical, ils connaissent la situation, ils sont en contact avec les collectifs d’entreprise, ils peuvent orienter la discussion et les décisions, ils détiennent des informations qui ne sont pas disponibles pour les adhérents, qui à vrai dire ne sont généralement même pas intéressés à les avoir.
Je n’ai évidemment pas l’intention de prétendre que « c’est la réalité et qu’il n’y a pas grand-chose à faire » ; au contraire, je crois que sur cet ordre de questions une réflexion et une enquête devraient être lancées, à partir de notre expérience concrète, et que c’est précisément Collegamenti per l’organizzazione diretta di classe qui devrait et qui peut promouvoir cette réflexion et cette enquête.

CS

Notes

1. Voir par exemple dans CA 336 de janvier 2024 « SUD éducation ; du syndicalisme radical à la collaboration ».

2. La réponse du capital à la crise des années 1960 a eu deux aspects. D’un côté, la fragmentation du travail avec la précarisation, la concurrence agressive, les délocalisations et l’utilisation toujours plus grande de main d’œuvre migrante et féminine. De l’autre, la financiarisation qui a accéléré le processus de déconstruction du travail et les conditions de l’exploitation.

3. En septembre 1992, le gouvernement Amato revient à la charge avec un projet de loi de finances de 93 000 milliards de lires et une attaque en règle contre les retraites. Dans la rue, les travailleurs expriment leur colère contre Amato, mais aussi contre l’accord du juillet précédent. Le secrétaire de la CGIL, Trentin, est hué à Florence, puis l’UIL à Milan, la CISL à Naples. Il est impossible de conclure les rassemblements : les sifflets et les cris dominent, les boulons pleuvent de la foule. La protestation prend une telle ampleur que la presse baptise cette période la « saison (ou semaine) des boulons ». Les dirigeants syndicaux s’expriment protégés par le service d’ordre équipé de boucliers en plexiglas. La presse et les médias, ainsi que les dirigeants syndicaux et les dirigeants du Parti de la gauche démocratique, lancent une campagne qualifiant les manifestants de provocateurs. L’Unità du 23 septembre titre « L’autonomie agresse Trentin, mais 150 000 personnes l’applaudissent ». En réalité, les travailleurs non seulement tolèrent ceux qui lancent des boulons, mais ils font tout pour empêcher les leaders syndicaux de terminer leurs rassemblements à coups de des sifflets et de cris. La vague de protestation s’amplifie de jour en jour et, pour tenter de l’endiguer et de retrouver un minimum de crédibilité, une grève nationale de quatre heures est convoquée pour le 13 octobre. L’histoire se répète : les grèves sont encore plus suivies (150 000 personnes à Milan, 100 000 à Bologne et Naples), les manifestations plus nombreuses.

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